2. Influence de la scène hip-hop
L'arrivée dans la capitale facilite aussi
symboliquement l'engagement : historiquement, les scènes graffiti se
sont développées au sein d'un ensemble plus large, le hip-hop,
d'abord conçu aux États-Unis et en Europe comme une
contre-culture, avant d'être requalifié plus
récemment de sous-culture. Contrairement à Lachmann qui
analyse les tagueurs new-yorkais au travers de la figure du déviant et
du concept de sous-culture, il est ici préférable de reprendre le
terme de Carole Corm, lorsqu'elle parle d'avant-garde
musicale65. Comment effectivement, et probablement de
manière rhétorique, affirmer une contre-culture quand aucune
culture officielle n'est définie ou, qu'à l'inverse,
cette scène hip-hop n'a pas été labellisée comme
« contre » ou « sous » culture ? Dans tous les cas,
l'émergence de cette scène musicale et, plus largement,
artistique, à partir des années 1990 se révèle
indispensable au développement du graffiti : à la fois par
l'influence qu'elle produit sur les graffeurs, et par les pratiques artistiques
conjointes des graffeurs et musiciens. Les groupes de rap libanais qui
émergent durant les années 1990 et, surtout, à partir des
années 2000 proviennent, comme les graffeurs, de milieux plutôt
aisés, à la différence qu'ils sont rapidement rejoints par
des Palestiniens, puis des Syriens. L'essor de la scène musicale hip-hop
comprend des courants divers comme le rap, le slam, le RnB et le beatbox. Les
représentations musicales permettent d'attirer les jeunes dans des
endroits très particuliers, généralement une rue ou deux,
baptisées « capitales de la fête » pour quelques
années, avant que les pubs et restaurants ne se déplacent
ailleurs ; cela amène à une « forme de nomadisme festif
nocturne, où les différents publics sont toujours susceptibles de
se croiser. »66. Dans les années 2000, le quartier
de référence était Hamra : toute l'activité hip-hop
se concentrait dans une sorte d'ébullition musicale permanente, au sein
du quartier festif de Beyrouth. Nicolas Dot-Pouillard raconte comment le
bar-concert Ta Marbouta, fondé en 2006, se voulait à
l'avant-garde et se faisait l'hôte des « concerts de
groupes de rap palestiniens venus des camps de réfugiés
», à l'image de « Kabiteh Khamse - Bataillon 5 -
originaire du camp de réfugiés de Burj al-Barajné
»67. D'ailleurs, bien que les graffeurs reconnaissent
l'influence du hip-hop américain et français, les artistes ayant
profondément participé à leur définition de soi
proviennent des pays limitrophes et se sont produits à Beyrouth
à un âge où ils étaient capables de s'y identifier
ou d'assister directement aux représentations : Aksser, Katibeh Khamseh,
Rayess Beck, El-Rass, Dizaster en font partie. Plus récemment,
65 CORM, Carole, « Une véritable avant-garde musicale
», La pensée de midi, 2007/1 (n° 20), p. 102-114.
66 DOT-POUILLARD, Nicolas, « Boire à Hamra. Une
jeunesse nostalgique à Beyrouth ? », p. 126 in BONNEFOY, Laurent,
CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen :
loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013, 368
p.
67 Ibid., p. 130.
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Chyno, Ramallah Underground (bien qu'ils habitent toujours en
territoires palestiniens), Edd Abbas, Mad Prophet ont acquis leurs lettres de
noblesse face à d'autres, plus jeunes et dont on attend qu'ils «
fassent leur preuves ». Ils se produisent désormais à Mar
Mikhaïl, nouvel endroit branché des nuits beyrouthines,
dans des pubs tels que Radio Beirut. Les jeunes, déjà
engagés dans le graffiti ou non, peuvent se regrouper dans des endroits
tels que celui-ci et y rencontrer les plus âgés, ce qui concoure
à la création de nouvelles sociabilités, dans et en dehors
du graffiti. Cette émulation est renforcée par le fait que ce
courant musical s'envisage comme un mode de vie (Spaz, Exist) avec, en
son centre, l'esprit hip-hop. Carole Corm exprime justement comment le hip-hop
constitue un puissant facteur d'identification :
Si l'on cherche une appartenance nationale, c'est dans le rap
ou le hip-hop que l'on trouve le plus de libanité. Chantant en
arabe, les rappeurs crient le malaise d'une jeunesse et d'une
société qui n'en peut plus d'un destin si incertain, parfois sur
un ton agressif, parfois sur le mode de la dérision. (...) Les chansons
racontent les pots-de-vin, la superficialité de la
société, l'ignorance des marchands de disques quant aux groupes
de rap... Le rap devient un mouvement qui grandit au fil des années.
L'affaiblissement économique, la progressive disparition de la classe
moyenne et les forces politiques internes que le gouvernement ne contrôle
que par Finul interposée, vient grossir le cahier de doléances
des rappeurs68.
Le rappeur Edd Abbas, Radio Beirut, photo personnelle
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(c) Secret Walls x Beirut
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L'influence de la scène hip-hop, antérieure
à la pratique du graffiti, est réaffirmée lorsque
graffeurs et musiciens travaillent conjointement et se développent l'un
l'autre. Tout d'abord, certains rappeurs ou musiciens de hip-hop ont pu
apporter avec eux des états d'esprit, mais surtout69
des techniques artistiques de graffiti observées ou
expérimentées, des influences et des styles, français ou
allemand par exemple. Ensuite, le nombre d'événements conjoints a
fortement augmenté depuis 2013/2014, en particulier avec l'importation
à Beyrouth, par Chad the Mad, du concept Secret Walls. Il s'agit de
battles de dessin en live entre deux artistes, qu'ils soient graffeurs ou
non, reconnus ou non. Seul le noir est accepté, les travaux
68 CORM, Carole, op. cit., p. 108.
69 En particulier pour les musiciens les plus connus et qui
ont eu l'occasion d'avoir (comme les graffeurs) une socialisation ou une
expérience à l'international.
45
préparatoires et références interdits, et le
temps est limité à 90 minutes pour peindre une toile de 1,80 x
1,80 m.
D'une part, cela offre une visibilité aux graffeurs
vis-à-vis d'artistes et publics issus d'autres milieux et, d'autre part,
plusieurs rappeurs sont invités à animer musicalement la
compétition. HeadBusta70, fondateur de Bandit Bay et du
collectif sha3be, participe également de ce syncrétisme
artistique, en organisant divers événements de hip-hop. Ceux-ci
se déroulent généralement dans les mêmes lieux,
Radio Beirut ou le bar-boîte Yukunkun, instituant une certaine
régularité. Les artistes présents sont également
souvent les mêmes, et bénéficient d'un public
régulier. Le dernier événement de ce type auquel nous
avons assisté se déroulait en juillet 2015, et rendait flagrante
la collaboration entre musiciens et graffeurs : les uns incitaient le public
à acheter les toiles des autres, lesquels peignaient affiches et
dédicaces en l'honneur de leurs collègues et/ou amis. Les jumeaux
Ashekman synthétisent cette relation quasiment directe entre le graffiti
et l'univers plus large du hip-hop, puisqu'ils sont à la fois rappeurs
et graffeurs. Leur discours et la justification de leur art ne change pas selon
qu'ils endossent la casquette de graffeur ou celle de rappeurs : « le
rap libanais s'adresse à la jeunesse « qui veut parler des
problèmes politiques sociaux » »71, ce qu'ils
avaient déjà décrit à propos du graffiti dans
certaines de leurs interviews.
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