I.2. Des processus de désagrégation
De la vapeur d'eau qui s'estampille dans l'air, de la mousse
de savon qui vient envahir la salle d'un musée : la création
contemporaine sculpte une matérialité vagabonde. Par l'usage de
matériaux pauvres qui se décomposent, de mécanismes de
destructions qui liment leurs présences, ces oeuvres évolutives,
statique mais d'essence ambulatoire, questionnent la relation entre l'art et
son immutabilité.
« Le retrait esthétique fraie la voie au
process art - dans lequel les forces chimiques, biologiques, physiques ou
encore le cycle des saisons, exercent leurs effets sur les matériaux
d'origine, en modifiant leur forme ou en les détruisant, comme c'est le
cas dans les oeuvres comportant des herbes qui poussent, des bactéries
qui
33 Fig. #7
34 Fig. #8
21
prolifèrent ou qui attirent la rouille - ainsi qu'à
l'art aléatoire, dans lequel c'est le hasard qui détermine la
forme et le contenu.35 »
L'impermanence du temps, bien qu'il n'en soit pas le
thème unique, joue un rôle capital dans le corpus ici
présenté. Ces artistes montrent des processus simples, lents et
monotones, aptes à insérer les flux de la vie dans l'oeuvre. Et
comme bon nombre de ces oeuvres demandent des jours, des semaines pour se
mutiler, l'expérience du temps vise souvent moins à mettre en
scène du temps vécu que du temps représenté.
I.2.a À La consommation physique de l'oeuvre
Au tournant des années 1960, les artistes du Land
Art et de l'Arte Povera interrogent la pérennité de
l'oeuvre. Ces mouvements tendent à sa disparition et participent au
développement d'un courant plus large qui intégrera son devenir
ruine. Lorsque Robert Smithson coule de l'asphalte depuis la benne d'un camion,
il intègre l'impermanence du temps, la destruction programmée de
l'oeuvre comme motif esthétique principal. En utilisant des
matériaux périssables comme médium artistique, Giuseppe
Penone active les mêmes processus. Les préoccupations d'un art
anti-monumental36, où l'oeuvre aurait une existence propre et
périssable, trouvent leurs aboutissants contemporains dans certaines
expositions du Palais de Tokyo. Invité à présenter cinq
fois ses travaux37, présent dans les deux directorats de
l'institution, Michel Blazy peut être considéré comme l'un
des artistes au centre de sa programmation. Ses travaux correspondent bien
à l'idée de sculpture orpheline : une existence propre, un
devenir unique, incertain dans ses fluctuations quoique évidentes dans
ses fins. Michel Blazy rejoint en cela les positions des courants artistiques
de l'après-guerre : il ne conçoit pas l'oeuvre d'art comme un
objet statique. Privilégiant les matières pauvres, voire
comestibles, l'artiste laisse libre champ au
35 Harold Rosenberg, La
Dé-définition de l'art (1972), Chambon, 1992
36 « La principale occupation du monument est de rester
immobile, d'être enraciné en permanence dans le sol, de s'abstenir
de tout mouvement visible. » in Krzysztof Wodiczko, Projection
publique, 1983
37 Exposition : Face à Face #1 : Michel
Blazy/Tetsumi Kudo (2004) ; Cinq milliards d'années (2006)
; Post Patman (2007) ; Château de Tokyo (expo hors les
murs, 2007)
Programmation vidéo (2004) : Voyage au centre ;
Green Peeper Gate ; Multivers
22
hasard et à la beauté de
l'éphémère. Ayant comme vertu principale de pouvoir se
décomposer, l'artiste sculpte de la matière organique, du liquide
vaisselle, du papier hygiénique... Paradoxalement, c'est cette
décomposition anticipée qui fait vivre la sculpture.
« Le hasard est accepté et
l'indétermination prise en compte, puisqu'une nouvelle mise en place
entraînera une autre configuration. (...) Cela fait partie du refus de
continuer à esthétiser la forme d'une oeuvre en concevant cette
forme comme une fin prescrite.38 »
Dégénérescence des formes, germination
souhaitée ou accidentelle, dégradation des surfaces, le temps qui
supporte ces évolutions devient un acteur de premier plan. Car dans la
lignée des sculptures de glace d'Andy Goldsworthy ou d'Allan Kaprow, les
oeuvres de Michel Blazy adoptent une temporalité qui correspond à
la durée d'existence propre aux médiums employés.
Grâce aux techniques qui permettent de le documenter, les oeuvres de
Michel Blazy offre ainsi la vision d'un processus en acte. Et en usant de la
décomposition organique, l'éphémère se saisit du
médium lui-même, dans un déplacement interne aux
surfaces.
Dans l'exposition Post Patman39, Michel
Blazy modifie et nourri régulièrement les oeuvres, intervenant
ainsi dans le processus même de l'exposition. La purée de carotte
qui habille les murs du Palais de Tokyo pour l'exposition M, Nouvelle du
monde renversé40 se dessèche, pèle puis
pourrit. Avec sa pièce, Mur qui pèle, Blazy calque sur
un mur de la farine qui au contact de l'eau se corrompt, éclot par
éclat, fait décrépir l'institution. Aussi, les
vidéos qu'il présente en 2004 partent à la
découverte d'un monde ignoré, celui de la dégradation, du
pourrissement comme phénomène créatif. Dans Voyage au
centre, une caméra observe pendant plusieurs semaines les
transformations de végétaux sous l'action de l'oxydation de l'air
et divers liquide. En accéléré, ce processus fait
hésiter le spectateur entre l'attirance pour un univers de forme
inconnue et le dégoût par la connaissance anticipée d'une
fin inévitable. Car
38 Robert Morris, « Anti-Form » in
Artforum, avril 1968
39 Fig. #9
40 Fig. #10
23
implicitement, le spectateur est invité à
attendre l'événement qui sera la décomposition totale de
l'oeuvre. Événement à venir mais dont le temps d'attente
n'est pas précisé, le spectateur est invité à vivre
le temps en conscience, donc à se le représenter. En exhibant les
processus de dégradation, Michel Blazy met ainsi en acte
l'éphémère, désignant le temps et la mort sans plus
de distance métaphorique. Cette mise en forme du processus lui permet
d'ailleurs de jouer sur deux registres, celui, esthétique de la
métamorphose, de la transsubstantiation continuelle, celui philosophique
de l'existentiel. Et par l'éloge de la fragilité, le
caractère éphémère de l'oeuvre agit comme un
révélateur de l'impermanence des choses terrestres. L'art rompt
avec sa tentation d'éternité, pour redevenir ce qu'il lui a
permis d'être, la violente conscience d'entrevoir le vide sur ce qui le
remplit. En reconnaissant le friable et le temporel, les oeuvres de Michel
Blazy délivre ainsi l'homme du secret de sa peur, la mort, en mettant
à l'honneur l'impermanence.
Intitulé Monument en sucre (2007),
l'exposition du duo d'artiste Lonnie van Brummelen & Siebren de Haan jouait
aussi sur le registre de la décomposition organique. Des blocs de sucres
imposants étaient symétriquement alignés dans l'espace
d'exposition des modules. Comme pour Michel Blazy, le pouvoir de fascination de
cette installation résidait dans cette disparition d'abord
annoncée. Rappelant Le plus gros savon du monde de Fabrice
Hyber, un savon de 27 tonnes laissé pèle mêle sur la plage
de manière à ce que sa matérialité soit
amenée à fluctuer en fonction des aléas de la
météo, l'exposition Monuments en sucre frappait par
cette fragilité. D'une constance brève, la friabilité du
sucre donnait aux sculptures l'aura de l'éphémère.
I.2.b À La destruction de l'oeuvre
Au contact de Robert Rauschenberg lors de son voyage au
Etats-unis, Jean Tinguely va avoir l'idée d'une « machine
autodestructrice41 ». Hommage à New-York en est
la grandiose réalisation. Comme les machines de Tinguely, les travaux
ici présentés
41 Pontus Hulten, Tinguely, Centre George
Pompidou, 1988
24
sont autant d'exemple du process art, autant
d'oeuvres évolutives qui mettent en avant « le processus de
déréalisation et ses évolutions possibles dans le
temps.42 »
Le Palais de Tokyo va en effet présenter des machines
aux comportements incongrus, comme celles du duo d'artiste Florian Pugnaire
& David Raffini. Leurs deux expositions, Expanded
Crash43 et In Fine étaient pour l'institution
l'occasion d'affirmer l'art en temps que processus de transformation, de porter
l'anéantissement comme élément constitutif de l'oeuvre.
Ces deux travaux étaient respectivement engagés dans une
destruction progressive, destruction qui constituait du même coup le
motif esthétique et l'unique finalité. Le duo d'artiste
installait en elles-mêmes l'inéluctable déroulement du
processus destructeur qui allait les mener à leurs pertes. Dans un
état de changement continu, ces oeuvres retournaient l'usage de la
technologie, car pour permettre aux machines de s'autodétruire il avait
précisément fallu le savoir technologique qui leur avait permis
d'être construites.
« Au modernisme qui dissimulait le chaos à
l'intérieur de l'art, il convient d'opposer un art qui fait du chaos sa
matière et son ordre.44 »
À l'occasion d'une exposition dans l'espace des modules
en mars 2009, Florian Pugnaire & David Raffini présentait
Expanded Crash, une voiture 2cv dont la matière était
amenée à se contracter progressivement. Transformation
irréversible actionnée par un mécanisme interne à
la machine, la tôle se déformait, se compressait au fur et
à mesure de la durée de l'exposition. Pour In Fine, le
duo d'artiste installait une tractopelle dans les espaces inférieurs du
Palais du Tokyo À la friche À En quatre phases
opératoires, l'engin se repliait progressivement sur lui-même,
causant à la dernière étape, sa propre destruction. Ne
restait ainsi à la fin de l'exposition que le « cadavre » de
ce tractopelle, un tas de bouts de ferraille imposant qui s'était servi
de sa force pour se mutiler. Dans un chapitre du Nouveau
réalisme, « Quand la machine devient démiurge »,
Pierre Restany commente les travaux de Jean Tinguely en parlant de «
modalité dynamique d'appropriation et de présentation.
» Les oeuvres de
42 Mathilde Ferrer (dir.), « Process Art »
in Groupes, mouvements, tendances de l'art contemporain depuis 1945,
ENSB, 2001
43 Fig. #12
44 Christine Buci-Glucksmann, L'OEil
cartographique de l'art, Galilée, 1996
25
Florian Pugnaire & David Raffini usent aussi de la
sculpture comme un événement, comme un processus mouvant.
L'oeuvre tente de libérer l'art de sa dimension matérielle en
s'auto détruisant, s'accordant pour se faire une vie propre, se rendant
éphémère. Cet instinct destructeur est d'ailleurs le
garant négatif mais fondamental de la qualité esthétique
de l'oeuvre. C'est ainsi qu'elle se libère de son rôle de
monument, de son fétichisme paralysant. En donnant une existence
autonome à l'objet, le spectateur peut percevoir le destin propre de
l'oeuvre qui l'amènera après l'usure, à son
anéantissement.
En parallèle de cette exposition, peut être
rapproché le travail de Jean-Marie Blanchet, Adhésif sur
mur45. Son oeuvre vidéo montre une grille noire se
décoller jusqu'à laisser l'écran complètement vide.
Lentement, la composition picturale s'annule, signifiant symboliquement
l'impossible adhérence du médium, un adhésif noir, sur le
support. Comme rentrées en jeu avec les nerfs des spectateurs, ces
oeuvres suggéraient chacune à leur manière
l'inéluctable de notre condition dont le devenir est avant tout un
compte à rebours, une disparition annoncée auquel personne ne
sait s'astreindre.
Dans la même logique de destruction sculpturale mais
usant d'autre procédé, peut être rapproché la
performance proposée par Laurent Moriceau, Killing me
Softly46, qui prit place en 2003 dans une des alcôves du
Palais de Tokyo. En usant d'un moule à échelle un, l'artiste
faisait une sculpture de chocolat de son propre corps. Posée sur une
table au milieu d'une foule mise en appétit, des marteaux étaient
mis à disposition afin que chacun dans le public puisse briser cette
sculpture pour venir y récolter un morceau de cacao. Expérience
collective de la destruction d'une oeuvre, la disparition de celle ci
était l'objectif et le motif esthétique du processus,
éphémère de par nature. Ecrasé sous la multitude
qui le martèle de coup, l'oeuvre disparut vite. Et en allégorie
de cette destruction sculpturale, ce spectacle rappelait aux regardants la
lente destruction qui abîme aussi leurs corps. Être de finitudes
voués à ne pouvoir durer, corps monuments égarés
dans l'éternité du temps dont les vies prennent tout au mieux le
rang de brèves gesticulations rythmiques, la performance de Laurent
Moriceau était une belle métaphore de l'impermanence du temps. Et
si le spectateur
45 Fig. #11
46 Fig. #13 - #14
26
amusé pouvait au premier abord user de ses forces pour
détruire cette sculpture de chocolat, la culpabilité le ramenait
sur le chemin de son retour à sa propre condition d'être
mortel.
D'autres installations encore mettaient en scène la
destruction, usant d'illusions pour susciter l'impression de chaos.
Déjà présenté par Jérôme Sans lors de
l'exposition Hardcore, vers un nouvel activisme, Marc-Olivier Wahler
réexposait à l'occasion du programme hors les murs à
Fontainebleau le travail de l'artiste danois Henrik Plenge Jacobsen. Un filet
de fumée opaque prenait par intermittence forme au-dessus de
l'entrée du château. Rappelant le désastre, la catastrophe,
sa pièce Smoke dissimulait le portique d'entrée en
laissant une machine à fumée distiller ses vapeurs à
l'imitation de cendre. Instiguant le doute et interpellant le spectateur, la
fumée rendait caustique la pierre du château cinq fois centenaire.
Et si ici le processus de destruction n'était que suggéré,
comme par un tour de prestidigitateur, Smoke répondait aux
mêmes ambitions que les pièces précédemment
évoquées : susciter le doute sur l'immutabilité de la
matière, montrer en esthétisant la décrépitude,
l'impermanence du temps et les possibles bouleversements à venir.
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