Existe-t-il une stratégie géopolitique de l'aide publique au développement de la France au Sahel ?par François De Block Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Ecole Normale Supérieure - Master 2 Géopolitique 2019 |
II- La position française dans la bande sahélo-saharienne depuis l'opération Barkhane : un fort engagement militaire au détriment du financement du développement2.1 Les raisons de l'intervention militaire de la France dans la bande sahélo-saharienneLe 11 janvier 2013, le président français François Hollande prend la décision de lancer unilatéralement l'opération « Seval » dans le nord du Mali afin de stopper l'avancée des forces djihadistes vers les villes de Bamako et Mopti. L'offensive éclair menée par les groupes terroristes du Mouvement de libération de l'Azawad (MNLA) , de l'Ansar Eddine avait pris de court les observateurs français et leurs homologues maliens, menaçant directement la capitale malienne, où résident plus de 6000 expatriés français. Le président intérimaire malien Dioncounda Traoré demande, le 9 janvier 2013, à François Hollande une « intervention aérienne immédiate » pour aider l'armée malienne à protéger la ville de Mopti. Mais la France ne se contente pas de fournir un appui aérien : considérant que le déploiement des troupes africaines de soutien au Mali (MISMA) décision est prise, de déployer des milliers d'hommes au sol pour contrer les 2 000 à 3 000 djihadistes combattants sur le terrain. En trois mois, l'armée française a su déployer une force d'intervention considérable de plus de 5000 hommes, dont 4000 au Mali, dans un des pays les plus pauvres de la planète, aux structures étatiques défaillantes, avec une armée nationale divisée, peu entraînée et incapable d'endiguer l'offensive djihadiste. L'engagement rapide de l'armée française a dessiné une guerre-éclair en trois étapes s'est déroulée au Mali : la destruction des convois des groupes salafistes combattants, la reconquête par l'armée française des trois villes du Nord-Mali (Gao, Kidal, Tombouctou), et la traque et des derniers combattants dans les déserts et les montagnes du Nord du pays jusqu'en 2014. L'intervention française au Mali a été saluée pour son efficacité, ses coûts financiers relativement peu élevés et sa stratégie de communication qui a su justifier de combattre des terroristes au corps à corps sur le sol malien. La recrudescence et l'intensification des attaques terroristes à partir de juin 2014 au Mali, au Niger et depuis 2015 au Burkina Faso a amené la France à lancer l'opération Barkhane, qui s'étend sur la zone du « G5 Sahel », comprenant le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad. La légitimité du déploiement de Barkhane s'articule autour d'une logique duale de « guerre contre le terrorisme » et de partage des tâches entre les forces françaises et les forces onusiennes de la MINUSMA, déployées sur le terrain depuis 2013 et qui ont vocation à faciliter la sortie politique du conflit malien37(*). L'accent mis par les autorités françaises sur la lutte contre la violence islamiste et terroriste a ainsi réaffirmé la posture militaire française au Sahel. L'opération Barkhane est donc un vaste dispositif contre-terroriste dans la bande sahélo-saharienne, appuyé logistiquement par les Etats-Unis et soutenu politiquement par l'UE et les régimes de la bande sahélo-saharienne, dont l'opération française assure la stabilité et la sécurité. Parallèlement au déploiement de Barkhane, la France a soutenu la création de la « force G5 Sahel » Après cinq ans de présence dans la zone cependant, le bilan de l'intervention française est mitigé : si les structures étatiques maliennes ont été sauvegardées, la violence s'est néanmoins propagée à l'ensemble des pays du G5 Sahel, sans qu'une résolution politique du conflit ne soit rendue possible en dépit des accords d'Alger. L'intervention française au Mali comporte également une dimension de sécurisation des frontières européennes et l'endiguement des mouvements migratoires à destination de l'Europe. Du fait de ses frontières poreuses, de la défaillance de l'Etat et de la présence de groupes criminels, la bande sahélo-saharienne est une zone de transit et de passage des migrations illégales vers le Nord. La présence militaire française se veut être un soutien aux institutions et aux régimes de la région afin que ceux-ci puissent retenir les migrants sur leur sol. La question migratoire est une problématique qui se pose avec acuité aux Européens depuis 2013, que les crises humanitaires et sécuritaires du Sahel n'ont fait que renforcer. La France est ainsi en première ligne pour sécuriser la frontière sud du voisinage de l'Europe qu'est le Sahel. La prise de conscience des Européens de l'interdépendance existant entre l'Europe et les états de la bande sahélo-saharienen n'a cependant pas poussé l'Europe a adopter une approche coordonnée de la question sahélienne, laissant de fait à la France le rôle de « gendarme » européen de la région. L'armée française a ainsi un objectif de stabilisation des institutions étatiques des membres du G5 Sahel, qui passe non seulement par l'éradication de la menace terroriste, mais aussi par la prévention des flux migratoires qui font pression sur les frontières des états sahélo-sahariens, les Etats du Maghreb, en particulier l `Algérie, et les frontières européennes. A cet égard, le chef d'état major des armées, le général François Lecointre, a souligné en juillet 2019 l'importance de la présence française au Sahel : « Si on n'est pas là, si on part demain et si avec les Européens qui nous accompagnent dans la gestion de cette crise très grave nous n'agissons pas, ces pays s'effondreront sur eux-mêmes, le terrorisme s'y développera de façon incontrôlée, pourra éventuellement gagner et s'exprimer ensuite en France et en Europe et par ailleurs on connaîtra des phénomènes de migration absolument phénoménaux »38(*). En outre, une déstabilisation des Etats sahéliens pourrait provoquer des migrations régionales de grandes ampleur, en particulier vers les pays côtiers d'Afrique de l'Ouest, dont les fragilités sont réelles en dépit de leur forte croissance économique. L'irruption massive de migrants sahéliens, et la circulation des groupes terroristes vers ces régions serait de nature à fragiliser des économies dynamiques et exacerber les tensions politiques en côte d'Ivoire, au Sénégal ou au Nigéria, des pays dans lesquels la France possède des intérêts économiques et commerciaux importants et où elle a conclu des accords de défense qui l'obligeraient à ouvrir de nouveaux fronts d'opérations en Afrique de l'Ouest. La présence de la France répond aussi à la sécurisation d'intérêts économiques dans la bande sahélo-saharienne. Si ceux-ci ne sont jamais mis en avant par les responsables politiques français pour éviter toute-accusation de « néo-colonialisme » à l'endroit de leur politique sahélienne et de maintien de la « Françafrique », ils demeurent néanmoins en arrière-plan de l'intervention au Sahel. La protection des exploitations d'uranium au Niger par Orano (ex-Areva), qui assure encore 13% des approvisionnements des centrales nucléaires de la France en 2017, est ainsi importante dans une optique de sécurisation des approvisionnements énergétiques. L'implantation relativement récente de Total en Mauritanie (2005), et son renforcement récent dans le pays avec la délivrance de nouveaux permis d'exploitation pétrolière, peuvent aussi justifier l'accroissement de la présence française au Sahel. Si le Mali n'est pour l'instant pas un grand producteur d'hydrocarbures, son sous-sol renferme des minerais d'or, de bauxite ainsi que de réserves de pétrole et d'hydrogène naturel, qui sont susceptibles d'attiser les convoitises, et qui représentent des segments d'exploitation potentiels pour les entreprises françaises sur le long-terme. Sa position centrale dans la bande sahélo-saharienne, en tant que pays frontalier du Niger, de l'Algérie et de la Mauritanie, trois producteurs d'hydrocarbures et de matières énergétiques à destination de l'Europe et de la France, rend sa stabilisation stratégique pour les intérêts français, même si l'intérêt économique de la France pour le Mali reste limité39(*). En outre, les entreprises françaises disposent d'un stock important d'investissements directs à l'étranger en Afrique subsaharienne, particulièrement dans les domaines extractifs et immobilier, dans les Etats sahéliens ( Niger, Mali) et dans les pays situés en bordure de la bande sahélo-saharienne comme le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Nigéria. La France dispose ainsi en 2018 du troisième stock d'IDE en Afrique subsaharienne, dont la préservation dépend de sa capacité à stabiliser la région sahélienne. De plus, dans les pays membres de la zone franc les entreprises bénéficient des avantages liés à la monnaie unique, à la langue française, des mécanismes de coopération monétaire et d'appuis directs de l'État français, des garanties de la COFACE (la société garantissant les risques des exportateurs français), et de réseaux anciens qui assurent encore à la France un soft power et une présence économique encore significative en Afrique subsaharienne, même si sa position a reculé au profit de la Chine. La France se doit aussi de protéger ses ressortissants présents dans les pays de la bande sahélo-saharienne : il y a près de 15 000 français dans les pays du G5 Sahel en 2019, d'après le Ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Ceux-ci font figure de cibles privilégiées des groupuscules terroristes, et sont menacés par les désirs de vengeance de ceux qui sont opposés à la présence de la France sur leur sol. Pour la France, l'opération Barkhane est également l'occasion de reprendre pied en Afrique subsaharienne et de réaffirmer sa capacité à assumer un rôle de puissance-cadre et des compétences de « hard power » dans un espace où elle n'a jamais véritablement été contestée, en dépit de la normalisation de ses relations avec ses partenaires africains après la guerre froide. A cet égard, le Mali faisait jusqu'ici office de pays modèle de la francophonie, partiellement émancipé du système de la « Françafrique » en refusant depuis son indépendance la signature d'accords de défense avec la France, et les élites maliennes se soumettaient à des élections apparemment libres et régulières depuis 1991. Mais la dégradation de la situation sociale, politique et économique et sécuritaire ont donné l'occasion à la France de renouer avec une présence musclée durable en Afrique, en réactivant le dispositif militaire français présent en Afrique hérité de la décolonisation et de la guerre froide (bases militaire au Sénégal, Côte d'Ivoire, Tchad, Djibouti, troupes françaises pré-positionnées,etc.). A la suite de l'intervention militaire au Mali et au déploiement de l'opération Barkhane, il semble que la France ait renforcé sa prééminence en tant que puissance tutélaire de la bande sahélo-saharienne en signant finalement des accords de coopération de défense avec le Mali en 2014, puis avec le Burkina Faso en 2015. La présence française au Sahel répond ainsi à une volonté géopolitique de réinvestir son pré-carré en passant par le volet militaro-sécuritaire, quitte à renouer avec une posture dénoncée comme « néocoloniale » par une partie de l `opinion publique africaine méfiante à son égard et envers les régimes qu'elle soutien au Sahel. La stratégie française dans la bande-sahélo-saharienne est donc dominée par un prisme sécuritaire, à la fois pour des raisons historiques et politiques. La « guerre contre le terrorisme » et les violences extrémistes au Sahel ont servi à justifier un déploiement massif de l'armée française, sur un espace opérationnel régional inédit, appuyé par les Etats-Unis, l'ONU et l'Union européenne. La France possède des intérêts économiques, politiques et sécuritaires certains dans la région sahélienne. Les deux premières années de déploiement de l'opération Serval ont été un succès, mais l'opération Barkhane présente aujourd'hui un bilan mitigé : elle a certes permis l'élimination de plusieurs chefs djihadistes qui opéraient au Mali, au Niger et la sauvegarde des régimes en place, mais la situation sécuritaire s'est néanmoins continuellement dégradée depuis 2014. Avec 4500 soldats pour couvrir une zone désertique de 5 millions de kilomètres carrés, la dispersion des djihadistes dans l'ensemble de la région, la faiblesse des pouvoirs régaliens en place, la dégradation de la situation économique des Etats du G5 Sahel et l'hostilité croissante de certaines populations envers la présence française, qui la perçoivent de plus en plus comme une force d'occupation et qu'elles soupçonnent de promouvoir un agenda laïc voire antimusulman, font craindre à de nombreux observateurs le risque d'un enlisement français au Sahel. Figure 16 -L'environnement stratégique de l'opération Barkhane au SahelAu Mali, l'insécurité s'est propagée dans le centre du pays, et le processus politique issu des accords d'Alger semble aujourd'hui au point mort, ce qui laisse présager que la crise politique malienne est appelée à durer. Les engagements sur le terrain ont aussi mis en évidence les limites et les contradictions de la politique française de lutte contre le terrorisme au Sahel. D'un côté, les discours officiels de la présidence de la République mettent l'accent sur le caractère transnational d'une menace sécuritaire qui proviendrait du monde arabe et de la prolifération dans le sud du Sahara des groupes affiliés à l'Etat islamique et Al-Qaïda. De l'autre, l'armée française a été spécifiquement déployée dans des pays francophones d'Afrique de l'Ouest, en l'occurrence ceux avec qui avaient été signés des accords de défense. Cette approche néglige la partie orientale du Sahel, à l'exception de brèbes de brèves incursions des forces françaises en direction de la Somalie ou de Djibouti. * 37 Bat, J. P. (2013). Michel Galy (dir.). La Guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara. Enjeux et zones d'ombre. Afrique contemporaine, (3), 145-148. * 38 http://www.opex360.com/2019/07/11/sans-barkhane-les-pays-du-sahel-seffondreront-sur-eux-memes-previent-le-general-lecointre/ * 39 http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2013/01/17/20002-20130117ARTFIG00381-les-interets-economiques-limites-de-la-france-au-mali.php |
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