C - Prime pour l'emploi et justice sociale
Selon l'ONU, « la justice sociale est
fondée sur l'égalité des droits pour tous les peuples et
la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de
bénéficier du progrès économique et social partout
dans le monde. Promouvoir la justice sociale ne consiste pas simplement
à augmenter les revenus et à créer des emplois. C'est
aussi une question de droits, de dignité et de liberté
d'expression pour les travailleurs et les travailleuses, ainsi que d'autonomie
économique, sociale et politique » (ONU,
2015).
Les nouvelles théories du bien-être ont
contribué à promouvoir une vision des politiques sociales
davantage centrée sur la liberté et la responsabilité
individuelles, lesquelles sont mises en regard des objectifs de
réduction des inégalités, par le biais de principes de
justice distributive. Outre les difficultés de l'approche utilitariste
à aboutir à une fonction collective de bien-être social,
ces théories « post-welfaristes » ont pour
intérêt de prendre parti sur ce qui doit faire l'objet de
redistribution et sur les règles qui doivent guider cette
dernière, avec des implications directes pour les politiques
sociales.
57
Selon John Rawls64 en 1971, la priorité
devrait ainsi être donnée à l'égalisation des
ressources dans le domaine des « biens sociaux premiers » :
c'est-à-dire la priorité aux droits et libertés de base,
l'égalité des chances pour l'accès aux positions et aux
fonctions, l'acceptation des inégalités de revenu et de richesse
dans la mesure où elles améliorent la situation des membres les
plus désavantagés de la Société, les objectifs et
les goûts des individus restant du domaine de leur responsabilité
personnelle. Pour Ronald Dworkin65 en 1981, l'égalisation des
ressources devrait tenir compte des talents et des handicaps dont disposent les
individus, mais pas des conséquences de leurs préférences
et aspirations, qui elles relèvent de la responsabilité
individuelle et ne devaient pas faire l'objet de compensation par les
politiques publiques, lesquelles devaient se limiter aux
inégalités dont les individus ne sont pas responsables (Elbaum,
2007). Les orientations politiques contemporaines, qui veulent concilier
égalité des chances et responsabilités individuelles, ne
prennent toutefois pas suffisamment en compte les obstacles que rencontrent
effectivement les personnes pour faire valoir leur liberté de choix dans
l'environnement social dans lequel elles évoluent. Elles ne tiennent pas
non plus compte du fait que certains individus ou groupes sociaux se trouvent
dans des positions socialement dominées, les empêchant de faire
valoir l'intégralité de leurs droits et d'employer avec les
mêmes chances d'efficacité les ressources qui leur sont consenties
(Elbaum, 2007).
C'est pourquoi on peut souhaiter que les politiques sociales
s'inspirent davantage de théories de justice sociale comme celles
promues par Amartya Sen66, en y recherchant des implications
concrètes. Selon Sen, l'accent doit être mis sur les
«capabilités de base», c'est-à-dire sur les
capacités qu'ont effectivement les individus de choisir leur projet de
vie en considérant leurs caractéristiques et leur environnement,
et donc les conditions leur permettant réellement d'accéder
à des modes de vie (ou de fonctionnement) considérés comme
équivalents (Sen, 2003).
Selon le cadre théorique de Mirrlees sur la
fiscalité optimale, et notamment sur l'équilibre en
équité et en efficacité, et indépendamment des
objectifs d'incitation au travail ou de redistribution des revenus, la PPE peut
se justifier au moins du point de vue de l'équité fiscale : en
effet, elle permet de faire profiter, à des ménages non
imposables, de la baisse de l'impôt (Allègre, Périvier,
2005-2 ; Bourguignon, 2002). Et, « Réduire les taux de
prélèvement existant, de fait, sur les plus faibles revenus
d'activité
64 John Rawls est un philosophe
américain né en 1921 à Baltimore et mort en 2002 à
Lexington. Rawls est l'un des philosophes politiques les plus
étudiés du XXe siècle.
65 Ronald Dworkin est un
philosophe américain né en 1931 à Worcester
(Massachusetts) et mort en 2013 à Londres. Il était professeur de
philosophie à Londres et New York.
66 Amartya Kumar Sen, né le
3 novembre 1933 en Inde, est un économiste. Il a reçu le prix
Nobel d'économie en 1998 pour ses travaux sur la famine, sur la
théorie du développement humain, sur l'économie du
bien-être, sur les mécanismes fondamentaux de la pauvreté,
et sur le libéralisme politique. Il est l'initiateur de l'approche par
les capabilités.
58
répond à un principe de justice fiscale ou
sociale » (Conseil de l'Emploi, des Revenus et de la Cohésion
Sociale, 2001 : p. 67).
En premier lieu, la Prime pour l'emploi est bien le moyen
d'alléger le prélèvement net des individus les plus
modestes qui sont membres d'une famille comprenant au moins un actif
occupé et qui ne peuvent pas bénéficier d'une baisse de
l'impôt sur le revenu parce que non imposables. En second lieu, elle
contribue à la réduction, au sein des «classes moyennes
», des prélèvements que supportent les individus les plus
fiscalisés. A ce titre, la mise en place de la Prime pour l'emploi
pourrait être justifiée par des considérations
d'équité sociale sans faire nécessairement
référence aux incitations financières au travail (Legendre
et al., 2002).
Toutefois, le premier décile de niveau de vie concentre
une proportion élevée de ménages touchés par le
chômage, qui par définition ne peuvent bénéficier
d'un crédit d'impôt ciblé sur les personnes ayant
exercé une activité professionnelle (Legendre et al.,
2004). C'est probablement à cet égard, dans un contexte de
chômage élevé et croissant causé par l'insuffisance
de la demande de travail, que la PPE affiche une injustice sociale. A titre
d'exemple, en 2002, la Prime pour l'emploi concerne 30,6% des ménages.
Cependant, les plus modestes d'entre eux en sont moins souvent
bénéficiaires. De ce point de vue, la Prime pour l'emploi ne
concerne que 27,6% des ménages pauvres cette même année
(Courtioux, Le Minez, 2004).
Le système d'attribution de la PPE permet toutefois de
contrer le phénomène de non-recours aux droits sociaux (Warin,
2010), ce qui va en faveur, à cet égard, d'une
égalité des chances.
a - Un creusement des
inégalités entre situation de temps pleins, de temps partiels, et
de chômage
Dans l'objectif de lutte contre les inégalités,
l'importance « dépend des préférences des
pouvoirs publics. Ces préférences sont résumées par
une aversion plus ou moins grande pour les inégalités. La
réduction des inégalités concerne aussi bien la
pauvreté des personnes sans emploi que la pauvreté laborieuse.
Cette précision est importante, car les instruments ne sont pas
nécessairement les mêmes pour ces deux types de pauvreté.
Enfin, les situations de pauvreté peuvent dépendre de multiples
facteurs, parmi lesquels la formation et les revenus mais aussi la situation
familiale. L'efficacité des politiques de lutte contre la
pauvreté appelle donc la possibilité de les cibler selon les
différents facteurs de pauvreté »
(Cahuc et al., 2002 : pp. 63-64), ce qui n'est
pas le cas de la PPE qui en l'occurrence ne bénéficie pas aux
pauvres sans emploi.
Cet aspect créé une inégalité
entre personnes pauvres avec ou sans emploi. Il met en outre en exergue l'effet
Matthieu67 de la PPE : donner à ceux qui ont
déjà. En effet, « la
67 En référence à la formule de l'Evangile
selon Matthieu : « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il
vivra dans l'abondance... »
59
Prime pour l'emploi ne profite donc pas majoritairement
aux plus pauvres » (Clerc, 2006), mais seulement à ceux qui
travaillent (Barnaud, Bescond, 2006).
Il peut ainsi être affirmé que la PPE, gommant
certaines inégalités, est créatrice d'autres
inégalités sociales. D'une part elle ne concerne que les actifs
au travail, par opposition aux chômeurs, et d'autre part, elle ne
concerne que la part de la population percevant plus de 0,3 SMIG (par
troncature). Cette double condition d'activité et de niveau de revenu,
particulièrement dans le cadre actuel de présence d'un
chômage de masse structurel, et par opposition à la situation du
début des années 80, est génératrice d'injustices
sociales vis-à-vis des personnes privées d'emploi, et
vis-à-vis des travailleurs à certains temps partiels (très
partiels).
b - Les femmes en emploi
« L'insertion professionnelle des femmes a
été favorisée par l'élévation de leur niveau
de formation mais elle a des caractéristiques propres. La croissance de
l'activité féminine s'est faite en partie grâce au
développement du temps partiel et les conditions d'emploi et de
rémunération des femmes sont moins favorables que celles des
hommes » (Châteauneuf-
Maclès, 2011 : p. 4). Cependant leur situation au sein
du ménage les prédispose au temps partiel et/ou au sous-emploi en
raison d'une difficulté de conciliation entre travail et famille
(Châteauneuf-Maclès, 2011).
« Si le travailleur principal est peu
sensible aux incitations, ce n'est pas le cas des personnes appartenant
à un ménage où il existe déjà des revenus
d'activité. Leur offre de travail est plus sensible aux gains à
l'emploi. Ce sont le plus souvent des femmes dont le mari travaille. Assumant
toujours l'essentiel des tâches domestiques, leur désir de
travailler est souvent confronté aux difficultés d'organisation
qu'elles rencontrent surtout lorsqu'elles ont des enfants en bas âge.
Elles mettent en balance le coût de la sous-traitance de ces
tâches, le coût de la garde des enfants, et le salaire qu'elles
reçoivent si elles travaillent. Cependant, la réactivité
de l'offre de travail de cette catégorie de personnes dépend
fortement des montants versés » (Allègre,
Périvier, 2005-2 : p. 7). Cet aspect témoigne d'une
trappe à inactivité.
« La garde des jeunes enfants freine
l'activité des mères : face à la pénurie de places
en crèche, et au coût souvent prohibitif des autres modes de
garde, elles renoncent à l'activité. L'exclusion du marché
du travail jusqu'à la scolarisation de l'enfant compromet leur retour
à l'emploi, surtout en l'absence de programmes de formation
adaptés » (Allègre, Périvier,
2005 - 1 : p. 2). D'autre part, les femmes déjà en situation
d'emploi, et bien que volontaires pour travailler davantage, n'en n'ont en
moyenne moins la disponibilité, contrairement aux hommes, selon la
situation familiale et le temps de travail, comme le démontre le
graphique 2. Cet aspect témoigne d'une inégalité de
situation et de moyen selon le genre, représentant une source
d'injustice sociale.
60
Graphique 2 : Personnes salariées en emploi qui
souhaitent effectuer un nombre d'heures plus important et qui sont
disponibles pour cela
selon la situation familiale et le temps de
travail
Champ : Personnes exerçant un emploi
salarié, âgées de 23 à 55 ans en 2007, dont les
revenus d'activité annuels en 2005 étaient inférieurs
à 1,5 SMIC annuel. Elles représentent 64 % des personnes
interrogées.
Source : Enquête sur la Prime pour l'emploi
et les obstacles à la reprise d'emploi (DARES et DREES) in Bonnefoy
et al., 2008 : p. 41.
En conclusion, la balance entre le coût de la
sous-traitance de certaines tâches au sein du foyer, le coût de la
garde des enfants, et le salaire que les femmes reçoivent si elles
travaillent, peut être créatrice de trappe à
inactivé structurelle et spécifiquement féminine. Le fait
que cet aspect ne concerne que les femmes en opposition aux hommes, et ce dans
un contexte d'absence d'aides spécifiques venant atténué
cet état de fait, est créateur d'une injustice sociale de
genre.
c - Analyse par les
capabilités
Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998 et
professeur au Trinity College de Cambridge, offre une nouvelle lecture
du modèle économique, inspirée de développement, de
justice, et de liberté. Cette nouvelle grille d'analyse part du postulat
que le monde n'est pas seulement partagé entre les riches et les pauvres
(dans une unique vision monétaire). Le concept des
capabilités de Sen apporte une réponse à la
question « comment faire en sorte que la
prospérité économique permette à chacun de vivre
comme il le souhaite » (Sen, 2013 : 4ème de
couverture). D'autre part, ce concept part d'un second postulat
établissant que « notre qualité de vie ne se mesure pas
à notre richesse, mais à notre liberté » (Kofi
Annan68 in Sen, 2013 : 4ème de couverture). En
effet, Sen s'attache à bien discerner, en toute situation, revenus,
ressources, et liberté, mais aussi à faire la différence
entre la pauvreté par le revenu et celle par les capacités,
ou encore à voir le chômage comme une privation de
capacités (et non seulement une privation d'emploi et de ressources
pécuniaires). Enfin, une question subsiste en toile de
68 Kofi Annan, né en 1938 au Ghana, fut le
septième secrétaire général des Nations unies et le
premier à sortir des rangs du personnel de l'organisation. Il a
occupé cette fonction de 1997 à 2006.
61
fonds à ses travaux : « la contrainte est-elle
efficace » (Sen, 2013 : p. 290) vis-à-vis des effets
secondaires qu'elle génère, jusqu'au risque de tentations
autoritaires (Sen, 2013 : pp. 290-294) ? En effet, ne porte-t-elle pas atteinte
au capital humain, et ce au travers de la mise en oeuvre des capacités
humaines (privation de capabilités par privation de
capacités) ?
Selon Sen, la mission des politiques sociales est,
au-delà de la compensation financière des handicaps, d'agir sur
la multiplicité des difficultés auxquelles les personnes sont
concrètement confrontées dans les différentes dimensions
de leur vie, en tenant compte du fait qu'elles conditionnent l'exercice de leur
responsabilité économique : prise en charge précoce des
problèmes de santé, égalisation de l'accès aux
soins et à la prévention, capacités d'accueil suffisantes
et financièrement accessibles pour les enfants et les personnes
âgées, permettant notamment aux femmes d'exercer la
plénitude de leurs choix professionnels, engagement de la
collectivité dans l'accompagnement des chômeurs et des
salariés précaires vers des emplois de meilleure qualité,
prise en compte des problèmes de transport ou des difficultés
qu'ont certains parents à assurer le suivi scolaire de leurs enfants,
etc. Ceci implique qu'au-delà des simples aspects financiers, les
politiques sociales assurent une offre suffisante et équitablement
répartie de services sociaux de qualité, en en faisant
prioritairement bénéficier les populations qui ont des
difficultés à y accéder du fait de leur environnement
social ou géographique (Elbaum, 2007). Ces aspects semblent concerner
particulièrement la population cible de la PPE.
« Et même la perspective d'une
égalisation des « capabilités » ou d'une réelle
parité de participation n'exclut pas, pour les politiques sociales, de
tenter de limiter les inégalités effectives de situations, dans
la mesure où il est très difficile de faire la part entre
responsabilités sociales et individuelles (déterminisme versus
libre arbitre), et où l'on ne peut nier que les choix des individus, par
exemple en matière de cursus scolaire ou de comportements de
santé, restent pour une large part conditionnés par leur milieu
social d'origine » (Elbaum, 2007 : p. 564).
La définition seulement monétaire de la
pauvreté (ou de la pauvreté laborieuse s'agissant de la PPE) ne
va pas non plus sans poser de problèmes. D'autre part, concernant la PPE
et la pauvreté laborieuse, « travailler » est une situation
individuelle, tandis que la pauvreté s'apprécie sur la base de
variables mesurées au niveau du ménage : la catégorie des
travailleurs pauvres se trouve ainsi définie à l'intersection de
deux unités statistiques, l'individu et le ménage. De plus, la
construction
statistique «individu-travailleur / ménage-pauvre
», rend l'analyse du phénomène particulièrement
complexe, puisque la construction oblige en effet à
démêler, en aval, le rôle des facteurs individuels et des
facteurs familiaux (Ponthieux, 2009). Enfin, la définition
monétaire est tant aussi critiquable vis-à-vis de son
caractère « tranchant » : à quelques centimes d'euro
près, une personne ne percevra pas telle ou telle allocation, telle ou
telle prestation, alors que son niveau de vie est identique à celui qui,
à quelques centimes d'euro près, va la percevoir.
62
L'emploi est pourvu de nombreux avantages (dont la
rémunération et l'intégration) mais suppose de pouvoir
d'abord y accéder : « de multiples contraintes
pèsent sur la reprise d'activité. La recherche d'un emploi est
une démarche coûteuse (coût de transport, de correspondance,
d'habillement....), ce qui accentue les difficultés de reprise
d'activité des personnes les plus pauvres, qui ne peuvent payer cet
« investissement ». Les personnes ayant à charge des
dépendants (enfants ou personnes âgées) ne peuvent pas
prendre un emploi en l'absence de services leur permettant d'associer ces
charges familiales et l'activité. Ces services doivent être de
qualité, accessibles financièrement et suffisamment
présents pour faciliter l'organisation quotidienne de ces travailleurs
» (Allègre, Périvier, 2005 - 1 : p.
2). Ce serait particulièrement à ce titre que des aides non
monétaires, en développement des capabilités des
individus, seraient utiles et justes socialement en direction de la population
cible de la PPE. Bien entendu, les personnes ayant à charge des
dépendants sont les premières visées, mais aussi les
femmes dont le mari travaille, car assumant souvent l'essentiel des
tâches domestiques, bien que leur désir de travailler soit souvent
confronté aux difficultés d'organisation qu'elles rencontrent
(Allègre, Périvier, 2005-2).
De plus, « l'absence de formation est le premier
motif qui explique la persistance du chômage » (Pla, 2007 : p.
6), et à ce titre, le fait d'« offrir à chacun un
accompagnement social et professionnel performant pour accroître ses
perspectives d'insertion » (Hirsch, 2008, p. 194) doit devenir une
priorité, insérée entre justice et liberté, en
expression de l'individu et de ses capabilités au sens de Sen.
Cet aspect viendrait en renforcement de l'employabilité des personnes,
car il existe pour chacun des chances inégales d'occuper un emploi,
au-delà déjà du niveau de formation : santé,
âge, contexte local de l'emploi, ancienneté dans le chômage,
etc. (Pla, 2007).
Concernant la pauvreté et les inégalités,
l'approche de Sen estime qu' « il est juste de
considérer la pauvreté comme une privation de capacités de
base plutôt que, simplement, comme un revenu faible »
(Sen, 2013 : p. 36). A ce même titre, et selon la
même approche, « le chômage ne se résume
pas, par exemple, à un déficit de revenus que des transferts par
l'Etat peuvent contrebalancer... ...Il provoque aussi d'autres effets à
long terme, nuisibles pour les libertés individuelles, les
capacités d'initiative et la valorisation des savoir-faire... ...Entre
autres, le chômage est source d'exclusion sociale... »
(Sen, 2013 : p. 37).
En conclusion, il peut être affirmé que les
politiques sociales ont un rapport avec la croissance, selon notamment les
priorités données aux services sociaux (particulièrement
en santé et en éducation) qui aide à réduire la
mortalité et à améliorer la qualité de vie (Sen,
2013). Elles peuvent, dans une approche non monétaire, intervenir au
titre des capabilités. Par exemple, s'agissant de la PPE, il
pourrait être adjoint, en complément ou en remplacement d'une
partie de l'aide monétaire, une palette de services concernant les
freins à la reprise ou au maintien dans l'emploi : participation au
coût du transport, de la correspondance, de l'habillement, structure
d'accueil publique en garde de jeunes enfants, des personnes âgées
etc. Il est une fois de
63
plus dommage que les personnes sans emploi ou faiblement
employés (en dessous de 0,3 SMIC) ne puissent bénéficier
de la PPE, tant sur le plan pécuniaire que sur celui des
capabilités qu'il aurait été possible de mettre
en oeuvre ou de développer. Cet aspect est d'autant plus dommageable
pour les femmes et/ou les personnes à charge de dépendants. En
effet, c'est précisément cette catégorie de personnes qui
subit le plus de privations au sens de Sen.
L'objectif de redistribution de la PPE n'est pas atteint. En
effet, la Prime pour l'emploi n'a qu'un effet redistributif limité, de
part un ciblage insuffisant et de part la modicité des montants
distribués (Legendre et al., 2004). D'autre part, elle ne
bénéficie qu'aux personnes en emploi, les plus démunis,
les personnes sans emploi, ou à temps très partiel, ne font pas
partie de la cible. De ce fait, 84,5 % des bénéficiaires
de la PPE ne sont pas en situation de pauvreté (Cour des comptes
2006 ; Cour des comptes, 2011), et « la
Prime pour l'emploi ne réduit que de 0,5 point le taux de
pauvreté des personnes en emploi » (Bonnefoy
et al., 2008 - 2 : p. 4).
D'autre part, il est également important de souligner
que l'exclusion de son bénéfice des personnes ayant des revenus
d'activité inférieurs à 0,3 SMIC, et son extension
à des personnes ayant des revenus d'activité supérieurs
à 1,4 SMIC, en amoindrissent le caractère purement
redistributif dans la mesure où la prise en compte de certaines
situations familiales permet notamment à des personnes disposant d'un
revenu d'activité atteignant 2,1 SMIC d'en
bénéficier (Bonnefoy et al., 2008 - 2).
La PPE a un impact très faible sur l'offre de travail
et très incertain sur l'emploi. En augmentant le gain financier
procuré par l'emploi, la PPE cherche à stimuler l'offre de
travail. Mais, en réalité, la prime peut exercer deux types
d'effets antagonistes sur les comportements d'activité :
-un effet de substitution : la hausse de la
rémunération du travail rend celui-ci plus attractif que
l'inactivité (impact positif) ;
-un effet de revenu : l'augmentation du pouvoir d'achat de
chaque heure travaillée permet aux individus, à revenu constant,
de travailler moins (impact négatif).
La Prime pour l'emploi peut par ailleurs décourager
l'activité du second travailleur dans les couples biactifs, en raison de
la contrainte du plafond de revenu global, calculé au niveau du
ménage (Cour des comptes, 2006). De plus, les dispositifs
fiscaux proposant des crédits d'impôt aux ménages dont un
des membres, préalablement inactif, reprend un emploi, visent à
augmenter l'offre de travail, mais leur efficacité reste toutefois
faible tant que leur impact anticipé est réduit par les effets
désincitatifs d'autres transferts (Fougère, 2006).
64
L'ensemble des études menées montrent que
l'impact de la PPE sur l'offre de travail est positif mais faible (de + 0,2
à +0,4 % selon les études). Egalement, les enquêtes
réalisées auprès des ménages corroborent ces
conclusions : en juin 2003, dans leurs réponses à l'enquête
de l'INSEE, 3 % seulement des ménages interrogés ont
indiqué être incités par la PPE à « reprendre
une activité », 4 % seulement à « travailler davantage
» et 31 % à « continuer à travailler » (Bonnefoy
et al., 2008 - 2).
L'effet sur l'emploi est encore plus incertain que sur celui
de l'offre de travail, l'efficacité de la PPE sur l'emploi étant
tributaire du contexte économique général. Les
évaluations disponibles montrent que la PPE n'a qu'un impact très
faible sur l'emploi, notamment au niveau des femmes (Laroque, Salanié,
2002 ; Périvier, 2003). L'une des études conclut que la PPE ne
permettrait qu'une hausse du taux d'emploi de 0,2 point (de 47,3 à 47,5
%) pour les femmes, et de 0,3 point (de 84,6 à 84,9 %) pour les hommes
(Cour des comptes, 2006). Enfin, des trappes à inactivité
demeurent pour certains groupes d'individus (Anne et l'Horty, 2002), notamment
pour les femmes (Jamet, 2006 ; Margolis, Starzec, 2005). Certes, la PPE n'a pas
pour seul but de stimuler l'emploi, mais compte tenu de son coût
budgétaire, son rapport coût/efficacité est faible
(Bonnefoy et al., 2008 - 2).
S'agissant du mode de résolution du problème
social, au début des années 80, dans l'image
véhiculée il pouvait être déchiffré que les
pouvoirs publics oeuvraient en direction d'un lissage des
inégalités, d'une aide en direction des travailleurs pauvres,
d'une main tendue en faveur d'une reprise d'activité ou d'un maintien
dans l'emploi, en lutte contre la pauvreté. Cette image était
colorée d'un principe Méritocratique (« aidez-vous et le
ciel vous aidera » : entendre « travaillez et l'Etat vous
aidera »). Le message véhiculé en direction du patronat
était que cette mesure fiscale ne mettait pas à contribution les
employeurs et n'alourdissait pas le coût du travail, en maintien de la
rentabilité des entreprises et de la compétitivité du
modèle français. La PPE n'a pas subie de critique ou tension
majeure de l'opinion publique (les critiques sont arrivées des
personnalités politiques, toutes tendances confondues, et ont
été inhérentes à la pertinence et aux impacts
même du dispositif). L'imbrication de cette mesure sectorielle dans le
référentiel global (rapport global / sectoriel, RGS) s'est
réalisée sans tension particulière, elle a
été naturellement intégrée et acceptée.
Concernant le respect des principes de justice sociale, il
peut être affirmé que la PPE, tout en gommant certaines
inégalités, est créatrice d'autres
inégalités sociales. D'une part elle ne concerne que les actifs
au travail, par opposition aux chômeurs, et d'autre part, elle ne
concerne que la part de la population percevant plus de 0,3 SMIG (par
troncature). Cette double condition d'activité et de niveau de revenu,
particulièrement dans le cadre actuel de présence d'un
chômage de masse structurel, et par opposition à la situation du
début des années 80, fait que la PPE est
génératrice d'injustices sociales vis-à-vis des personnes
privées d'emploi, et vis-à-vis des travailleurs à certains
temps partiels (très partiels). Elle est également
créatrice d'inégalité entre personnes pauvres
65
avec ou sans emploi. Enfin, elle met en exergue l'effet
Matthieu : donner à ceux qui ont déjà. En effet,
« la Prime pour l'emploi ne profite donc pas majoritairement aux plus
pauvres » (Clerc, 2006), mais seulement à ceux qui travaillent
(Barnaud, Bescond, 2006).
Concernant les femmes, la balance entre le coût de la
sous-traitance de certaines tâches au sein du foyer, le coût de la
garde des enfants, et le salaire que les femmes reçoivent si elles
travaillent, peut être créatrice de trappe à
inactivé structurelle et spécifiquement féminine. Le fait
que cet aspect ne concerne que les femmes en opposition aux hommes, et ce dans
un contexte d'absence d'aides spécifiques venant atténué
cet état de fait, est créateur d'une injustice sociale de
genre.
En point positif, le système d'attribution de la PPE
(automatisation fiscale et crédit d'impôt) permet toutefois de
contrer le phénomène de non-recours aux droits sociaux (Warin,
2010), ce qui va en faveur, à cet égard, d'une
égalité des chances.
Les politiques sociales pourraient, dans une approche non
monétaire, intervenir au titre des capabilités au sens
de Sen. Par exemple, s'agissant de la PPE, il pourrait être adjoint, en
complément ou en remplacement d'une partie de l'aide monétaire,
une palette de services concernant les freins à la reprise ou au
maintien dans l'emploi. Il est une fois de plus dommage que les personnes sans
emploi ou faiblement employés (en dessous de 0,3 SMIC) ne puissent
bénéficier de la PPE, tant sur le plan pécuniaire que sur
celui des capabilités qu'il serait possible de mettre en
oeuvre. Cet aspect est d'autant plus dommageable pour les femmes et/ou les
personnes à charge de dépendants. En effet, c'est
précisément cette catégorie de personnes qui subit le plus
de privations au sens de Sen.
En résumé, la Prime pour l'emploi
présente trois principaux défauts qui altèrent son
efficacité incitative et redistributive. Le dispositif est peu
ciblé (premier défaut) et induit de faibles montants unitaires
distribués (second défaut). Enfin, la Prime pour l'emploi manque
de visibilité tant pour ses bénéficiaires effectifs que
pour ses bénéficiaires potentiels (troisième
défaut). Ce manque de visibilité vient d'une
méconnaissance du dispositif, par manque d'information, de la
complexité du dispositif, difficile à comprendre sur certains
aspects, et d'un différé de 9 à 18 mois dans la perception
de cette aide (Cour des comptes, 2006). Au final, la PPE a un impact
limité tant sur l'offre de travail que sur son aspect redistributif
(Cour des comptes, 2006).
Le manque de visibilité de la Prime pour l'emploi lui
tient à trois facteurs. D'abord, la prime n'est perçue qu'avec un
important décalage dans le temps (9 à 18 mois). Ce
décalage, dû au rattachement de la PPE à l'impôt sur
le revenu, affaiblit le message selon lequel « le travail paie »
(Making work pay) (Arnaud et al., 2008 ; Attali, 2008 ; Cahuc
et al., 2008 ; Cour des comptes 2006 ; Cour des comptes 2011). Afin
d'y remédier, la loi de finances pour 2004 a instauré un
système d'acompte pour certains demandeurs d'emploi et titulaires de
minima sociaux reprenant une activité. Mais, complexe, mal connu et mal
compris, ce dispositif est très peu utilisé (Cour des comptes,
2006).
En second lieu, la complexité du mode de calcul de la
PPE et de ses conditions d'attribution et de versement a pour
conséquence qu'un bénéficiaire sur quatre de la PPE, une
année donnée, n'est pas en mesure de déterminer si, au vu
de son comportement d'activité, il en bénéficiera encore
l'année suivante. Ce manque de prévisibilité affecte de la
même façon les personnes qui reprennent pour la première
fois une activité professionnelle (ils ignorent si elle leur ouvrira
droit à la prime).Ce manque de visibilité affaiblit d'autant plus
la dimension incitative de la PPE que les personnes concernées font
souvent face à d'importantes contraintes de liquidité (Cour des
comptes, 2006).
Enfin, l'information sur la Prime pour l'emploi est lacunaire
(Bonnefoy et al., 2008 - 1), comme cela est également
démontré en annexes 6, 7, et 8 : Les enquêtes «
terrain » réalisées ont démontré une faible
connaissance du dispositif, particulièrement en catégorie «
employés et ouvriers » (essentiellement le coeur de cible de la
PPE). La prime étant un avantage fiscal et non un élément
de paie, elle ne figure pas sur le bulletin de salaire. A cet égard, une
forte communication aurait été nécessaire pour faire
percevoir le dispositif au grand public. Mais le service public de l'emploi ne
relaie pas l'information auprès des demandeurs d'emploi, ce qui
représente une incohérence. L'ANPE, par exemple, ne formule
aucune instruction visant à ce que la question de la PPE soit
abordée lors des entretiens d'accompagnement. Le constat est similaire
dans les autres administrations et services sociaux (caisses d'allocations
familiales, ASSEDIC69, centres communaux d'action sociale(CCAS)). La
Prime pour l'emploi souffre de ce fait d'un réel déficit de
notoriété : si une enquête de l'INSEE a montré que
81 % des ménages interrogés avaient déjà «
entendu parler » de la PPE, cela signifie, a contrario, que
près de 20 % d'entre eux ignoraient jusqu'à son existence (Cour
des comptes, 2006).
66
69 Association pour l'emploi dans l'industrie et le
commerce (ASSEDIC).
67
|
|