C. Arriver à Beyrouth : multiplication des
réseaux et insertion dans la scène artistique underground
Nous avons mentionné à plusieurs reprises le
rôle que pouvait jouer la capitale dans l'éducation, en
particulier culturelle, des graffeurs. Il s'agit ici de lier ces
considérations à la pratique, en somme comprendre ce que la
concentration géographique fait à la scène
graffiti. Il ne s'agit pas que d'une concentration géographique, mais
aussi de l'influence que peuvent avoir les autres scènes artistiques
beyrouthine, en particulier le hip-hop. Enfin, l'édification de Beyrouth
comme capitale cosmopolite affecte-t-elle le graffiti ?
1. Habiter à Beyrouth facilite-t-il l'engagement
dans la carrière ?
Pour Spaz, Exist, Sup-C, Kabrit ou encore le Bros crew,
l'arrivée dans la capitale et les nouvelles connaissances traduisent un
moment clé dans la carrière. En réalité, il ne
s'agit pas d'un facteur isolé mais plutôt d'une variable parmi
celles déjà proposées. En amont de cet engagement, les
visites sur Beyrouth, le weekend notamment, constituent déjà une
sensibilisation au graffiti. Les entretiens d'Exist ou de Kabrit sont
éloquents à ce sujet, Beyrouth est perçue comme le lieu
où il devient plus facile de faire du graffiti. Plus encore, la ville
est le lieu du graffiti, et comme l'espace d'exposition à une
telle pratique artistique :
J'ai commencé à m'exposer un peu à la
scène à Beyrouth, mais alors je t'avais raconté
j'étais, j'habitais toujours les montagnes et descendais à peine
à la ville, une fois par semaine... deux fois... toutes les deux
semaines... ou trois fois tous les trois mois (rires). Et du coup je descends,
et y avait la scène qui commençait un peu à s'exposer un
peu partout dans la ville.
Cette concentration réduit l'accès aux oeuvres
d'autres graffeurs, mais aussi au matériel. Plus simplement, habiter
à Beyrouth facilite la mobilisation des ressources, humaines et
matérielles, indispensables à la production d'une oeuvre
d'art61. Enfin, de manière très prosaïque certes,
habiter Beyrouth même constitue un gain de temps précieux : en
comparaison d'étudiants qui font quotidiennement le trajet depuis leur
ville d'origine, et au vu de conditions de circulation extrêmement
instables, ceux qui habitent Beyrouth dégagent un temps précieux
qui leur permet d'envisager une activité annexe. C'est, à
l'inverse, une des raisons qui peut expliquer la difficulté pour ces
acteurs de s'engager sérieusement dans la pratique lorsqu'ils habitent
encore dans le « village ».
61 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.
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Cette concentration permet d'instaurer une véritable
dynamique au coeur de l'activité artistique : les nouveaux graffeurs,
accompagnés des « anciens », surtout durant la période
2007 - 2009, se retrouvaient alors dans des endroits particuliers de la ville.
Cela est toujours le cas aujourd'hui, toutefois à cette époque
les graffitis restaient encore assez peu présents sur les murs, et la
concentration des graffeurs dans ces quartiers, voire sur quelques murs
seulement, aurait contribué à dynamiser et densifier la pratique
et le nombre d'oeuvres. En somme, cela aurait provoqué un
véritable essor de la pratique du graffiti à Beyrouth. Les propos
de Lachmann diffèrent peu dans son analyse de certains quartiers de New
York, et de certaines stations de métro, bientôt connues sous
l'appellation de writers' corners.
Plusieurs stations ont une fonction de carrefour dans le
système ferroviaire urbain de New York. Les pratiquants peuvent donc
s'installer quelques heures dans ces stations où passent bon nombre de
lignes différentes et regarder défiler sous leurs yeux une
portion conséquente des graffitis circulant sur les métros de la
ville. Lancés en 1972, de tels writers' corners constituent des forums
pour les graffeurs de différents quartiers qui permettent de tisser des
liens et de former une communauté de pratiquants sérieux à
l'échelle de New York62.
À Beyrouth il n'est certes pas question de rames de
métro puisque ni le métro ni le train n'existent, cependant la
comparaison avec la situation new-yorkaise reste pertinente sur certains
aspects. La configuration particulière de la ville63 permet,
comme à New York, de se réunir pour un laps de temps assez long
dans des endroits précis, alors constitués comme des forums. De
plus, ces lieux peuvent changer assez régulièrement sans que cela
n'entrave la constitution d'une communauté de pratiquants ; ces
changements sont généralement notifiés les uns aux autres,
par le biais d'interconnaissances ou par la découverte de nouveaux
graffitis à tel ou tel endroit de la ville. Nous nous attardons ici sur
le graffiti puisque, étant plus long à réaliser qu'un tag
ou un flop, il demande un certain temps et rend ses auteurs plus immobiles,
alors que le tag s'effectue en quelques secondes et peut être reproduit
à grande échelle dans l'ensemble de la ville. Ainsi, l'axe
autoroutier de la Quarantaine, puis le rond-point Dora, ou encore
Tabaris64, l'axe majeur reliant l'ouest musulman à l'est
chrétien, ont tour à tour fait office de lieux de rencontres et
d'expérimentations privilégiés :
Quand je descendais à Beyrouth on cherchait vers
Karantina [ndlr la Quarantaine] c'était plutôt vers Karantina,
c'était là-bas où ça a commencé vraiment
avec différents styles, différents crews, différents
artistes, c'était à Karantina... un melting-pot, oui genre
c'était vraiment là-bas où tu avais tout le monde au
62 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 73.
63 Nous reviendrons reviendrons plus tard sur cette
configuration, puisqu'elle participe pleinement à la définition
de Beyrouth comme scène artistique locale.
64 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth ».
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moins, pendant les six premiers mois (rires), de la naissance du
tag libanais. Donc, euh, first day steps at Karantina where it smells like...
(rires), and yeah c'était fou.
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