B - Analyse séquentielle de la Prime pour
l'emploi : un recentrage
L'analyse séquentielle (C.O. Jones) et l'analyse
cognitive des politiques publiques
(P. Muller) représentent, à l'égard de la
PPE et de ses objectifs originels, des cadres théoriques qui vont
permettre un recentrage. Partant du contexte et de l'analyse qui a conduit du
besoin social au dispositif, analysant le problème social et
déterminant le rôle des acteurs dans le processus public, et
enfin, partant des référentiels global et sectoriel du
début des années 2000, en identifiant le rapport entre eux (RGS),
représentent les
51
actions constitutives d'une démarche conduisant
à la compréhension de cette politique publique de lutte contre la
pauvreté (laborieuse), les inégalités, l'exclusion
induite, et les trappes à inactivité possibles, et ce par la mise
en oeuvre d'une politique active de l'emploi.
a - Contexte et analyse qui conduit du besoin social au
dispositif
S'agissant de la période de création du
dispositif de la PPE, le contexte économique était celui de la
fin des années 90. Le contexte politique de cette même
époque, assorti d'exemples étrangers ayant de fortes similitudes
avec ce qui deviendra en 2001, en France, la Prime pour l'emploi,
déboucha (de façon un peu hasardeuse, après censure du
Conseil constitutionnel, comme il a été vu) sur la mise en oeuvre
d'un dispositif singulier utilisant le crédit d'impôt. Dans les
faits, c'est bien l'analyse du contexte de l'époque qui pose les
fondations du dispositif mis en oeuvre en réponse au besoin social.
Le besoin social était de faire baisser la
pauvreté, et de réduire les inégalités, ces deux
points étant une source d'exclusion sociale (problème à
résoudre).
Politiquement, afin d'éviter une assistance
coûteuse, le dispositif à mettre en place devait induire une lutte
contre la pauvreté passant par le travail (ou la mise au travail), et se
devait donc aussi de lutter contre la pauvreté laborieuse63.
Pousser la population au travail nécessitait qu'il existe une
différence substantielle entre revenu d'activité et
d'inactivité (afin de lutter contre les trappes), et imposait de rendre
le travail des personnes peu qualifiées plus rémunérateur,
plus intéressant (au sens « intéressement ») («
Making work pay »).
« Selon l'INSEE, un travailleur pauvre est
une personne qui s'est déclarée active (ayant un emploi ou au
chômage) six mois ou plus dans l'année, dont au moins un mois en
emploi, et qui vit au sein d'un ménage pauvre. Selon l'INSEE, il y avait
1,09 million de travailleurs pauvres en 1997 et 0,99 million en 2001 (au seuil
à 50% du revenu médian). Au seuil à 60% du revenu
médian, les travailleurs pauvres sont au nombre de 2,08 millions en 1997
et de 1.97 million en 2001 » (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005 : p. 26).
A titre d'exemple, « 93% des français
déclaraient en 2004 être préoccupés à titre
personnel par la pauvreté. La pauvreté est ainsi la principale
préoccupation des français, avant le cancer (90%), le
chômage (90%) et les problèmes liés à
l'environnement (87%). Pour 82% des français interrogés, la
pauvreté a augmenté en 2004. Les français sont ainsi 14%
de plus qu'en 2002 à ressentir que la situation se dégrade. Pour
un français sur trois (30%), la pauvreté c'est ne pas avoir de
logement ; pour 45% c'est ne pas manger à sa
faim ; pour 10% seulement c'est être au
chômage depuis plus de 10 ans » (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005 : p. 106).
63 Selon le proverbe du XVème siècle « aide
toi et le ciel t'aidera », et pour éviter que « le
paresseux appelle chance le succès du travailleur » (proverbe
d'origine britannique).
52
Sous contrainte budgétaire, la solution de lutte contre
la pauvreté (situation extrême des inégalités)
passait prioritairement par la mise au travail. Mais même en situation
d'emploi, dans certains cas, la pauvreté persistait : c'est la
pauvreté laborieuse. Alors « comment pouvoir vivre
dignement de son travail ? Un travail qui procure les moyens d'une existence
décente ? Un travail qui permette d'envisager plus sereinement l'avenir
de ses enfants ? » (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005 : p. 23).
La nouvelle équation sociale a rapidement
été de combiner les revenus du travail et les revenus de la
solidarité (en évitant ainsi les trappes à
inactivité). Elle a été également d'avoir une
politique économique et sociale plus favorable à l'emploi et plus
redistributive, conjuguant ainsi solidarité et dignité, notamment
en lutte contre l'exclusion sociale (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005).
Ainsi, avec la PPE, une nouvelle figure du travailleur
précaire assisté prenait forme, en témoignage d'une
interpénétration croissante de l'assistance et de l'emploi
précaire (Martin, Paugam, 2009). De plus, outre leur condition de vie et
le lien complexe qui peut exister entre le fait d'avoir un emploi (souvent un
emploi aidé ou à temps partiel) tout en bénéficiant
d'un minimum social, l'accès à l'emploi des
bénéficiaires de minima sociaux a été pris en
considération (Pla, 2006), donnant ainsi naissance à un nouveau
régime de mise au travail (Martin, Paugam, 2009).
S'agissant des réformes de la PPE, seule celle de 2009
présente une réelle singularité de contexte. En effet,
cette dernière réforme, traitant de l'articulation entre RSA et
PPE (la réforme considérée comme la plus importante), a
été entreprise sur fond de crise économique majeure, bien
qu'à cette époque, l'importance de celle-ci n'était pas
encore perçue : forte montée du chômage, de la
pauvreté, des inégalités, et des situations de
précarité face au problème de l'emploi, avec
détérioration rapide des finances publiques (DARES, 2012).
Le dispositif de la PPE contribue donc à une
réduction de la pauvreté (laborieuse), rendant le travail plus
rémunérateur (Making work pay), luttant contre
l'exclusion sociale qui peut en découler, et luttant pour une diminution
des inégalités (vertu redistributive). Elle va dans la direction
d'une mise au travail (par intéressement), en luttant contre les trappes
à inactivité (notamment pour les minima sociaux et les temps
partiels).
b - Problème social et rôle des
acteurs
Face au problème social, « au possible nous
sommes tenus » (Commission familles, vulnérabilité,
pauvreté, 2005 : p. 5), au sens où les pouvoirs publics se
doivent d'appliquer un remède au problème, ou du moins en
rechercher un. L'Etat ne peut, en protection de sa légitimité et
de son hégémonie, laisser pour comptes une population, victime
des imperfections du marché, ou simplement victimes d'elle-même
(par exemple, par incapacité à se prendre en charge, par manque
de moyens, vieillesse,
53
mauvaise santé, handicap, chômage structurel
etc.). L'Etat a un devoir d'assistance vis-à-vis de la population,
au-delà des systèmes d'assurance qu'il peut mettre en place, afin
de pallier, par exemple, au manque d'anticipation des agents (chômage,
retraite, santé...), ou à une « myopie spatio-temporelle
» (peu ou pas de visibilité dans le temps pour une situation
donnée). L'Etat tire ainsi de ses actions publiques sa
légitimité et son pouvoir.
C'est ainsi qu'un problème, général,
visible, touchant une assiette significative de la population, et humainement
ou moralement (ou politiquement) intolérable, (ici la pauvreté
laborieuse, les inégalités, et l'exclusion qui peut en
résulter), appelle à une action des pouvoirs publics, allant du
besoin social au dispositif, en surveillance du seuil d'intensité
à partir duquel l'action publique se doit d'intervenir (notamment seuil
de pauvreté, minima sociaux, et SMIC).
Le rôle de l'Etat est d'être « responsive
» (conscient des problèmes et des demandes de la population),
« accountable » (rendant des comptes), et « problem
solving » (étant capable de résoudre les
problèmes). C'est ainsi que les pouvoirs publics peuvent mener une
politique économique et sociale plus favorable à l'emploi et plus
redistributive, en créant également un engagement collectif sur
la qualité des emplois (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005).
Concernant la PPE, l'action s'est mobilisée au coeur
des gouvernements successifs (du gouvernement Jospin, en 2001, au gouvernement
Fillon, pour la dernière réforme). « C'est parce
que pour une part de plus en plus importante de la population, les minima
sociaux sont devenus des maxima indépassables et que, pour une
proportion de plus en plus importante des ménages, le travail ne permet
pas de franchir le seuil de pauvreté, qu'il faut transformer nos
prestations sociales » (Commission familles,
vulnérabilité, pauvreté, 2005 : p. 23).
S'agissant d'une mesure fiscale (et sociale), la PPE dispose
d'un mode de décision publique réduit : Gouvernement,
Assemblée Nationale, Loi de finances publiques (Doligé, 2008),
avec la participation pour son époque du commissariat
général au Plan (CGP), du Conseil d'analyse économique
(CAE) ou du cabinet du Premier ministre (Colomb, 2012-1). Outre les aspects de
cohésion sociale, d'emploi, et de travail, la PPE met en oeuvre, pour
l'essentiel, le Ministère des finances.
Ces politiques ne sont pas organisées autour d'une
profession ou de groupes de pression. Essentiellement, les hauts fonctionnaires
ont la main sur la définition des orientations des politiques de
l'emploi. Ces acteurs décisifs détiennent, en un certain sens, le
bénéfice de la définition de la politique publique pendant
un temps donné. Ils sont, pour un temps, en charge de produire la
politique publique. La composition de ce groupe évolue toutefois au
gré des nominations ministérielles et des mobilités
professionnelles (Colomb, 2012- 1).
54
c - Référentiel global,
référentiel sectoriel, et rapport global sectoriel
(RGS)
Cette analyse s'inscrit dans les travaux de science politique
et de sociologie traitant de l'analyse cognitive des politiques publiques
(Colomb, 2012-2). « De ce point de vue, nous comprenons les
politiques publiques moins comme des fonctions visant à réduire
les désajustements sociaux que comme des manières de voir et de
transformer la réalité » (Colomb, 2012-2 : p.
33). A ce titre, « la catégorie politique de
l'emploi correspond alors à une représentation du monde,
construite par l'interaction entre une série d'acteurs décisifs
au sein des scènes de production de politique publique et
alimentée par des influences politiques, économiques,
idéologiques extérieures. Ces scènes ne fonctionnent pas
en vase clos, mais c'est en leur sein que sont interprétés les
discours extérieurs et formulées les orientations des politiques
publiques » (Colomb, 2012-2 : p. 33).
Ainsi, naît le référentiel sectoriel d'une
politique publique, plus ou moins intégré dans le
référentiel global du « Monde dans lequel chacun vit »,
et en interrelation permanente avec lui. Le concept de
référentiel doit être compris comme « un
système de représentation produit par et faisant sens pour les
acteurs du secteur dans une situation donnée »
(Jobert et Muller, 1987 : p. 15). Ce
référentiel est imprégné par la domination au
Monde, en balisage des controverses et des conflits, donnant les contraintes
aux politiques, notamment face au contexte du moment. En effet, ce
référentiel est le champ au sein duquel s'organisent les conflits
et les affrontements de la Société, il est un rapport au Monde,
en ce sens, que les groupes sociaux pensent leur position par rapport au
Monde.
Les acteurs de l'époque ont ainsi analysé ces
référentiels et ont défini la représentation du
système à réguler pour traiter l'intervention, de
façon qu'elle soit acceptée par l'opinion publique et «
compatible » et « missible » au référentiel
global. Cette approche a permis de traiter le sujet par le biais de l'image que
se font les intéressés du problème et des mesures
envisagées en solution (avec prise en compte des décalages et des
distorsions possibles). Ce travail concoure au processus de globalisation et
d'hégémonie de l'Exécutif.
A cheval entre deux Mondes (le référentiel
global et le référentiel sectoriel), le travail de
médiation peut ainsi s'accomplir. Conduit par les acteurs du moment (les
médiateurs), il permet de décoder et recoder le réel afin
de mettre les idées en actions, en les faisant accepter par la
population, et en présentant ce changement comme inévitable,
comme une réalité du moment, s'appuyant sur la
Société toute entière (hiérarchie des normes
légitimée). L'intégration des référentiels
sectoriels au global est bien une image codé du réel, donnant du
sens au travers des normes et des référents politiques
concernés. Les médiateurs chargés de décoder et de
recoder l'action (l'Etat en action), doivent en effet particulièrement
considérer la manière dont est perçue la politique par les
individus, sur le plan sociologique (Perret, 2008).
55
Pour la PPE, nous ne pouvons pas parler strictement de «
médiateurs », au sens de Jobert et Muller, car il n'est pas
retrouvé de groupe professionnel sectoriel construisant ces politiques
(Jobert, Muller, 1987). La PPE a été une représentation du
réel, une théorie de l'action, et elle a donné du sens, ce
qui, dans toutes ses différentes lectures, a contribué à
donner les conditions de la régulation et de l'hégémonie
à l'Exécutif.
Quels sont, dans le dispositif de la PPE, l'image
véhiculée, les valeurs de bien ou de mal, les normes
(l'impératif de l'action), voire la relation causale exprimant la
théorie de l'action, jusqu'à l'image même de l'action
(exprimant un sens immédiat) ? Le sens est à trouver dans une
approche qui se fait par l'action et non par les idées. En effet, selon
la définition de Meny et Thoenig, la politique publique est un ensemble
de mesures concrètes, de décisions plus ou moins autoritaires et
normatives, inscrites dans un cadre général d'actions, concernant
un ou plusieurs destinataires ou objectifs à atteindre. Elle permet
notamment d'observer l'Etat par le bas et en détail (l'action de
l'Etat). Elle est nécessaire à la Société à
gérer sa propre historicité, c'est-à-dire à
générer sa propre reproduction et évolution.
Dans tous les cas, elle n'est pas la transformation d'un
paradigme, car elle met en oeuvre les croyances des acteurs, et non une
vérification expérimentale. Elle est une simple mise en
cohérence, par l'élite dirigeante, d'une Société
sectorisée face au global, mêlant valeurs, normes, algorithmes, et
images (notamment les classes riches et les classes pauvres, dans le cas de la
PPE). Dans l'image véhiculée, il pouvait être
déchiffré que les pouvoirs publics oeuvraient en direction d'un
lissage des inégalités, d'une aide en direction des travailleurs
pauvres, d'une main tendue en faveur d'une reprise d'activité ou d'un
maintien dans l'emploi, en lutte contre la pauvreté. Cette image
était colorée d'un principe méritocratique («
aidez-vous et le ciel vous aidera » : entendre «
travaillez et l'Etat vous aidera »). Le message
véhiculé en direction du patronat était que cette mesure
fiscale ne mettait pas à contribution les employeurs et n'alourdissait
pas le coût du travail, en maintien de la rentabilité et de la
compétitivité.
Deux référentiels sectoriels sont
essentiellement concernés par la PPE : celui de la pauvreté et
des inégalités et celui du marché du travail.
Le premier référentiel des politiques de
l'emploi prend naissance dans les années 60. Le second
référentiel des politiques de l'emploi naît progressivement
dans la seconde moitié des années 70, dans un contexte de crise
économique durable (Colomb, 2012-1). Il est à préciser
qu'il n'y a un changement de référentiel uniquement quand il y a
une dissonance insupportable dans le rapport entre le référentiel
global et le référentiel sectoriel (RGS), ce qui a
été le cas ici face désormais à la fin
sonnée des Trente Glorieuses et l'apparition d'une crise
économique chronique. Se développèrent alors « de
nombreux instruments de politiques de l'emploi qui feront florès par la
suite » (Colomb, 2012-1 : p. 63). C'est ainsi que les réformes
progressives du système d'assurance chômage, par exemple,
permettent de comprendre ce passage progressif vers un nouveau
référentiel avec notamment la mise en cause progressive du
chômeur comme victime de la
56
conjoncture économique (Colomb, 2012-1). Le
référentiel sectoriel de l'emploi représente l'image
dominante du secteur (l'image sociale).
Ce référentiel sectoriel appelle une mise en
cohérence, sur le plan de la construction sociale, avec les autres
référentiels sectoriels, et avec le référentiel
global (encastrement du sectoriel dans le global avec hiérarchisation
des objectifs).
Le second référentiel sectoriel concerné
par la PPE est celui de la lutte contre la pauvreté et les
inégalités. « Même si la question de
l'accès aux droits sociaux a une longue histoire, elle allait être
placée au centre de l'action sociale à partir des années
1960, et être constituée en tant que référentiel de
la lutte contre la pauvreté. Des acteurs administratifs ainsi que des
acteurs professionnels, surtout associatifs, allaient être au centre de
la traduction d'un référentiel sectoriel compatible avec le
référentiel global » (Hamel, 2009).
L'accès aux droits sociaux, notamment les minimas sociaux, ont
donné la substance à ce référentiel sectoriel.
Il est à souligner, qu'il peut être
considéré que la pauvreté et le chômage (au sens de
la politique de l'emploi qui s'y rattache) ne relèvent plus
complètement d'une logique de découpage sectoriel, vu aujourd'hui
son ampleur et son atomisation (Hamel, 2009).
S'agissant d'une mesure de nature « assistancielle
», la PPE n'a pas subie de critique ou tension majeure de l'opinion
publique (les critiques sont arrivées dans les faits des
personnalités politiques, toutes tendances confondues, et ont
été inhérentes à la pertinence et aux impacts
même du dispositif). L'imbrication de cette mesure sectorielle dans le
global (RGS) s'est réalisée sans tension particulière,
elle a été naturellement intégrée et
acceptée par l'opinion publique, sans dissonance particulière,
sûrement aidée par les exemples étrangers.
|
|