IV.2.b - L'oeuvre exposition
Au Palais de Tokyo, Katharina Grosse occupait tout l'espace
lumineux de la grande nef. D'importantes quantités de terre y
étaient rassemblées, alliant du sombre, du humus, du claire, de
l'argile. Ces formes géoglyphes étaient ensuite recouvertes par
l'artiste par de la peinture acrylique en utilisant un pistolet vaporisateur.
Débordant sur le mur, l'espace d'exposition principal était
transformé en un paysage total, en une immense peinture qui englobait le
spectateur en son sein. Intitulé Construction à
152 Daniel Buren, « Entretien avec Suzanne Pagé
» in Daniel Buren, les écrits, CAPC, 1991
153 Entretien avec Jérôme Sans, Michael
Lin, Palais de Tokyo, 2003
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cru154, construction sans fondation,
l'oeuvre se liée à l'exposition et l'exposition devenait
l'oeuvre.
Le programme moderniste, tel que définit par
Clément Greenberg, tente de donner une indépendance à
l'oeuvre. Autoréférentielle, celle-ci doit pouvoir exister pour
elle-même, en dehors de tous contexte. À partir des années
1960, en réponse à la doxa moderniste de l'autonomie de
l'art, les artistes cherchent à dépasser l'enveloppe du tableau,
sa surface englobante. Le tableau n'est plus perçu comme la
frontière ontologique de la peinture, comme la « limite du corps
enveloppant.155 » L'autonomisation de l'oeuvre perd ainsi de
son actualité156. Le travail de Katharina Grosse au Palais de
Tokyo montrait ce processus. Installation in situ, la peinture
occupait tout l'espace de la verrière, l'oeuvre devenant l'espace
d'exposition, l'exposition devenant l'oeuvre. Conçue pour le temps de
l'exposition, l'oeuvre était de par nature
éphémère. En lien avec son environnement, la peinture
perdait de son automatisation. L'oeuvre n'existait pas en dehors de
l'exposition. Et si l'exposition est l'oeuvre et l'oeuvre l'exposition, on peut
d'une certaine manière y voir une certaine forme de résistance
à l'objet. Construction à cru était une oeuvre
d'art totale qui ne pouvait laisser échapper des objets, au risque de
voir leur « aura » s'annuler. Comme lorsqu'Yves Klein réalise
L'exposition du vide, il n'expose pas une oeuvre intitulée Le
Vide, mais une exposition présentant le vide, Katharina Grosse
produisait une exposition dont les objets ne pouvaient être
isolés. Le caractère éphémère de l'oeuvre
instituait une tension, donnait à l'ensemble un gage
d'authenticité.
IV.3 ... à un art in socius
Au tournant des années 60, l'art commence à
s'étendre, d'abord hors des sculptures, hors du tableau, puis occupe
l'espace d'exposition en son entier. L'art va même jusqu'à se
retrouver au-dehors de ces espaces, notamment dans la pratique du land
art. En s'externalisant, les oeuvres accordent une importance grandissante
au
154 Fig. #53
155 Aristote, Physique IV
156 « La forme exposition prime désormais sur la
forme-tableau ou la forme-sculpture. » Nicolas Bourriaud, Formes de
vie, Op. cit.
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contexte où elles prennent place, aux
caractéristiques physiques, culturelles et politiques du lieu.
Pensée en fonction de l'ensemble des circonstances mises en jeu par
l'actualité du site, l'oeuvre s'en inspire et dès lors les
reflète. Mais alors que l'art in situ se passionnait pour le
lieu de l'oeuvre, les pratiques artistiques contemporaines orientent
désormais leur réflexion vers l'idée de réseau, de
communauté. Un phénomène que Nicolas Bourriaud identifie
en parlant du « passage de l'in situ à l'in
socius157 ».
En continuité idéologique avec l'art de la
performance, où l'artiste considérait son corps comme un
matériau, son ossature comme sculpture, les pratiques in socius
prolongent le dédain pour l'objet d'art. Dans ce contexte de la
dématérialisation de l'oeuvre, les artistes expérimentent
des pratiques qualifiées de relationnelles en raison de leur inscription
dans la « sphère des interactions humaines et son contexte
social.158 » Bien que visible, comme l'happening,
l'acte créatif est ici intangible. Explorant les relations entre art et
vie, il ne laisse aucune trace et ne peut être ni acheté ni vendu.
Ces événements sont déplaçables. Interagissant dans
le milieu où elle prend place, l'oeuvre est incompatible avec
l'immobilité pérenne habituellement observée dans la
tradition du monument. L'art in socius consacre ainsi
l'émergence d'un nouveau rapport aux lieux de l'art dans des oeuvres
mettant en formes des ambiances. Comme pour le land art, l'ambition
n'est plus de fonder une totalité plus ou moins autonome mais de
s'insérer dans un monde éclaté et de tenter d'y faire lien
:
« L'artiste des années 80 défie les
qualités de permanence, d'immobilité et de
non-répétition qui étaient intrinsèquement
liées à la sculpture, notamment en la recréant en tant que
pratique nomade.159 »
157 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle,
Op. cit.
158 Nicolas Bourriaud, Op. cit.
159 Hélène Doyon, Hétérotopie :
de l'in situ à l'in socius, Université du Quebec, 2007
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