2. Un tag sans marquage de territoire ?
Ainsi, contrairement à l'affichage milicien qui
subsistait à Beyrouth jusqu'à il y a peu, le graffiti ne remplit
pas ce rôle de marqueur de territoire. La particularité du
graffiti à Beyrouth est que, par rapport aux autres scènes
graffiti, New York en premier lieu, le tag ne remplirait pas non plus cette
fonction. La manière dont le tag est décrit à New York
tranche radicalement avec celui pratiqué à Beyrouth. En effet,
Lachmann explique que le tag visait à devenir le king d'une
rame de métro ou d'un quartier. Ainsi, « le rang d'un graffeur
était déterminé par son oeuvre dans le métro
», par la quantité de tags effectués, jusqu'à ce
que son nom s'impose au public et aux pairs, ou rivaux. L'emploi des tagueurs
par les gangs permettait à ces derniers de bénéficier d'un
« tag pour le groupe, tag que les membres peuvent arborer sur leurs
vêtements et qui marque les frontières de leur territoire. Un gang
fait appel aux tagueurs quand il cherche à affirmer ou réaffirmer
son contrôle sur un territoire donné »137.
Individuellement ou dans le rapport aux milices, Beyrouth semble avoir un effet
exactement inverse sur l'activité des graffeurs. Leur tag revêt
une dimension esthétique et artistique, bien plus que territoriale.
Aucun graffeur n'a ainsi de territoire attitré et les tags de chaque
graffeur se retrouvent dans l'ensemble des quartiers où ils ont
l'habitude de graffer, sans réelle distinction, sans concurrence ou
affirmation communautaire. Cette absence de marquage territorial par une
pratique initialement perçue comme telle produirait une «
décommunautarisation » de l'espace, lequel n'est plus pensé
en fonction de sa couleur communautaire ou comme une zone à
conquérir et conserver. En somme, le tag d'un graffeur dans l'ensemble
de l'espace urbain disponible traduit justement l'idée que l'ensemble de
la ville est désormais disponible.
Ce refus de territorialisation de l'espace se perçoit
plus aisément dans l'absence de concurrence entre les différents
crews et graffeurs. Si le toyage existe dans une faible mesure, il est
généralement plus le fait de personnes totalement
extérieures au graffiti. La disponibilité de l'ensemble de
l'espace urbain138 prévient les luttes pour le contrôle
d'un mur. La logique de crew ne revêt pas un caractère
concurrentiel entre plusieurs groupes de graffeurs, puisque la plupart des
graffeurs font partie de plusieurs crews simultanément. Quel serait
l'intérêt pour Spaz ou Exist, membres d'ACK, d'entrer en
concurrence avec REK et RBK, alors même qu'ils en font partie, et qu'une
partie des membres de ces deux derniers crews font aussi partie d'ACK ? Bien
sûr, certaines tensions apparaissent, parfois, vis-à-vis de
discours territoriaux qui tendent à émerger, chez Phat2 ou
Ashekman lorsqu'ils déclarent « the streets are ours
». Toutefois, lors
137 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 69.
138 À l'exception de Beyrouth sud, zone inaccessible et
contrôlée par le Hezbollah.
113
des entretiens, ces tensions sont explicitées et
remises dans le contexte, non pas d'une lutte territoriale, mais de cet
esprit hip-hop importé des scènes américaine et
européenne. En conséquence, ce type de message ne peut être
interprété comme une injonction sérieuse aux autres
graffeurs de se retirer du territoire graffé. Il est d'ailleurs plus
fréquemment interprété comme une volonté de
réappropriation de la ville par ses habitants à l'encontre des
milices, et ne vise pas à exclure les autres graffeurs ou à
déclarer la prise de contrôle d'un territoire. Ceci n'aurait de
plus pas de réel sens, aucun graffeur n'ayant jamais mentionné la
volonté de contrôler un territoire, symboliquement ou
effectivement.
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