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La marque de l'impermanence dans les expositions du palais de Tokyo

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par Thomas Bizien
Université Paris III - Sorbonne Nouvelle - Master 1 de médiation culturelle 2010
  

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I.1 Une esthétique du ruiniforme

I.1.a À Un espace d'exposition en friche

Au sein d'une institution qui a, dès son origine aucune vocation à perdurer15, l'idée d'impermanence se fait sensible dès l'ouverture. Invités à réhabiliter le lieu laissé en

14 Paul Ardenne, Art le présent, 2009

15 En 2002, le Palais de Tokyo n'a de certitude de financement que de trois ans. La qualité des expositions et le nombre de visiteur permettront de prolonger l'expérience.

15

état de chantier après l'échec du projet de cinémathèque française qui devait s'y implanter dans les années 1990, les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal vont entretenir l'aspect brut du bâtiment. Derrière une façade monumentale, le Palais de Tokyo prend ainsi la forme d'une friche industrielle. Cette quasi mise en état de chantier permanent du bâtiment fait apparaître l'institution comme non tout à fait structurée, position architecturale qui rejoint les courants architecturaux les plus contemporains.16 Et les deux architectes de préciser :

« Créer de la porosité : entendre la pluie, voir la lumière et le soleil entrer, voir la ville, multiplier les accès.17 »

En 2000, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal imaginent le Palais de Tokyo comme un espace public mobile, en mouvement permanent. En fonction de ses acteurs, ses espaces veulent pouvoir être modifiés. Leurs travaux de réaménagement ne sont donc pas l'occasion de stabiliser l'espace en y imposant découpes rigides et cloisonnements fermés, mais l'occasion de le faire bouger, de multiplier les échanges entre corps et bâtiment, entre conscience et forme architecturée. L'esthétique de distorsion que met en scène le duo d'architecte affiche ainsi cette vocation critique : signifier combien la rigidité, en termes de « composition architecturale » verrouille négativement les jeux d'espaces, les figent dans le monumental. Se définissant eux-mêmes comme les « artisans d'un arte povera de l'architecture18 », les architectes mettent en valeur des matériaux comme le plastique et les cornières en aluminium, donnant à l'ensemble de l'édifice un aspect non-fini, en permanent devenir. Ces choix architecturaux font le culte du changement permanent. L'allègement systématique de l'architecture confine presque à sa disparition, à son élimination en tant que force rétrograde créatrice d'inertie. La position architecturale du Palais de Tokyo rappelle à ce titre les appels futuristes. Pour un renouvellement des idéaux de beauté, Antonio Sant'Elia préconisait dans son Manifeste de l'architecture futuriste de créer des maisons ayant une durée de

16 Le « déconstructivisme » notamment

17 Cité par Jean-Louis Pradel, in « Palais de Tokyo - L'art en chantier », Beaux Arts magazine, Janvier 2002

18 Entretien avec Philippe Tretiack, Beaux Arts magazine, février 2001

16

vide moindre que les architectes.19 A son tour, le Palais de Tokyo favorise l'anti-monumental. Ayant mis en place une architecture légère, dynamique, capable d'adaptation quotidienne, les principes directeurs de la réhabilitation ont été reconduits en 2011. Actuellement en travaux en vue d'un agrandissement conséquent de ses espaces À ouverture de l'espace du parvis de la fontaine À le Palais de Tokyo a demandé à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal de poursuivre leurs épurations architecturales. Prévu pour 2012, la réouverture de l'institution sera l'occasion de constater la persistance de la marque de l'impermanence À entendu comme une adaptabilité progressive qui ne bribe aucun avenir À au sein d'un bâtiment qui au premier abord, reste figé dans la monumentalité des années 1930.

I.1.b. Des ruines comme expôt

C'est dans cette atmosphère de friche industrielle où l'on ne sait tout à fait si le chantier a bien été terminé que le site de création contemporaine ouvre ses portes en 2002. Liée à la mélancolie qui tombe sur l'être dès lors qu'il prend conscience du temps qui inéluctablement passe, une poétique des ruines prend vite forme dans son programme d'exposition. Dès l'ouverture, le Palais de Tokyo montrait une pièce de Kay Hassan. Pour son installation, Johannesburg by day20, l'artiste sud-africain présentait dans un couloir des débris, les restes d'une fugue, d'une migration qui se serait subitement interrompu. Des sacs de voyage parsemaient l'espace d'une situation cacophonique, personne ne sachant tout à fait si le départ restait imminent ou s'il s'agissait d'un ancrage arrêté. En présentant cette pièce, les co-directeurs de l'institution, Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, faisait une analogie entre la situation de l'institution - qui en 2002 n'a pas encore vocation à perdurer - et l'installation de Kay Hassan qui suggère que rien ne puisse être totalement arrêté.

Dans la même exposition, Loris Cecchini présentait Breastwork21, des gaines de combustibles vieillis par le temps. Comme si elles appartenaient à une époque

19 Antonio Sant'Elia : « Les caractères fondamentaux de l'architecture futuriste seront la caducité et le fait d'être provisoire. Les choses dureront moins que nous. Chaque génération devra fabriquer sa propre ville. » Manifeste de l'architecture futuriste, 1914

20 Fig. # 1

21 Fig. # 2

17

révolue, cette installation plaçait le spectateur dans un futur suggéré, des disjoncteurs s'affichant comme des reliques d'une énergie électrique dépassée. La mise en scène de ces vestiges, bien qu'il s'agisse ici d'une reconstitution, séduisait pour ses qualités évocatrices. Car les ruines renvoient toujours l'image de celui qui les regarde. En suscitant le souvenir de ce qui fut, le spectateur contemple dans les ruines l'image familière de l'écoulement du temps. En cela les ruines « ne représentent pas l'espace extérieur mais l'expérience intérieure22 », puisque l'impermanence touche l'intériorité de tous les êtres. Et représentant l'histoire comme un processus irréversible, les ruines agissent comme une allégorie de la dissolution, de la déchéance certaine. Plus précisément, Walter Benjamin parle des ruines comme d'un symbole qui permet au « présent d'ouvrir sur une vision du futur qui rappelle le passé.23 » Par la perte de l'unité et de la complétude dont elles sont le symptôme, les ruines ne signifient pas seulement notre condition de mortels. En montrant l'échec de toute persistance, les gaines électriques vieillies de Loris Cecchini figuraient implicitement l'effacement du point vers lequel converge notre marche. Et en usant d'un motif banal, l'artiste parvenait à désigner la société entière, de telle sorte que son installation ne témoignait pas du passé, mais de l'impermanence du maintenant.

Toujours dans l'exposition d'ouverture, les plaques de ciment répandus par Michael Elmgreen & Ingar Dragset24 rappelaient les vestiges détruits, abîmés et dépassés de formes monumentales qui se seraient effondrées. Des fragments architecturaux, comme détruits par le délitement du polissage du temps, se plaçaient frêle au centre de l'espace d'exposition. Pouvant être considéré comme le passage de la représentation à la présentation, l'art contemporain met en scène plus qu'il n'use de signe. Ainsi, le travail de Michael Elmgreen & Ingar Dragset pouvait faire penser à la reconstitution dans le réel d'une peinture romantique aux motifs ruiniformes.25 Mais à l'opposé de l'image du romantique pris de mélancolie devant les ruines, ce travail n'offrait pas l'occasion d'exprimer un passéisme distant devant la fuite du temps. Rapprochée des oeuvres de Kay Hassan et de Lorris Cecchini, l'exposition

22 Fabrice Hergott, « Un aspect de l'art des artistes allemands nés sous le nazisme », in L'art devenu histoire, Hazan, 2006

23 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Petite Bibliothèque Payot, 1979

24 Fig. # 3

25 Notamment Hubert Rober, Caspar Friedrich

18

d'ouverture du Palais de Tokyo peut être considérée comme un appel à la reconnaissance de la friabilité des choses. En montrant la fugitivité, ces travaux utilisaient l'expression de l'éphémère comme vecteur esthétique, dénonçait abjectement toute forme de stabilité, de monumentalité. En exposant des vestiges, l'exposition valorisait ce qui n'est donné à voir qu'une seule fois.

Appelé à venir réexposer lors du directorat de Marc-Olivier Wahler, Lorris Cecchini proposait en 2007, une installation de grande ampleur. Intitulé Empty Walls - Just Doors26, l'artiste assemblait un labyrinthe de porte presque flasque, marquées par la décrépitude. Faisant penser aux collages architecturaux de Kurt Schwitters, les portes de Loris Cecchini montraient l'usure et la dégradation, soulignaient les qualités poétiques de ces matériaux usés et platinés. Dans un dédale d'interstice où les voies de sorties étaient difficilement identifiable, son installation prenait racine dans l'iconographie traditionnelle de la mélancolie, « un champ de ruines parsemé de vestiges monumentaux27 ». Comme ce qu'il serait resté après le passage d'un accident, ces portes étaient autant de trace d'une habitation disparue, l'esthétiquement intéressant de ces ruines prenant appui sur la tentative de spectateur de reconstruire l'histoire, les circonstances de cet accident :

« Le présent se donne comme ruine tandis que la catastrophe devient le paradigme de l'événement.28 »

À ce corpus d'oeuvre, peut être rapproché l'exposition personnelle de Sandra Lorenzi, La Nébuleuse de l'homoncule29. Présenté en 2011 dans l'espace d'un des modules, le spectateur apercevait d'abord une cabane de bois qui se dressait frêle au centre de la pièce. Entourée de fortins miniaturisés, c'était comme si cette bâtisse venait de survivre à une attaque. Proposant une narration qui jonglait sur différents espaces temporels, l'artiste nommait judicieusement cette pièce, L'édifice persistant.

26 Fig. #4

27 Jean Starobinski, La mélancolie au miroir, Julliard, 1989

28 Françoise Proust, L'histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Le Livre de Poche, 1994

29 Fig. #5

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I.1.c À De la fragilité sculpturale

Ayant l'ambition d'accompagner les artistes dans la durée, le Palais de Tokyo présentait quatre fois le travail de l'artiste Vincent Ganivet.30 En étudiant les techniques de l'architecture, les forces de tractions et de compression, l'artiste réalise des structures impressionnantes : des arcs sans voûte, sans édifice, à la fois flottant dans l'espace et violemment plantés dans le sol. Ses structures tiennent par des cales de bois, qui en soutenant l'édifice, le mettent aussi dans un précaire équilibre. Proche du point de rupture, la chute semble immanente, mais à jamais repoussé. Pour Dynasty, l'artiste présentait Caténaires31 : des arches autoportantes en parpaings qui évoquent à la fois le chantier de construction et le squelette architectural des cathédrales romanes.

« Au Palais de Tokyo, j'ai complexifié les formes en faisant une seule arche sur trois pieds différents, ce qui donne un ensemble plus déséquilibré. Ce sont des pièces massives mais fragiles. Des sangles, des cales et des étais de sécurité matérialisent cette fragilité. (...) L'apparente fragilité de mes sculptures laisse imaginer au spectateur un danger imminent.32 »

Dans la même optique, Daniel Firman présentait à l'occasion de la session (un ensemble d'expositions) Superdome, un éléphant taxidermisé qui tenait en équilibre sur la trompe, les pattes vers les airs comme pour provoquer le ciel. Se jouant des contraintes terrestres, l'équilibre fragile de l'éléphant semblait irrémédiablement tendre vers la chute. Donnant à voir l'instant qui précède le désastre, ces installations jouent avec l'impermanence du temps, le spectateur étant amené à se figurer mentalement le point de rupture, l'inconstance de l'édifice.

Alors que le Palais de Tokyo se prépare actuellement à des travaux de réaménagements, un cycle d'exposition s'y greffait comme en écho. Laissées en

30 Présenté en décembre 2007 dans un des modules, on retrouve l'artiste dans un projet hors les murs (vitrines de la galerie Lafayette, 2009), dans un chalet de Tokyo à Séoul (2009). À l'occasion de Dynasty (2010), l'artiste expose une pièce maîtresse, Caténaires.

31 Fig. #6

32 Elisa Hervelin, Interview sur paris-art, 14 juillet 2010

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l'état d'un processus encore non abouti, ces installations troublaient le spectateur mal averti. Beaucoup passèrent leur chemin, comme étonné d'avoir par mégarde pénétré dans ce qu'il considérait comme un chantier. Sébastien Vonier présentait par exemple Névés,33 des plaques de béton brutes auxquelles étaient rattachées des fibres de fer. En équilibre, ces plaques voguaient au grand jour alors que d'ordinaire, elles supportent ancrées les fondations des édifices. Outils et matériaux de constructions laissés apparents, l'installation dévoilait les ossatures qui permettent de faire tenir nos villes. Dans l'espace d'exposition concomitant, Karsten Födinger présentait Cantilever,34 une énorme plaque de ciment portée en éloge par des échafaudages bruts. Dans ses autres travaux, l'artiste insère des cales entre les immeubles, comme pour souligner le déséquilibre, leur donner cette béquille qui leur permettrait de perdurer. Révélant la fragilité des structures, ces deux artistes mettent en valeur l'instabilité des fondations sur lesquelles reposent nos édifices. Et en dévoilant ces césures, c'est une fébrile sensation qui en mouvement vient contredire l'architecture comme édifice stable, faisant de l'impermanence de leurs fondations, le motif esthétique vecteur de leur attrait.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams