IV.3.c À Agir dans l'espace social
Exit l'atelier, l'art pénètre la place publique
pour mieux la questionner. Dans les escalators d'un centre commercial, un
programme télé ou une boucherie hallal, les artistes
interviennent au plus près des normes qui organisent notre
société. En faisant l'éloge du paradoxal, ils y insufflent
de l'anormalité, et soulagent l'ambiante morosité.
Car à quoi bon produire des objets, les placer dans un
musée pour ensuite demander au public de venir les contempler ?
Et dans quelle mesure, si quand bien même quelqu'un daigne les regarder,
peuvent-ils être vecteurs de ce que l'artiste a voulu signifier ?
Puisqu'ils appellent une révérence sotte, faite de stupeur et de
réflexes conditionnés, certains artistes ont
dépassé l'idée de l'oeuvre en tant que
matérialité. Ils ont délaissé le signe,
l'intermédiaire d'une représentation, afin de
165 Fig. #57
166 Paul Ardenne, Art, le présent, op.
cit.
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pouvoir composer à partir de la réalité
même. Et en forgeant leurs pratiques dans le champ social, ils
anéantissaient la barrière qui séparait encore la vie de
l'art.
Alors que les pratiques in situ consistaient à
produire une oeuvre en fonction du site où elle viendrait prendre place,
l'art in socius peut être perçu comme la version plus
aboutie et contemporaine, d'une prise en compte totale par l'artiste du
réel. Ces artistes l'infiltrent, l'incorporent plus qu'ils ne le
figurent. Ils transforment en expériences esthétiques les
phénomènes les plus ordinaires de la vie quotidienne, abordent
l'art comme un événement plutôt que comme un monument.
Leurs actions prennent place à l'intérieur du corps social
où ils utilisent tels des matériaux, les jeux
d'intersubjectivités qui formalisent nos rapports aux autres.
Présentées au Palais de Tokyo, voici quelques exemples de ces
pratiques.
Mathieu Laurette s'incruste sur les plateaux de jeux
télés, participe à Tourner manège pour en
montrer toute l'incongruité. Dans sa série des
Apparitions, on le voit dans le public de toutes les émissions
de variétés. À l'occasion de l'exposition collective
Notre Histoire... Mathieu Laurette présentait la documentation
d'un travail intitulé Les Produits remboursés167.
Sans dépenser un sou, l'artiste se nourrit pendant trois mois
uniquement avec des produits « satisfait ou remboursé ». Par
la simple À mais systématique À mise en fonctionnement
d'un dispositif publicitaire, Mathieu Laurette remet symboliquement en cause le
système capitaliste. Ces actions dévoilent par un effet de
miroir, l'image de la propre présence du spectateur. En les surlignant,
l'artiste interroge ainsi les normes relationnelles, les usages
comportementaux, les postures sociales. Invité à présenter
ses travaux trois fois au Palais de Tokyo, Renaud Auguste Dormeuil vit quatre
mois dans une tour-bureau de la Défense. Dans le monde des affaires, il
crée au contact des consultants, performe au milieu de leurs
réunions power point. Actes vifs et transitifs ces projets sont
temporaires, impossible à représenter nulle part ailleurs sans en
altérer le sens, précisément parce que le travail
s'inscrit dans des circonstances qui tant sir le plan géographique que
temporel impliquent des relations imprévisibles, donc non
programmable.
167 Fig. #58
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Se basant sur l'anticipation des réactions, ces actions
happent les spectateurs dans des processus artistiques qu'ils n'ont pas
choisis. Comme composant central, s'extrait la volonté de lutter contre
la standardisation des comportements. Car il ne s'agit plus de critiquer, c'est
la société qui se disloque. Les artistes in socius, sans
complexe vis-à-vis des aspects les plus dérisoires de la culture
populaire, en agrandissent les détails pour leurs laisser le soin, par
eux même de s'exprimer. Ils rejoignent en cela l'idée d'une «
autonomie expressive du réel », théorisé par Pierre
Restany. Achèvement du réalisme puisque leurs interventions
interagissent avec la vie, ces artistes interviennent sur le vif, mettent en
scène le présent même. Et quitte à focaliser
l'événement en un temps et un espace circonscrit, non
reproductible et par nature éphémère, ces actions ont le
mérite d'établir une connexion franche entre l'oeuvre et son
spectateur. L'art in socius renoue ainsi avec l'essence d'un art
engagé. Il perturbe les relations humaines pour briser le formalisme
dans lequel nous nous sommes installés. Et comme l'étonnement est
propice à insuffler une nouvelle hygiène d'esprit, ces actions
laissent aux spectateurs surpris, le terreau pour remettre en germe leurs
pensées.
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