3. Une capitale cosmopolite, entre cultures
moyen-orientales et européennes
La prépondérance de la scène hip-hop dans
l'univers des graffeurs n'exclue pas d'autres influences, qui englobent ces
différents acteurs dans un univers artistique plus large et cosmopolite.
Les capitales auraient une forte tendance à accueillir des
étrangers et seraient le lieu d'échanges internationaux
privilégiés. Mais il faut préciser à nouveau la
place particulière qu'occupe Beyrouth au sein du Maghreb - Mashrek :
contrairement à d'autres capitales dans des pays plus instables,
à l'instar de Bagdad ou du Caire, elle apparaît comme un lieu
d'expression artistique extrêmement libre et diversifié. Cette
liberté d'expression permet par exemple de bénéficier des
influences et productions occidentales. Pour Wyte, la libre diffusion des
cartoons Français et Américains a constitué un socle
d'inspiration conséquent dans sa pratique du dessin, puis du graffiti,
en particulier Bugs Bunny, Tom & Jerry, puis Dragon
Ball Z. Les bandes dessinées importées sont aussi un puits
de références pour nombre de graffeurs, qu'il s'agisse des comics
américains de Marvel et DC Comics (en particulier
Transmetropolitan), ou des illustrateurs comme Moebius. Les arts
classiques ne sont pas à négliger, un graffeur comme Zed puisant
la majorité de ses thèmes chez les
70 Nous remarquons d'ailleurs que le « blase » est
loin d'être une pratique propre aux auteurs de graffiti et concerne la
scène hip-hop de manière beaucoup plus étendue.
71 Ibid., p. 109.
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peintres français et italiens - inspiration remarquable
à son style, plus tourné vers la fresque et les compositions
picturales propres aux tableaux classiques. Cette liberté passe
également par une absence de censure sur internet, instrument
privilégié des jeunes graffeurs pour s'inspirer de
différents courants et comprendre comment un graffiti se
réalise ; Internet agit comme un puissant complément à
l'apprentissage de terrain, ce que relate Anahi Alviso-Marino en
retraçant le parcours d'un jeune street artiste yéménite :
« il découvre - en s'informant principalement sur internet -
les techniques du graffiti, du pochoir (stencil), du collage de photographies
et de la peinture murale »72.
De plus, Beyrouth catalyse et réinterprète
cultures moyen-orientales et européennes. Dans les lieux de rencontre
précédemment cités, étudiants bilingues,
Français, Allemands, Américains expatriés au Liban
côtoient quotidiennement les nationaux. Cet aspect cosmopolite
présente aussi l'avantage de réunir diverses classes d'âge,
et il n'est pas rare de voir, à Radio Beirut, les graffeurs et leurs
parents se réunir et échanger à l'occasion d'un concert de
hip-hop, de jazz, ou de rock... Arabes. En effet, si l'on s'intéresse de
plus près à la scène artistique libanaise, on remarque
avec quelle régularité des champs artistiques originellement
américain ou européen ont été
réadaptés à la culture libanaise, recréant des
scènes locales à part entière. Lorsque nous parlons de
cette scène artistique, nous la distinguons de la « musique
commerciale, destinées à faire rêver des peuples
réprimés à tous les points de vue », dont
l'illustration la plus manifeste seraient les chanteuses libanais Haïfa
Wehbé ou Nancy Ajram73. Il est nécessaire de
reconnaître, avec Carole Corm, que ces milieux artistiques ne sont encore
accessibles qu'à une certaine élite culturelle et avertie, dont
les graffeurs font partie. Influences et publics nationaux et internationaux se
retrouvent et échangent dans les mêmes lieux, apprécient le
même type d'artistes. Ces derniers y trouvent d'ailleurs
l'opportunité, autant qu'ils en sont le produit, de réaliser des
oeuvres originales ; nous pensons par exemple à Zeid Hamdan,
Naâman (chanteur de reggae libanais) ou le groupe de rock Mashrou' Leila,
qui remplit désormais des salles comme l'Alhambra à Paris ou le
Royal Albert Hall de Londres. Le groupe Acid Arab, dans son oeuvre et sa
composition, représente ce métissage culturel par excellence :
formé de deux Français et d'un percussionniste jordanien, ils
déclarent sans ambages leur attachement au Liban et rappellent la
qualité du public libanais. Leur style de musique est électro et
influencé par la scène française, mais leur marque de
fabrique consiste à agrémenter leurs sets de musiques orientales
traditionnelles. Ils décrivent eux-mêmes leur production comme
« an oriental acid music which combines the coldness of techno and the
emotional and dramatic power of the East ». Finalement,
l'étroitesse de cette scène artistique, pourtant en pleine
expansion, constitue un point de rencontre et un lieu de
72 ALVISO-MARINO, Anahi, « Les murs prennent la parole.
Street art révolutionnaire au Yémen », p. 321, in BONNEFOY,
Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit..
73 CORM, Carole, op. cit., p. 103.
47
discussion privilégiés entre graffeurs et
artistes, menant à des collaborations et inspirations extrêmement
diverses.
L'engagement dans la carrière opère plus de
façon incrémentale : il n'existe pas de volonté a
priori de faire du graffiti, et la carrière se construit peu
à peu. De même, la carrière graffiti ne relève pas
d'une extrême rationalité, les choix opérés
par les graffeurs sont autant conscients qu'inconscients,
déduits de leur situation particulière et du contexte dans lequel
ils évoluent.
Les trajectoires universitaires des graffeurs
sont extrêmement semblables, tournées vers les arts et le
graphisme. Néanmoins, elles agissent comme un facteur de maintien et de
renforcement dans la carrière plus qu'elles n'expliquent l'engagement
d'un individu. Quant aux trajectoires professionnelles, elles
restent lâches et en formation, mais elles restent peu tournées
vers une carrière d'artiste graffeur à temps plein.
La scène graffiti beyrouthine s'insère et se
développe dans et grâce à une scène artistique et
intellectuelle plus large. En particulier, l'influence de la
scène hip-hop, très active à Beyrouth, agit comme
une référence culturelle et une opportunité de
développement. Le reste de la scène culturelle à Beyrouth
rassemble cette « élite » intellectuelle
beyrouthine, et contribue au développement du capital social
des graffeurs.
Les pairs sont essentiels à l'engagement et au maintien
de l'individu. La rencontre avec le mentor marque, hormis
quelques exceptions, le point d'entrée dans la carrière d'un
graffeur.
À retenir
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III. UNE PRATIQUE ALTERNATIVE COMME INSTRUMENT
D'INTÉGRATION SOCIALE ?
Les graffeurs proviennent de milieux sociaux particuliers, qui
peuvent faciliter l'engagement, au terme d'une analyse a posteriori,
plus qu'ils n'en sont l'unique cause. Pourtant, cette analyse vient contredire
les premiers travaux sur le graffiti, perçu comme vandalisme ou, par
suite, comme sous-culture représentant des groupes socialement,
économiquement ou politiquement dominés. L'origine moyenne -
haute des graffeurs nécessite de se questionner sur le rôle que
peut avoir le graffiti sur leur positionnement social : est-ce, comme dans le
cas new-yorkais des années 1980, l'apanage de catégories, toutes
aussi élevées qu'elles soient, marginalisées dans le champ
social libanais ? Le graffiti a-t-il un effet sur le positionnement social de
ses acteurs ? Serait-ce, dès lors, un instrument d'intégration
sociale ? Ou, encore, les graffeurs ne peuvent-ils s'engager dans cette voie
que parce qu'ils sont déjà intégrés - en somme, le
graffiti ne se comprendrait-il que comme la confirmation de positions sociales
héritées ?
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