1.2. Jeunesse et pratiques culturelles, quelles contraintes
en milieu rural?
Nées de l'intérêt des politiques publiques
pour les pratiques culturelles des «jeunes», les musiques actuelles
ont initialement été investies lors d'une démarche plus
large de légitimation et de construction d'une certaine catégorie
de publics. Philippe Teillet106 nous expose la manière dont
s'est construit l'intérêt des pouvoirs publics dans le domaine des
musiques actuelles, davantage soucieux de cibler des publics que d'exiger une
certaine qualité artistique : « s'est constitué au coeur
de l'intervention culturelle publique un secteur dont la
légitimité reposait moins sur la valeur attribuée aux
productions artistiques (...) que sur le souci
106 Maître de conférences en sciences politiques.
Responsable des masters professionnels "Direction de projets culturels"
à l'Institut d'Études Politiques de Grenoble et "Direction
d'équipements et de projets dans le secteur des musiques actuelles et
amplifiées" à l'Université d'Angers. Les travaux de
Philippe Teillet s'articulent autour de la question des politiques culturelles,
plus particulièrement dans le champ des musiques actuelles.
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des publics identifiés comme étant
majoritairement ceux de ces productions. »107 Ce secteur
résulte de l'attention que portaient les politiques publiques sur des
catégories de publics alors peu ou pas considérées : les
publics dit « jeunes » de 16 à 25 ans, les publics des
quartiers défavorisés, les publics des banlieues. Il est
d'ailleurs curieux de noter qu'ici, on parle de pratiques à la fois
« jeunes » et « urbaines », une association de termes qui
omet ce qu'on serait alors tenté de qualifier de pratiques « jeunes
et rurales ». La jeunesse rurale ne serait-elle que le réceptacle
après-coup de ce qui se construit en ville ? D'ailleurs, qui dit
jeunesse en difficulté sous-entend jeunes des banlieues, la «
culture jeune » semble fortement entretenue dans une vision assez
stéréotypée et caricaturale de la jeunesse populaire
banlieusarde représentée par les rappeurs, les punks et autres
blousons noirs. C'est ce que suggère Nicolas Renahy : « Les
jeunes ruraux, lorsqu'ils sont pris en considération (et qu'ils ne sont
pas seulement perçus comme des « ploucs »), apparaissent comme
le négatif de leurs homologues urbains : moins formés, moins
cultivés... »108
La Seine-et-Marne est un département
particulièrement jeune. La part des 0-19 ans est de 28,3%109,
le plaçant comme le troisième département le plus jeune de
France. Bien que leur répartition soit, elle aussi,
hétérogène, la présence forte de jeunes sur
l'ensemble du territoire est effective. Variant de 22% à plus de 28% sur
le Gâtinais, les jeunes représentent plus de deux seine-et-marnais
sur dix en zone rurale ou périurbaine. Aussi, l'opposition entre les
jeunes ruraux et urbains, au même titre que leur population
entière, n'a plus de sens au regard de leur modes de vie, leurs valeurs
et leurs pratiques qui s'homogénéisent autour d'un standard
urbain110. Ce n'est donc pas le lieu de résidence qui modifie
l'intérêt commun pour les activités culturelles et
musicales, ni « pour les pratiques de sociabilité entre pairs
qui constituent en quelque sorte le ciment des cultures adolescentes.
»111 Les variations qui ont pu être observées
entre les pratiques des urbains et des ruraux semblent, en partie, produites
par les caractéristiques et configurations spatiales dans lesquelles ils
évoluent, même s'ils ne sont
107 Teillet Philippe, « Publics et politiques publiques
des musiques actuelles », O. Donnat, P. Tolila, Le(s) public(s) de la
culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p.155
108 Renahy Nicolas, Les Gars du coin, Paris, La
Découverte, p.19
109 Voir en annexe n°10, la répartition des moins de
20 ans sur le département de Seine-et-Marne
110 Olivier David, « Le temps libre des jeunes ruraux :
des pratiques contraintes par l'offre de services et d'activités de
loisirs », Territoires en mouvements, Revue de géographie et
aménagement, n°22, 2014
111 Olivier David, op.cit, p.85
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« jamais des facteurs déterminants
»112. En effet, ces tendances à l'uniformisation ne
gomment pas pour autant toute influence de la variable territoriale.
L'étude de 2007 sur les jeunes dans les espaces de
faible densité113 a permis de mettre en évidence
différents profils, types de rapports et de modes de vie des jeunes au
sein de leur territoire. Pour certains ruraux, ou périurbains, «
les espaces de faible densité, représentés comme des
espaces fermés, jouent un rôle de piège
»114. Leur espace de vie se caractérise par des
termes peu mélioratifs, notamment chez certains jeunes du
Gâtinais115 : « Ça bouge pas assez, enfin dans
le 77 y'a rien ! », « C'est trop tranquille, il faut casser la
routine, faut bouger un peu quoi. », « Bah je trouve que
ça bouge pas assez », « On est trop isolé en
Seine-et-Marne en fait ». Ils reprochent surtout à ces
territoires de manquer de modernité et d'activité. La
ruralité fantasmée, perçue comme un paradis naturel, se
heurte ici aux réalités locales, à savoir la monotonie et
l'isolement. Un décalage qui renforce le sentiment d'être
piégé. Comme le souligne les auteurs, « il y a comme une
peur de la ligne droite toute tracée, de la routine qui se projetterait
sur l'espace de vie ». Toutefois, le territoire peut aussi
représenter pour ces jeunes « un rempart contre les
problèmes, un gage de qualité de vie. »116
Même s'ils reconnaissent qu'il n'est pas toujours aisé de vivre
à la campagne, ils s'accommodent au quotidien, font preuve de
débrouillardise et élaborent leurs propres tactiques. Le
territoire fonctionne pour eux comme un refuge, une enceinte loin des dangers
de la ville, bien qu'ils n'y soient pas imperméables. D'ailleurs, ils
regrettent les stigmates des adultes ou des politiques locales sur le
caractère problématique de la jeunesse. Une situation qui
renforce par ailleurs, le besoin d'autonomie et d'indépendance d'un
dernier groupe de jeunes identifié par l'étude. Pour eux, ces
espaces sont sources d'épanouissement et ils s'en disent fiers. Il
s'agit du seul groupe identifié où s'affirme le sentiment de
devoir animer ces territoires, de s'impliquer dans la vie locale par le biais
d'associations. Les territoires représentent un espace des possibles,
dans lequel la mobilité est adaptée, et est moins
appréhendée comme une source de difficultés.
112 Escaffre Fabrice, Gambino Mélanie, Rougé
Lionel, « Les jeunes dans les espaces de faible densité : d'une
expérience de l'autonomie au risque de la captivité »,
Société et jeunesse en difficulté, n°41,
2007,
p.5
113 Ibid.
114 Ibid. p.8
115 Propos recueillis d'après l'interview
réalisé par l'association Musiqafon dans le cadre du projet
« La
culture, le 77 et moi » initié par le projet Place
Aux Jeunes par le Service Jeunesse de Seine-et-Marne. Les jeunes
répondants sont des lycéens de Nemours et Fontainebleau.
116 Escaffre Fabrice, Gambino Mélanie, Rougé
Lionel, Op. Cit. p.9
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