I.1 Une esthétique du ruiniforme
I.1.a À Un espace d'exposition en friche
Au sein d'une institution qui a, dès son origine aucune
vocation à perdurer15, l'idée d'impermanence se fait
sensible dès l'ouverture. Invités à réhabiliter le
lieu laissé en
14 Paul Ardenne, Art le présent, 2009
15 En 2002, le Palais de Tokyo n'a de certitude de
financement que de trois ans. La qualité des expositions et le nombre de
visiteur permettront de prolonger l'expérience.
15
état de chantier après l'échec du projet
de cinémathèque française qui devait s'y implanter dans
les années 1990, les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal
vont entretenir l'aspect brut du bâtiment. Derrière une
façade monumentale, le Palais de Tokyo prend ainsi la forme d'une friche
industrielle. Cette quasi mise en état de chantier permanent du
bâtiment fait apparaître l'institution comme non tout à fait
structurée, position architecturale qui rejoint les courants
architecturaux les plus contemporains.16 Et les deux architectes de
préciser :
« Créer de la porosité : entendre la pluie,
voir la lumière et le soleil entrer, voir la ville, multiplier les
accès.17 »
En 2000, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal imaginent le
Palais de Tokyo comme un espace public mobile, en mouvement permanent. En
fonction de ses acteurs, ses espaces veulent pouvoir être
modifiés. Leurs travaux de réaménagement ne sont donc pas
l'occasion de stabiliser l'espace en y imposant découpes rigides et
cloisonnements fermés, mais l'occasion de le faire bouger, de multiplier
les échanges entre corps et bâtiment, entre conscience et forme
architecturée. L'esthétique de distorsion que met en scène
le duo d'architecte affiche ainsi cette vocation critique : signifier combien
la rigidité, en termes de « composition architecturale »
verrouille négativement les jeux d'espaces, les figent dans le
monumental. Se définissant eux-mêmes comme les « artisans
d'un arte povera de l'architecture18 », les architectes mettent
en valeur des matériaux comme le plastique et les cornières en
aluminium, donnant à l'ensemble de l'édifice un aspect non-fini,
en permanent devenir. Ces choix architecturaux font le culte du changement
permanent. L'allègement systématique de l'architecture confine
presque à sa disparition, à son élimination en tant que
force rétrograde créatrice d'inertie. La position architecturale
du Palais de Tokyo rappelle à ce titre les appels futuristes. Pour un
renouvellement des idéaux de beauté, Antonio Sant'Elia
préconisait dans son Manifeste de l'architecture futuriste de
créer des maisons ayant une durée de
16 Le « déconstructivisme » notamment
17 Cité par Jean-Louis Pradel, in «
Palais de Tokyo - L'art en chantier », Beaux Arts magazine, Janvier
2002
18 Entretien avec Philippe Tretiack, Beaux Arts
magazine, février 2001
16
vide moindre que les architectes.19 A son tour, le
Palais de Tokyo favorise l'anti-monumental. Ayant mis en place une architecture
légère, dynamique, capable d'adaptation quotidienne, les
principes directeurs de la réhabilitation ont été
reconduits en 2011. Actuellement en travaux en vue d'un agrandissement
conséquent de ses espaces À ouverture de l'espace du parvis de la
fontaine À le Palais de Tokyo a demandé à Anne Lacaton et
Jean-Philippe Vassal de poursuivre leurs épurations architecturales.
Prévu pour 2012, la réouverture de l'institution sera l'occasion
de constater la persistance de la marque de l'impermanence À entendu
comme une adaptabilité progressive qui ne bribe aucun avenir À au
sein d'un bâtiment qui au premier abord, reste figé dans la
monumentalité des années 1930.
I.1.b. Des ruines comme expôt
C'est dans cette atmosphère de friche industrielle
où l'on ne sait tout à fait si le chantier a bien
été terminé que le site de création contemporaine
ouvre ses portes en 2002. Liée à la mélancolie qui tombe
sur l'être dès lors qu'il prend conscience du temps qui
inéluctablement passe, une poétique des ruines prend vite forme
dans son programme d'exposition. Dès l'ouverture, le Palais de Tokyo
montrait une pièce de Kay Hassan. Pour son installation,
Johannesburg by day20, l'artiste sud-africain
présentait dans un couloir des débris, les restes d'une fugue,
d'une migration qui se serait subitement interrompu. Des sacs de voyage
parsemaient l'espace d'une situation cacophonique, personne ne sachant tout
à fait si le départ restait imminent ou s'il s'agissait d'un
ancrage arrêté. En présentant cette pièce, les
co-directeurs de l'institution, Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans,
faisait une analogie entre la situation de l'institution - qui en 2002 n'a pas
encore vocation à perdurer - et l'installation de Kay Hassan qui
suggère que rien ne puisse être totalement arrêté.
Dans la même exposition, Loris Cecchini
présentait Breastwork21, des gaines de combustibles
vieillis par le temps. Comme si elles appartenaient à une
époque
19 Antonio Sant'Elia : « Les
caractères fondamentaux de l'architecture futuriste seront la
caducité et le fait d'être provisoire. Les choses dureront moins
que nous. Chaque génération devra fabriquer sa propre ville.
» Manifeste de l'architecture futuriste, 1914
20 Fig. # 1
21 Fig. # 2
17
révolue, cette installation plaçait le
spectateur dans un futur suggéré, des disjoncteurs s'affichant
comme des reliques d'une énergie électrique
dépassée. La mise en scène de ces vestiges, bien qu'il
s'agisse ici d'une reconstitution, séduisait pour ses qualités
évocatrices. Car les ruines renvoient toujours l'image de celui qui les
regarde. En suscitant le souvenir de ce qui fut, le spectateur contemple dans
les ruines l'image familière de l'écoulement du temps. En cela
les ruines « ne représentent pas l'espace extérieur mais
l'expérience intérieure22 », puisque
l'impermanence touche l'intériorité de tous les êtres. Et
représentant l'histoire comme un processus irréversible, les
ruines agissent comme une allégorie de la dissolution, de la
déchéance certaine. Plus précisément, Walter
Benjamin parle des ruines comme d'un symbole qui permet au «
présent d'ouvrir sur une vision du futur qui rappelle le
passé.23 » Par la perte de l'unité et de la
complétude dont elles sont le symptôme, les ruines ne signifient
pas seulement notre condition de mortels. En montrant l'échec de toute
persistance, les gaines électriques vieillies de Loris Cecchini
figuraient implicitement l'effacement du point vers lequel converge notre
marche. Et en usant d'un motif banal, l'artiste parvenait à
désigner la société entière, de telle sorte que son
installation ne témoignait pas du passé, mais de l'impermanence
du maintenant.
Toujours dans l'exposition d'ouverture, les plaques de ciment
répandus par Michael Elmgreen & Ingar Dragset24
rappelaient les vestiges détruits, abîmés et
dépassés de formes monumentales qui se seraient
effondrées. Des fragments architecturaux, comme détruits par le
délitement du polissage du temps, se plaçaient frêle au
centre de l'espace d'exposition. Pouvant être considéré
comme le passage de la représentation à la présentation,
l'art contemporain met en scène plus qu'il n'use de signe. Ainsi, le
travail de Michael Elmgreen & Ingar Dragset pouvait faire penser à
la reconstitution dans le réel d'une peinture romantique aux motifs
ruiniformes.25 Mais à l'opposé de l'image du
romantique pris de mélancolie devant les ruines, ce travail n'offrait
pas l'occasion d'exprimer un passéisme distant devant la fuite du temps.
Rapprochée des oeuvres de Kay Hassan et de Lorris Cecchini,
l'exposition
22 Fabrice Hergott, « Un aspect de l'art des
artistes allemands nés sous le nazisme », in L'art devenu
histoire, Hazan, 2006
23 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un
poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Petite
Bibliothèque Payot, 1979
24 Fig. # 3
25 Notamment Hubert Rober, Caspar Friedrich
18
d'ouverture du Palais de Tokyo peut être
considérée comme un appel à la reconnaissance de la
friabilité des choses. En montrant la fugitivité, ces travaux
utilisaient l'expression de l'éphémère comme vecteur
esthétique, dénonçait abjectement toute forme de
stabilité, de monumentalité. En exposant des vestiges,
l'exposition valorisait ce qui n'est donné à voir qu'une seule
fois.
Appelé à venir réexposer lors du
directorat de Marc-Olivier Wahler, Lorris Cecchini proposait en 2007, une
installation de grande ampleur. Intitulé Empty Walls - Just
Doors26, l'artiste assemblait un labyrinthe de porte presque
flasque, marquées par la décrépitude. Faisant penser aux
collages architecturaux de Kurt Schwitters, les portes de Loris Cecchini
montraient l'usure et la dégradation, soulignaient les qualités
poétiques de ces matériaux usés et platinés. Dans
un dédale d'interstice où les voies de sorties étaient
difficilement identifiable, son installation prenait racine dans l'iconographie
traditionnelle de la mélancolie, « un champ de ruines
parsemé de vestiges monumentaux27 ». Comme ce qu'il
serait resté après le passage d'un accident, ces portes
étaient autant de trace d'une habitation disparue,
l'esthétiquement intéressant de ces ruines prenant appui sur la
tentative de spectateur de reconstruire l'histoire, les circonstances de cet
accident :
« Le présent se donne comme ruine tandis que la
catastrophe devient le paradigme de l'événement.28
»
À ce corpus d'oeuvre, peut être rapproché
l'exposition personnelle de Sandra Lorenzi, La Nébuleuse de
l'homoncule29. Présenté en 2011 dans l'espace
d'un des modules, le spectateur apercevait d'abord une cabane de bois qui se
dressait frêle au centre de la pièce. Entourée de fortins
miniaturisés, c'était comme si cette bâtisse venait de
survivre à une attaque. Proposant une narration qui jonglait sur
différents espaces temporels, l'artiste nommait judicieusement cette
pièce, L'édifice persistant.
26 Fig. #4
27 Jean Starobinski, La mélancolie au
miroir, Julliard, 1989
28 Françoise Proust, L'histoire à
contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Le Livre de Poche,
1994
29 Fig. #5
19
I.1.c À De la fragilité sculpturale
Ayant l'ambition d'accompagner les artistes dans la
durée, le Palais de Tokyo présentait quatre fois le travail de
l'artiste Vincent Ganivet.30 En étudiant les techniques de
l'architecture, les forces de tractions et de compression, l'artiste
réalise des structures impressionnantes : des arcs sans voûte,
sans édifice, à la fois flottant dans l'espace et violemment
plantés dans le sol. Ses structures tiennent par des cales de bois, qui
en soutenant l'édifice, le mettent aussi dans un précaire
équilibre. Proche du point de rupture, la chute semble immanente, mais
à jamais repoussé. Pour Dynasty, l'artiste
présentait Caténaires31 : des arches
autoportantes en parpaings qui évoquent à la fois le chantier de
construction et le squelette architectural des cathédrales romanes.
« Au Palais de Tokyo, j'ai complexifié les formes
en faisant une seule arche sur trois pieds différents, ce qui donne un
ensemble plus déséquilibré. Ce sont des pièces
massives mais fragiles. Des sangles, des cales et des étais de
sécurité matérialisent cette fragilité. (...)
L'apparente fragilité de mes sculptures laisse imaginer au spectateur un
danger imminent.32 »
Dans la même optique, Daniel Firman présentait
à l'occasion de la session (un ensemble d'expositions)
Superdome, un éléphant taxidermisé qui tenait en
équilibre sur la trompe, les pattes vers les airs comme pour provoquer
le ciel. Se jouant des contraintes terrestres, l'équilibre fragile de
l'éléphant semblait irrémédiablement tendre vers la
chute. Donnant à voir l'instant qui précède le
désastre, ces installations jouent avec l'impermanence du temps, le
spectateur étant amené à se figurer mentalement le point
de rupture, l'inconstance de l'édifice.
Alors que le Palais de Tokyo se prépare actuellement
à des travaux de réaménagements, un cycle d'exposition s'y
greffait comme en écho. Laissées en
30 Présenté en décembre 2007 dans
un des modules, on retrouve l'artiste dans un projet hors les murs (vitrines de
la galerie Lafayette, 2009), dans un chalet de Tokyo à Séoul
(2009). À l'occasion de Dynasty (2010), l'artiste expose une
pièce maîtresse, Caténaires.
31 Fig. #6
32 Elisa Hervelin, Interview sur paris-art, 14 juillet 2010
20
l'état d'un processus encore non abouti, ces
installations troublaient le spectateur mal averti. Beaucoup passèrent
leur chemin, comme étonné d'avoir par mégarde
pénétré dans ce qu'il considérait comme un
chantier. Sébastien Vonier présentait par exemple
Névés,33 des plaques de béton
brutes auxquelles étaient rattachées des fibres de fer. En
équilibre, ces plaques voguaient au grand jour alors que d'ordinaire,
elles supportent ancrées les fondations des édifices. Outils et
matériaux de constructions laissés apparents, l'installation
dévoilait les ossatures qui permettent de faire tenir nos villes. Dans
l'espace d'exposition concomitant, Karsten Födinger présentait
Cantilever,34 une énorme plaque de ciment
portée en éloge par des échafaudages bruts. Dans ses
autres travaux, l'artiste insère des cales entre les immeubles, comme
pour souligner le déséquilibre, leur donner cette béquille
qui leur permettrait de perdurer. Révélant la fragilité
des structures, ces deux artistes mettent en valeur l'instabilité des
fondations sur lesquelles reposent nos édifices. Et en dévoilant
ces césures, c'est une fébrile sensation qui en mouvement vient
contredire l'architecture comme édifice stable, faisant de
l'impermanence de leurs fondations, le motif esthétique vecteur de leur
attrait.
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