2.1. L'interdisciplinarité comme
spécificité.
Nous avons établi que la plupart des projets musiques
actuelles en milieu rural sont nés d'une volonté de
répondre aux attentes des populations du territoire, ressenties ou
pressenties. Au fur à mesure de leur développement, le souci
d'être ancré sur son territoire et d'y amener une plus value en
direction des populations est une caractéristique forte des projets
musiques actuelles qui se développent ainsi pas à pas, en
interaction plus ou moins évidente avec leur environnement et avec les
agents présents. Il faut remarquer que pour ces acteurs, il n'y a pas de
référent reconnu sur un champ précis, mais une
diversité d'acteurs et d'interlocuteurs institutionnels
(collectivités, communautés de communes, parcs régionaux,
etc.), sans véritable chef de file. Petit à petit, via les
évolutions des équipes, l'ancrage du lieu, leur
professionnalisation, les projets se sont inscrits dans une autre dimension,
une responsabilité culturelle différente, qui a conduit
progressivement à sortir du champ strictement musical, en
répondant aux sollicitations de partenaires ou d'acteurs de
différents secteurs sur le même territoire.
Un constat partagé par Véra Bezsonoff : «
Une spécificité que je vois en milieu rural, c'est
l'interdisciplinarité. Le fait de dépasser ton cadre sectoriel
pour faire d'autres formes artistiques ou en tout cas travailler avec d'autres
assos, qui ont d'autres formes artistiques qu'eux. Tu te retrouves souvent le
seul acteur du secteur musiques actuelles, du coup quand tu veux faire du
partenariat, tu vas développer des partenariats avec d'autres acteurs
culturels, d'autres structures culturelles, qui seront justement dans le
théâtre de rue, dans le cirque, etc., des formes hybrides. ».
Si pour les MJC, l'interdisciplinarité est bien souvent l'essence
même du projet, les autres acteurs n'ont pas initialement investi
d'autres domaines culturels. C'est progressivement que se sont pensés
des projets qui ne répondraient pas seulement aux attentes des amateurs
de musique et des formations musicales. Dès lors qu'une structure
s'investie dans le développement culturel de son territoire, qu'elle
devient un espace de ressources en tant que seul acteur culturel, ses fonctions
s'étendent à mesure que son implication croît. Le projet
musiques actuelles restant sa première entrée, en revanche la
nécessité d'élargir ses activités au-delà de
la diffusion musicale s'impose.
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D'une part, La Tête des Trains a progressivement investi
d'autres champs culturels, consciente de la nécessité de s'ouvrir
à d'autres besoins devant la pauvreté des propositions
culturelles sur le territoire. Son directeur conçoit d'ailleurs qu'il
tend, à travers sa programmation, à être un « mini
centre culturel ». L'entrée de la Tête des Trains à la
fédération des foyers ruraux résulte de l'implication du
lieu dans une diversité d'initiatives : « Les concerts
c'était moteur, c'est ce qui fait venir les gens, mais â
côté de ça on a des cours de gym, un ciné-club,
pleins d'activités pour les enfants (...) donc il est évident
qu'on adhère â la fédération d'éducation
populaire ». L'engagement du directeur dans le mouvement
d'éducation populaire est aussi révélateur d'une
conception élargie de la culture et du rôle à jouer en tant
que lieu culturel de proximité. Celui-ci défend
l'intérêt éthique et social de la culture, entrevue comme
un outil d'émancipation et d'ouverture, auprès notamment des
jeunes : « La grande discussion c'est « les jeunes y choisissent,
faut les laisser faire » et moi je dis non on est lâ pour leur
ouvrir l'esprit, aussi bien pour la musique que pour les films, leurs montrer
des choses qu'ils n'iront pas voir d'eux-mêmes et c'est vrai dans la
mesure où dans les conditionnements familiaux et les conditionnements de
la télé ils n'iront voir que certains trucs, et ils n'auront
aucune envie de reproduire ce qu'ils ont vu lâ quoi. On a un boulot de
fond â faire quoi. » Aussi, plus qu'un café-musiques ou
d'un lieu de diffusion, la structure s'est peu à peu transformée
en multiservice culturel rural. La polyvalence devenant une
nécessité, le projet de l'association s'est naturellement ouvert
à une dimension plus sociale, répondant désormais à
être un Espace de Vie Sociale, soutenu par la Caisse d'Allocation
Familiale de Seine-et-Marne. Le projet, intitulé « La Marmite des
Rencontres », a pour objectif de concourir à l'animation de la vie
sociale locale, conçu comme un support aux habitants, un outil de
socialisation et de développement de la citoyenneté, favorisant
les échanges, les temps de rencontres et d'implication des
populations.
D'autre part, l'association Musiqafon répond
également à cet élargissement au-delà de la
dimension purement artistique. La portée éducative des projets de
l'association est clairement revendiquée. Son déploiement au sein
des établissements spécialisés et scolaires du territoire
vise non seulement à favoriser l'expression des pratiques amateurs des
jeunes, qu'elles soient musicales mais également plastiques,
photographiques ou encore cinématographiques. Les élèves
sont invités à participer à des ateliers, à
créer leur propre exposition, à s'impliquer dans le montage
collectif d'un projet, à travailler, sur la durée, autour d'un
thème qui associe le travail d'un professeur. L'association
développe ainsi des actions que l'on caractériserait de
culturelles, au sens d'un processus de médiation et de transmission de
certaines dispositions culturelles, qui
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respectent une série d'objectifs partagés entre
l'association et l'établissement. S'il s'agit de développer d'une
certaine manière le sens critique et l'expérimentation artistique
des élèves, l'association tend également à diriger
ses actions en matière de sensibilisation à la santé. Elle
développe depuis plusieurs années des actions en partenariat avec
des structures impliquées dans la prévention des risques et
conduites addictives, notamment en milieu festif (Réseau Ville
Hôpital Sud 77, Centre d'Accompagnement des Risques liés à
l'Usage de Drogue, etc.).
En matière d'offres, il s'agit également pour la
plupart des festivals, d'élargir leurs propositions artistiques à
d'autres domaines, ce qui induit l'implication de partenaires issus de champs
disciplinaires multiples. C'est le cas notamment du Au Bon Coin festival, dont
la vocation ne s'arrête pas qu'à la diffusion musicale.
L'intervention de plusieurs compagnies théâtrales, d'une troupe de
cirque, de plasticiens ou encore de compagnie de danse caractérisent
manifestement la volonté de proposer d'autres expériences
culturelles. Le festival s'élargit à d'autres associations
engagées, notamment dans le développement durable, en proposant
des ateliers de pratique ou de découverte (initiation à
l'hydroponie, compréhension de la chaîne de recyclage, etc.). Le
festival est alors entrevu comme un temps privilégié, l'occasion
de donner la possibilité aux participants d'expérimenter et de
découvrir d'autres pratiques dans le souci d'élargir la simple
perspective de consommation culturelle. Plus qu'une volonté de s'ouvrir
à d'autres acteurs associatifs et culturels, il s'agit à la fois
de valoriser une diversité d'actions locales en la centralisant sur un
lieu, sur un temps et de multiplier les possibilités de rencontres entre
les festivaliers et d'autres domaines. L'exemple des Gâtifolies insiste
davantage sur la possibilité des populations à créer leur
propre parcours artistique à travers une diversité de
propositions. Un projet qui s'inscrit davantage dans une démarche de
démocratisation culturelle, en suscitant l'appropriation de plusieurs
formes artistiques, peut-être peu ou mal connues, via l'expérience
sensible. L'apport de la culture est d'ailleurs vue par Christine Amara,
l'organisatrice du festival, comme un vecteur d'enrichissement personnel et de
conscientisation, comme un obstacle au repli individuel et à
l'ignorance: « Dans tout être humain moi je crois enfin y'a
ça, y'a ce regard de gosse, y'a cette possibilité d'être
ému, d'être touché par quelque chose et c'est ça
qu'il faut apporter quoi, et â l'heure actuelle c'est plus
qu'indispensable, moi j'ai beaucoup insisté sur ça auprès
des politiques, alors c'est pas que les attentats c'est pas ça, c'est
surtout la montée du Front National, de l'obscurantisme, de la peur du
voisin, de la porte fermée... »
Ainsi, cette démarche d'élargissement des
activités au-delà de la diffusion, qui n'est le plus souvent pas
présupposée par les structures, a permis de faire ressortir les
besoins et envies
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d'acteurs locaux et de développer des projets en
partenariat, et dans la co-construction. Et par effet induit, cela a permis
d'impliquer d'autres personnes (enfants, publics spécifiques etc.) et de
mettre en oeuvres d'autres type de projets (action culturelle, sensibilisation,
jeune public, hors les murs, etc.). Les structures remplissent plusieurs
rôles : pallier le manque d'équipement, permettre le
développement des pratiques amateurs, contribuer à la diffusion,
mais également être un vecteur de lien social et
d'émancipation des individus.
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