III. Interactions entre acteurs, une autre clé de
compréhension
3.1. Des « mondes locaux ».
Si en termes de dialogue avec les collectivités
territoriales, les acteurs se heurtent parfois à des logiques politiques
propres à l'échelle de leur localité, beaucoup
s'inscrivent dans des logiques de structuration professionnelle visant à
solidifier leur légitimité, et développer les
échanges et savoir-faire. Comme l'a souligné Philippe Berthelot
pour cette étude, « le maquis n'existe plus en milieu rural »,
difficile pour les acteurs d'un même territoire de ne pas se
(re)connaître. Dès lors que l'ambition portée par les
acteurs est d'étendre et de renforcer le rayonnement de leurs projets,
le besoin de coopérations et de partenariat à plus grande
échelle devient nécessaire.
Les structures dédiées partiellement ou
entièrement aux musiques actuelles recensées sur le
Gâtinais, à l'exception des festivals, s'inscrivent toutes dans un
réseau d'acteurs, qu'il s'agisse du réseau Pince Oreilles, de la
Fédération des Foyers Ruraux ou de l'Union Départementale
des MJC. Cette implication témoigne à la fois d'une
volonté d'intégrer un maillage de structures qui oeuvrent en
faveur du développement des musiques actuelles, et de
bénéficier d'un appui et de ressources aussi bien
professionnelles, informationnelles et relationnelles que supposent ce type de
regroupement. Cette volonté se fonde également sur le partage
d'un ensemble de valeurs et de principes communs, guidés par
l'intérêt général et l'égale dignité
des personnes. Cette démarche, qui résulte d'une
appréhension particulière de la culture et de ses enjeux au sein
de la société, fait souvent écho à un engagement
militant.
Le recours par l'État et les collectivités
territoriales au secteur associatif, pour pallier aux insuffisances de leur
administration et répondre à des enjeux publics nouveaux, a
également induit des modifications dans les modes d'organisation et de
gestion des associations, qui se sont peu à peu
professionnalisées. 131 Une tendance qui appelle
également à l'acquisition de certaines compétences, la
mise à profit de savoirs existants, et au développement d'un
niveau toujours plus élevé d'expertise. Aussi, il n'est pas rare
de constater que les acteurs du secteur des musiques actuelles sont pour la
plupart issus de niveau d'études supérieures, du professorat, du
secteur culturel, de la fonction publique, etc. Président d'une
association et instituteur, militant
131 Sawicki, F., Siméant, J., «
Décloisonner la sociologie de l'engagement militant. Note critique sur
quelques tendances récentes des travaux français »,
Sociologie du travail, Paris, 2009
78
altermondialiste actif et coordinateur de réseau,
artiste et salarié associatif, le rôle des acteurs au quotidien
est souvent multiple. Mais la dépendance économique aux
collectivités à participer à une forme «
d'institutionnalisation » du secteur des musiques actuelles à
mesure que celui-ci tendait à une légitimation de l'État
et à sa propre structuration. Aussi, Emmanuel Brandl analyse clairement
ce phénomène expliquant que l'« on passe d'une attitude
anti-institutionnelle affirmée et gonflée d'une idéologie
de subversion, au fait radicalement opposé qu'il faille savoir compter
sur les institutions locales132 ». Une situation qui selon
lui ne va pas sans rapports de force entre membres et acteurs, ni sans effets
sur les « codes symboliques de présentation de l'association
qui subit une modification. Ne serait-ce que dans le vocable utilisé :
on passe des « rockeurs » aux « acteurs culturels ».
133 »
L'auteur évoque également la présence
à l'échelle régionale de plusieurs « mondes locaux
», correspondant aux différents modes de relations entre le monde
des musiques actuelle et celui des municipalités sur un territoire
« dont le degré d'homogénéité est
très certainement fonction de la diversité des instances de
représentation de la catégorie « rock »
134». Aussi, la façon dont est conçu le
secteur des musiques actuelles par ses acteurs et les intérêts qui
guident leurs actions peuvent différer selon leur relation avec les
collectivités. Une situation qui peut générer des
conflits, ou des entraves au développement de réseaux locaux.
C'est ce que suggèrent en partie les propos de Pierre
Beltante, pourtant un des premiers initiateurs du réseau musiques
actuelles départemental, lorsqu'il souligne la remarque d'un autre
acteur du réseau : « Et O. qui disait « Bah qu'est-ce que
vous faites avec eux, c'est tous des salles professionnelles, tout ça,
alors pourquoi vous voulez jouer dans la cour des grands ? ». Bah j'ai dit
moi je trouve ça très bien qu'on soit avec les autres, si on leur
apporte rien, eux nous apportaient... (Rire).Voilà quoi ! ».
Son propos sous-entendrait qu'il existe une « cour des grands »
face à une supposée « cour des petits ». Au-delà
de positionner la Tête des Trains par son envergure, il ne donne pas
beaucoup plus de crédit au degré de professionnalisation de
celle-ci. C'est aussi ce qu'avait pu ressentir Aurélien Boutet, actuel
coordinateur de la Fédération des Foyers Ruraux de
Seine-et-Marne, qui dans le cadre de son association, Gadget O Phone, avait
intégré le réseau Pince Oreilles : « Je suis
arrivé aux Pince
132 Brandl Emmanuel, in «La sociologie
compréhensive comme apport à l'étude des musiques
amplifiées/actuelles régionales», in GREEN Anne-Marie (sous
la dir.), Musique et Sociologie. Enjeux méthodologiques et approches
empiriques, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques Sociales »,
Série « Musiques et champ social », 2000, p. 267
133 Ibid. p. 269
134 Ibid. p. 279
79
Oreilles, ça a pas été simple parce
que à l'époque fallait montrer un peu pattes blanches, fallait
montrer qu'on était dans une démarche de professionnalisation
etc.(...) Mais en même temps au Pince Oreilles, je m'y retrouvais pas
trop parce qu'on sentait que c'était le truc qui était, enfin
politiquement c'était quand même tenu par les grosses salles et
moi j'avais l'impression que tu vois qu'on vivait pas forcément dans le
même monde, qu'on avait pas forcément les mêmes
problématiques, les mêmes attentes. » Là aussi,
des décalages sont ressentis entre structures d'envergure
différentes. Le fait d'avoir « sa place » au sein du
réseau et de s'y sentir légitime, semble relever du niveau de
professionnalisation, une exigence plus ou moins explicite, qui peut
générer un sentiment de retrait, voire d'exclusion.
D'ailleurs, bien que prégnante en milieu rural, la
question de la pérennité de l'emploi ne constitue pas une
spécificité forte, toutefois le contexte dans lequel elle se
pose, nous l'avons vu, est largement caractérisé par un
déficit d'implication de l'échelon local.
En somme, la modification progressive des codes et
représentations d'une partie du secteur musiques actuelles «
institutionnalisée » a potentiellement généré
des écarts de vision en son sein. Si l'on ne peut affirmer que ces
écarts résultent d'une opposition entre milieux urbains et
ruraux, force est de constater qu'elle lui est fortement associée.
Dès lors, il paraît intéressant à ce stade de
s'interroger sur les relations des acteurs entre eux.
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