3. Représentant de soi et non porte-parole d'une
cause
Enfin, là où l'affichage milicien communautaire
traduisait la présence d'une milice et le pouvoir personnalisé de
son chef, le graffiti fait de l'oeuvre une fin en soi : elle donne à
voir l'artiste et son talent, et ne fait pas référence à
un groupement communautaire militaire, puis politique. On retrouve, en
particulier dans le tag, le résidu d'une pratique importée dans
un contexte différent : il ne signifie plus tant, nous l'avons dit, un
marquage de territoire que le signe du passage de son auteur. L'une des
motivations de Meuh lorsqu'il tague est de montrer que quelqu'un, lui en
l'occurrence, était passé par là. Ce type de pratique a
vocation à être reçu par les pairs, qui pourront sourire en
le voyant, ainsi que par un public plus large qui, l'espère-t-il, sourit
à la vue de son blase. Le tag devient un but en soi plus que le moyen de
propager une idée ou un mouvement politique ; il n'a plus d'autre raison
que de se montrer lui-même.
Cette décommunautarisation de l'espace est justement
avérée grâce au remplacement concret du politique par
l'artistique, ou ce qui tend à se définir comme tel. Ce
basculement, ou transfert, a pu être observé dans une autre
capitale du monde arabe, Sanaa : « les graffitis, les pochoirs ou
l'écriture libre sur les murs se pratiquaient notamment dans leurs
déclinaisons religieuses pour reproduire à l'infini que «
Dieu est grand » ou « il n'y a pas d'autre dieu que Dieu », pour
faire parler les murs avec les slogans de partis politiques ou, plus
récemment, pour reproduire des signatures ou « tags »
écrits en caractères latins »139. La
dimension spatiale est primordiale puisqu'elle est le réceptacle et le
vecteur des représentations des acteurs, ou au moins d'une partie
d'entre eux. Ce remplacement est accepté de manière assez
consensuelle pour l'instant. À tout le moins il ne suscite pas
d'oppositions de la part des autres habitants, à l'inverse de celles
rencontrées durant la guerre civile contre les affichages miliciens.
139 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.
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