B. Le graffiti comme création d'une distinction
entre identité privée et identité publique
Le graffiti participerait de cette sortie de l'appartenance
communautaire en (re)créant une distinction entre identité
privée, dans laquelle serait comprise l'appartenance religieuse, et
identité
publique. Premièrement parce que le graffiti, plus que
toute autre forme d'art, fait passer le blase au premier plan dans le processus
de désignation des individus qui s'y adonnent. Ensuite, nous
pourrions
questionner la manière dont le graffiti fait passer ces
mêmes individus d'une identité essentielle, pour ne pas dire
essentialisée, à une identité définie par
la pratique, et donc en constante évolution.
1. Le blase comme système de dénomination
indépendant de l'identité du graffeur
Nous revenons ici, brièvement, sur le rôle du
blase, cette fois-ci en tant que système de dénomination
indépendant de l'identité communautaire. Certes, l'importance du
blase comme signature a déjà été abordée,
mais son aspect social ne pouvait être directement traité : ce
dernier n'est désigné qu'a posteriori par les graffeurs,
par une sorte de réflexivité et de mise en discours de soi dans
une perspective sociale, voire politique, plus qu'artistique. Ici, le blase
vient gommer
purement et simplement toute référence à
l'appartenance « Séparer l'Eglise de l'Etat ne suffit
communautaire dans l'identité artistique, ce qui, plus
; tout aussi important serait de
paradoxalement, se déverse sur l'identité
privée. Lors des séparer le religieux de l'identitaire.
»
observations, rares voire inexistantes sont les fois où
les Les identités meurtrières, Amin
graffeurs, même amis, s'appellent par leur prénom.
Cela peut Maalouf
parfois avoir l'effet inverse, à savoir que cette
appellation par
le blase uniquement tend à effacer l'identité
légale première, celle du prénom, au profit de la figure
du graffeur. Kabrit n'est jamais appelé par son vrai nom, Raoul,
à l'exception de sa famille, tout comme Spaz,
Sup-C ou Bob, qui s'appellent respectivement Raydan, Nassim et
Ibrahim. On assiste à un passage sous silence de la dimension
identitaire présente dans leurs prénoms, chrétien
français pour le premier et musulman arabe, à connotation chiite
ou sunnite pour les seconds.
La dénomination par le blase par les initiés,
les clients ou les journalistes permet également d'être reconnu
comme artiste et l'assignation identitaire devient impossible. Véhiculer
des blases sans connotation
religieuse replace au premier plan la valeur artistique de
l'individu et, a fortiori, sa personnalité ou son avatar.
À la différence d'autres artistes, les graffeurs ne sont plus
tant définis comme un « peintre libanais d'origine
chrétienne » ou un « compositeur de jazz druze », mais
uniquement par leur personnalité artistique ; la vie et
l'identité privées restent en dehors de la sphère
publique. A priori banale, cette différenciation entre
identité privée et identité publique est réellement
novatrice au regard du
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traumatisme laissé par la guerre civile. À
Beyrouth, l'élimination physique systématique de civils aux
checkpoints de quartiers, entre autres, se décidait sur la base de
l'appartenance communautaire mentionnée sur la carte d'identité,
et de la connotation religieuse du nom de famille lorsqu'un doute subsistait.
La mention de la confession sur les papiers officiels, en raison du
système institutionnel communautaire instauré à
l'indépendance, en 1943, a progressivement effacé toute
distinction entre vie ou croyance privée et identité publique ou
légale. L'opération inverse, qui s'avère plus être
une conséquence des conventions liées au graffiti qu'à une
volonté consciente des graffeurs, recrée cette démarcation
et cette vie privée. Par suite, on la retrouve dans les entretiens avec
les acteurs, que ce soit par leur réticence à parler de leur
appartenance communautaire ou par la volonté claire de cantonner la
confession à la sphère privée.
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