3.2. Effets des interactions entre acteurs locaux.
Si les regards différent entre « mondes locaux
», il est apparu par ailleurs lors de cette étude que des
interactions entre, ce que l'on pourrait appeler « des figures locales
», auraient des conséquences sensibles sur certains projets. C'est
ce qui a pu être observé entre les deux acteurs historiques du
territoire, Thierry Boccanfuso et Pierre Beltante. Au travers de l'analyse du
discours, il nous est possible de distinguer l'influence des pratiques des
acteurs sur certains projets musiques actuelles sur le Gâtinais
Les propos du directeur de la Tête des Trains,
évoquant l'arrivée de l'association Musiqafon (alors Notown) dans
le paysage musical local, nous en livre un exemple concret : « On a
fait la scène locale pendant longtemps jusqu'à l'arrivée
de Thierry, de Musiqafon, du Notown et tout ça, qui a vraiment fait
bulldozer, c'est le mercenaire quoi. Bon en plus il partage pas Thierry. Moi je
lui avais demandé qu'il me passe des groupes que je compile, il me
disait « Non, c'est moi qui ai fait le démarchage », je lui
répondais qu'à mon âge je ne vais pas lui faire de la
concurrence, mais il disait « Non, c'est mon travail à moi, je ne
donne pas comme
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ça... » .» Ici, il est
intéressant de noter que l'entrée d'un nouvel acteur dans la
sphère musicale locale - dans le champ (culturel) local - a
généré une nouvelle dynamique qui n'est pas sans effet. La
posture de l'individu semble dépasser celle du projet. Si l'on ne peut
parler de véritable rapport de force, c'est le comportement propre de
l'agent, quasi hégémonique, qui prend le pas sur les objectifs
culturels de l'association, comme le précise Emmanuel Brandl, «
les processus d'institutionnalisation entrainent dans leur mouvement la
réduction de la distance sociale entre les propriétés
objectives du poste et les caractéristiques sociales -les
propriétés subjectives - de l'individu qui occupe ce poste
».135
Ainsi, la conséquence de l'attitude d'un seul agent, de
ses conceptions propres sur la circulation des artistes, est donc à
l'origine d'une réorientation notable de la Têtes des Trains en
termes de programmation : « Bah après on a du orienter notre
programmation différemment. On n'a pas pris les groupes locaux de
Musiqafon quoi (... ) en plus les gens de toute façon qui viennent ne
sont pas en mesure de payer 5 ou 10€ pour voir un groupe, parce qu'ils
peuvent les voir gratuitement ailleurs, ou â la rigueur payer 5 ou
10€ pour 5 ou 6 groupes, comme fait Thierry. Quand t'as un salarié,
qu'il faut que tu sortes un salaire tout le temps, tu peux pas t'amuser â
programmer des jeunes groupes, qui n'attirent personne, avec un public â
risque. ». On assiste ici à un changement
révélateur d'une posture qui s'oppose, ou tout du moins qui
s'autonomise face aux activités de Musiqafon, qui semblent, le mot est
peut-être fort, concurrentielles. Les politiques tarifaires ne
relèvent pas des mêmes enjeux. Si pour l'un il s'agit de proposer
des évènements à moindre coûts et de permettre un
accès large au public, pour l'autre il s'agit également de
permettre une rémunération durable d'un salarié.
A l'échelle des relations sociales, l'influence de la
personnalité d'un agent sur les orientations d'un projet
extérieur à lui n'est pas à sous-estimer. De plus, il
convient de remarquer la corrélation qui est faite entre le projet et
les publics fréquentant les évènements de Musiqafon dans
l'esprit de Pierre Beltante. De mauvaises expériences avec la
scène locale ont en effet impactées sa propre vision du public :
« Nous on a jamais fait de gardes du corps, de contrôle â
l'entrée, etc. mais on s'est rendu compte que les groupes de reggae
comme on faisait souvent, on retrouvait des bouteilles d'alcool dans la salle
avec des mecs qui n'avaient rien consommé quoi... Donc après on
avait dit « Défense d'entrer avec les sacs », mais ils
ressortaient tous boire dans leurs voitures et revenaient, donc on s'est dit
c'est pas un public éduqué qui fait
135 Brandl Emmanuel, in «La sociologie
compréhensive comme apport à l'étude des musiques
amplifiées/actuelles régionales», in GREEN Anne-Marie (sous
la dir.), Musique et Sociologie. Enjeux méthodologiques et approches
empiriques, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques Sociales »,
Série « Musiques et champ social », 2000, p. 265
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ça. J'ai fréquenté un peu les
festivals de Musiqafon, et je pense que 80% des gars étaient comme
ça. Consommateurs « beauf' » même s'ils ont des dreads.
Donc nous, on a orienté notre programmation vers un public autre. On
fait un concert de reggae dans l'année, et c'est bon quoi, on fait un
concert de deux trois groupes du coin si y'en a qui se proposent. ». Ici,
ce qui apparaît relativement stigmatisant se base à la fois
sur une vision négative du public « reggae » et « local
», qui ne semble pas maîtriser les codes de conduite attendu, et sur
une relation forte entre ce public et celui de Musiqafon.
Bien que nos observations mériteraient d'être
approfondies, car trop univoques, elles n'en demeurent pas moins
révélatrices d'un jeu particulier de représentations et de
valeurs. Notre regard sur les agents a pu mettre en exergue un changement
qualitatif sur l'identité du lieu de la Tête des Trains (davantage
tourné vers un public « éduqué », qui sait se
tenir) et par opposition, un regard relativement dépréciatif sur
le projet Musiqafon, et le public qu'il lui est associé. Cela renvoie
également à une appréhension, encore peu valorisante, du
public jeune. Aussi, peut-on envisager que ce qui se joue entre les acteurs,
peut avoir des conséquences en matière de développement
des pratiques musiques actuelles ?
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