IV.3.a - L'artiste comme créateur de
dialogue
Au début des années 90, une frange d'artistes
réunis sous la bannière de l'Esthétique
relationnelle, telle que la théorise Nicolas Bourriaud,
entreprennent de restaurer le dialogue. Alors qu'apparaît en France le
terme de « fracture sociale », ces artistes tentent de restaurer le
dialogue face à un certain repli sur soi et à « un retour
proclamé de l'intime160 ». Ces artistes veulent
entretenir avec le lieu et le contexte un échange passager, moins
soucieux de pérennité mais préoccupé davantage de
proximité et de quotidien. L'oeuvre se situe au niveau des interactions
qu'elle produit, interactions entendues comme les expériences
subjectives des participants, de par nature impermanente.
Dans le programme d'événement préalable
à l'ouverture du Palais de Tokyo, les directeurs de l'institution
invitaient Alain Bublex à proposer une pièce161.
L'artiste proposait une marche dans le 16e arrondissement, aux
environs de l'institution et demandait aux participants de venir chargé
de bagage. Chacun portait deux ou trois sacs, à bout de bras, en
bandoulières... L'idée était d'introduire l'image du
voyage, du transit, de la mobilité. Alors que ces sacs étaient
vides, les participants rentraient aussi dans un jeux
d'intersubjectivité sociale, se faisant de fait passer pour des
touristes, des immigrants. L'oeuvre se situait au niveau des dialogues que
cette situation était amenée à créer, au niveau de
la subjectivité des participants et de leurs ressentis propre. L'artiste
offrait les conditions d'un lien social innovant, le travail prenant place dans
un nomadisme aléatoire. Dans la même optique, à l'occasion
d'une exposition hors les murs en Argentine, le Palais de Tokyo installait dans
les espaces Tribune162, un travail de Fabrice Gygi. Ce
banc, recouvert d'un abri contre la pluie, comme ceux des entraîneurs sur
un terrain de football, plaçait les spectateurs qui étaient
amenés à s'y asseoir dans une position qui engendrait de
l'échange social. Dans ces deux cas, l'oeuvre est volatile, prend place
une fois et ne peut pas se répéter, rejoignant en cela
l'idée d'impermanence.
160 Claire Moulène, « Scénariser le
réel : les utopies de proximité » in Art contemporain et
lien social, Editions cercle d'art, 2007
161 Fig. #54
162 Fig. #55
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À l'ouverture du Palais de Tokyo, Nicolas Bourriaud et
Jérôme Sans demandaient à l'artiste Robert Milin de penser
l'espace laissé vacant à l'ouest de l'institution, la fine bande
de terre de la rue de la Manutention. L'artiste pense son oeuvre en fonction du
lieu et souhaite réagir face à l'aspect un brin glacial du
quartier. Peu chaleureux, le 16e arrondissement de Paris exhibent en
effet ses symboles de pouvoirs. Ses rues sont larges et
déshumanisées. Tout y est extrêmement onéreux. Pour
réinsuffler du dialogue et de la convivialité, Robert Milin
décidait d'installer un jardin collectif, intitulé Le Jardin
aux habitants163. Il divisait la fine bande de terre en seize
parcelles et les proposait à des volontaires pour les cultiver. Il
mettait ainsi en place, les conditions suffisantes pour faire germer des
relations, qui n'auraient sinon pu prendre place. Son travail s'inscrit dans la
durée de la vie sociale plutôt que dans celle d'un objet
relativement pérenne, dans des processus et expériences
vécues plutôt que dans la contemplation passive d'un objet. Et
l'artiste de dire :
« De Fluxus j'ai retiré cette idée qu'il
était possible de sortir de sortir de la peinture. (...) Par
l'idée d'environnement, d'un art plus synthétique, incluant des
performances, des processus, des expériences vécues, Kaprow a
pensé que de nouvelles formes pouvaient intervenir en dehors du cadre
contemplatif du musée. Je crois moi aussi qu'il y a un certain
conservatisme à rester dans la contemplation des objets.164
»
Décloisonner l'art et la vie, donner la
possibilité aux gens de se rencontrer, autant d'enjeux que l'on retrouve
aussi chez l'artiste thaïlandaise Surazi Kusolwong. Pour l'exposition
d'ouverture du Palais de Tokyo, l'artiste installait un marché proposant
au rabais des centaines d'articles sans grande utilité, bradés
dans les rues de Bangkok. En 2004, à l'occasion de son exposition
Quand les objets rêvent (Energie Storage) elle plaçait
dans l'une des alcôves un jukebox, un distributeur de boisson, des
canapés. Pour Surazi Kusolwong l'art est une fête, un moment de
partage et de rencontres. Elle invite le public à participer à
ces installations et privilégie un art relationnel tourné vers
les dispositifs de communication. Dans ce contexte, l'art devient plus un lieu
à vivre qu'un espace de contemplation. L'oeuvre se situe au
163 Fig. #56
164 Entretien entre Robert Milin et Jérôme Sans,
Robert Milin, Palais de Tokyo, 2004
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rapport interhumain qu'elle déploie. Comme un work
in progress, elle prend différentes formes selon les situations. La
flexibilité, le nomadisme sont les deux moteurs du processus de
l'oeuvre. Processus que l'on retrouve aussi chez Tsuneko Taniuchi,
présentée deux fois dans l'institution. Un jour
d'été, l'artiste installe un stand à l'entrée de
l'institution. Baptisé Tsuneko Troc165, cette
installation précaire invite le passant à un échange. Sous
la bannière « prends ce qui te plaît et laisse ce que tu veux
», l'installation s'active dans avec l'interaction d'un public. À
la frontière de l'étrange À dans une autre installation,
l'artiste cuisinait des sushi à la merguez dans les espaces
d'expositions du Palais de Tokyo À ses performances happent le
spectateur dans des processus qu'ils n'ont pas choisis, toujours
différents. Un événement, dit-elle, qui comporte «
une part de naturel, une part d'improvisation sur un thème, et aussi une
part de scénario, sans que la limite entre ces domaines soit absolument
distincte166 ». Dans la lignée du théâtre
d'intervention, les performances de Tsuneko Taniuchi et de Surazi Kusolwong
sont connectée à la réalité la plus
immédiate, figure le conditionnement social dans des apparitions
fugitives, pour le temps de l'action.
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