CHAPITRE PREMIER
UN DRAPEAU DE PARADOXES
Nous relevons ici des paradoxes, qui sont en
réalité interdépendants, mais qui soulignent les
idées reçues que nous devons à tout prix esquiver dans cet
exposé.
I - Paradoxe quantitatif
C'est vraisemblablement le paradoxe le plus net et pour cause,
puisqu'il concerne le nombre de drapeaux visibles sur l'espace
géographique. Il concerne le décalage entre l'absence de drapeaux
ou sa profusion.
Le cas français est particulièrement signifiant.
Il existe dans la société française un clair
déséquilibre entre la quantité de drapeaux arborés
dans l'espace public, et celle déployée lors
d'évènements sociaux ou sportifs. Comment interpréter ce
grand écart quantitatif du drapeau ? Nonobstant sa présence sur
le fronton des bâtiments publics et lors de cérémonies
officielles, force est de constater la relative absence du drapeau national
dans l'espace public et dans l'espace privé alors que l'on sait les
français très attachés à leur drapeau. A
contrario, dans les manifestations, dans les rencontres sportives, c'est
une démonstration de force du drapeau. Chaque spectateur en brandit un
pour encourager son équipe. Le drapeau devient le transmetteur
d'énergie d'un homme à l'équipe qui le représente.
Ce décalage - qui n'est pas proprement français mais qui est le
fait des « vieilles nations » - entre un relatif vide de drapeaux
dans l'espace public (dans la vie quotidienne) et sa présence abondante
lors de grandes réunions nationales (voire même excessive dans
certains cas) se traduit malencontreusement dans un certains cas par un
soi-disant désintérêt de la nation, et d'un trompeur
attachement au drapeau lors des grands évènements1. En
France, l'absence du drapeau est remarquée, tout comme sa
présence en quantité.
A l'opposé, il faut rappeler que le drapeau, par sa
prolifération, n'est pas toujours signe du bien-fondé du pouvoir
qu'il représente. On rappellera à ce titre la profusion du
drapeau nazi lors des grands rendez-vous politiques d'Hitler avec son peuple
lors des traditionnelles manifestations de Nuremberg.
L'absence de drapeaux serait-elle alors la marque d'une
faiblesse quelconque du pays ? Assurément non (le cas français
est significatif), mais dans certains cas oui. Dans tous les pays où le
pouvoir central n'est pas reconnu de tous, l'absence du drapeau national est
intrinsèquement liée à l'état de fragilité
de cet Etat. L'exemple le plus frappant serait la Somalie. Un gouvernement en
exil, et un drapeau national somalien qui ne se déploie que
1 Luc Doublet dans L'Aventure des
Drapeaux, 1987, souligne que « l'absence totale de drapeau a quelque
chose d'inquiétant, d'angoissant, voire de dangereux ».
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virtuellement sur internet sur le site officiel du
gouvernement de transition, sont les marques d'un Etat failli. Sur place, les
drapeaux claniques et des régions autonomistes ont pris la
relève.
Le cas turc ainsi que le cas des Etats-Unis nous
éclairent encore davantage. Dans ces deux pays, inutile de
préciser que la présence du drapeau national est
inégalable, dans l'espace public comme dans l'espace privé.
L'idée reçue serait ici de penser que plus les drapeaux sont en
nombre conséquent, plus les hommes sont liés entre eux. Ces
dérives préconçues sont à bannir. En effet, la
forte abondance de drapeaux exprime ici un ralliement à une certaine
idée de l'Etat, à un idéal, non à une
réalité politique (l'exemple de l'Allemagne nazie,
déjà évoqué plus haut exprime cette méfiance
à l'égard d'un « trop » de drapeaux). Dans tous les cas
la forte présence des bannières ne signifie pas que tout le monde
coure sous cette même bannière. Il y a quelque chose
d'éphémère dans ces manifestations intempestives de
drapeaux. En effet, c'est dans une conception organiste de l'Etat que la
profusion de drapeaux trouve son origine. Celui-ci se nourrit des drapeaux, des
symboles pour survivre. Ce qui est éphémère ici, c'est
donc l'erreur de penser que les drapeaux seront toujours des objets
nourrissants. C'est oublier que les drapeaux savent également être
dotés d'une force de rejet de certaines autorités.
La surabondance de drapeaux cache également une toute
autre réalité, celle d'étouffer symboliquement des
communautés. Le cas turc est significatif1. Les drapeaux
turcs associés à la laïcité kémaliste,
même en nombre surabondant, ne peuvent cacher la réalité
kurde.
Derrière les décalages entre profusion ou
absence de drapeaux, se dessine en réalité des dérives
malheureuses que l'Histoire nous a révélées. L'Histoire
est faite d'images, et les drapeaux sont souvent présents sur les
images. Par conséquent, la prolifération de drapeaux sera
directement associée à l'expression d'un nationalisme fort et
hostile. Son absence marquera le démantèlement d'un Etat, ou sa
faiblesse de contrôle de son territoire. Il nous faudra bien entendu
nuancer pour notre propos.
Finalement, la quantité de drapeaux ne signifie pas une
assise plus stable pour un Etat. L'inquiétude est de mise lors de
l'absence de drapeaux, mais elle est aussi légitime lorsqu'il y a trop
de drapeaux. Présent ou absent, le drapeau est toujours
remarqué.
II - Paradoxe qualitatif
Qu'entend-on par qualitatif ? Il s'agit en fait ici de
l'étonnante faculté de déclinaison du drapeau. En effet,
les couleurs nationales proviennent du drapeau, on a souvent tendance à
l'oublier. Ce qui est intéressant ici, c'est de mesurer l'extraordinaire
capacité du drapeau national à se mouvoir dans tous les domaines
de la vie. Le paradoxe est ici simple : il y a un drapeau d'origine, et des
formes multiples de déclinaisons du drapeau (appropriation des couleurs
pour les vignettes automobiles, reprises des couleurs pour la publicité
ventant un
1 Cf Claire MAUSS-COPEAUX et Etienne
COPEAUX, 1998, « Le drapeau turc, emblème de la nation ou signe
politique ? », Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée
Orientale et le monde Turco-Iranien (CEMOTI), n°26, pp. 271-291,
Paris
10
produit fabriqué dans le pays d'origine du drapeau,
réutilisation de la dénomination - le tricolore par exemple,...).
Et le constat est surprenant : ces formes dérivées du drapeau
remplacent dans l'esprit des hommes le drapeau d'origine. La copie prend le
dessus sur l'original, et pour cause, le don d'ubiquité du drapeau par
« sa plasticité »1 n'y est pas étranger.
Pour autant, lors des évènements nationaux, lors des
commémorations, l'on brandit toujours l'original.
On peut bien entendu allier ces deux formes de « drapeaux
» puisque le but est toujours similaire - représenter un pays, il
n'en demeure pas moins que cet écart entre l'original et ses
dérivées ne se comble pas. Doit-on normaliser l'usage du drapeau
? Ou au contraire doit-il rester un objet quasi sacré ?
Imaginons un instant que les couleurs des vignettes
nationales, des partis politiques nationaux, des tenues de footballeurs ne
soient pas les mêmes que celles du drapeau, comment
réagirions-nous ? Imaginons nos footballeurs français arborant
une tenue verte associée à du orange. Imaginons la
publicité d'un produit ventant son origine française en utilisant
des roses et des jaunes. Cette amusante et irréelle vision
révèle bien l'ampleur de l'ancrage des formes
dérivées du drapeau. C'est simplement l'illustration de cette
citation qui concerne les couleurs : « à force de les avoir sous
les yeux, on finit par ne plus les [couleurs] voir »2. Il en
est de même pour les drapeaux : à force d'être
abreuvé par le biais de divers supports des couleurs nationales, on en
oublie le drapeau originel.
Le paradoxe qualitatif réside bien dans cette
dichotomie original/copie où le second semble avoir pris le dessus sur
le premier, normalisant le second et raréfiant le premier jusqu'à
en faire oublier qu'il fut bien le premier.
III - Paradoxe structurel
On qualifiera ainsi ce paradoxe par le drapeau en tant que
structure des esprits et des sociétés. Pour le présenter,
il faut partir de ce constat : pourquoi, alors qu'il n'est jamais question du
drapeau dans la vie quotidienne et qu'il est plus ou moins présent dans
l'espace public, le drapeau déchaîne-t-il tant de débats,
d'émotions, de fureur, de violences, voire même de cruauté,
seulement lorsqu'il est touché, changé, modifié,
maltraité ou même brulé ? Ce paradoxe soulevé
révèle toute la nécessité d'appréhender les
questions autour du drapeau avec beaucoup de précautions. C'est ici bien
la preuve insoupçonnée de la capacité structurelle des
esprits qu'un drapeau peut contenir dans une société. La
meilleure preuve se situant au niveau éducatif : on apprend toujours
à l'école, dans les atlas, ou dans d'autres mappemondes
légendées, le nom du pays, sa capitale... et son drapeau. Le
drapeau structure ici l'esprit des enfants, et caractérise une
société qui souhaite encore définir les pays par leurs
drapeaux.
En effet, en termes triviaux, on ne fait n'importe quoi avec
un drapeau. Le caractère dérisoire du drapeau n'est que
matériel. L'on pense ici à ce fait divers d'art
d'actualité en France où l'on avait assisté à un
débat houleux concernant cet artiste qui avait, pour un concours, mis
en
1 WHITNEY SMITH, 1976 : 8
2 Dominique Simonnet, Le Petit Livre des
Couleurs, 2005
11
scène le drapeau national en le remplaçant en
papier hygiénique. Toutes les polémiques qui s'ensuivirent
démontrent bien d'une part la sacralité d'un tel symbole (qui au
demeurant reste absent de l'espace public), et d'autre part les
réactions aussi diverses qu'inattendues que sa modification et
même les sévices qu'il subit, entrainent. Le paradoxe est donc
bien sensible ici, pourquoi l'on hurle à l'hérésie
seulement et seulement si le drapeau est jeté au dernier niveau dans la
fosse des loups. Les Etats-Unis en ont même tiré un
néologisme juridique : la « flag desecration » qui est
sanctionné pénalement, visant à punir ceux qui
brûlent le drapeau national, ou lui font subir des
maltraitances1.
« On se rend généralement pas compte du
sérieux que postule l'emploi des drapeaux »2. Ce n'est
en fait que lorsque le drapeau qui nous représente est mis en danger,
brûlé, modifié, que l'on y porte notre regard. Chacun
d'entre nous ne connaît pas toujours la signification des couleurs de son
drapeau (particulièrement en France), de ses insignes, mais chacun de
nous condamne quand il est brûlé, ou quand quelqu'un d'autre en
dehors de la communauté s'en empare. Brandir un autre drapeau dans un
pays qui dispose déjà d'un drapeau est également source de
débats.
Le changement de drapeau peut même être une
affaire d'Etat, tant sa force symbolique anime les foules. Pensons au
débat actuel en Australie sur l'adoption d'un nouveau drapeau pour
supprimer symboliquement l'allégeance à la couronne britannique
(présence de l'Union Jack dans le canton) qui est fortement sources de
discordes entre partisans d'une nécessaire prise de position pour un
camp dans le monde (ici le Royaume-Uni, a fortiori, les Etats-Unis) et les
partisans d'une unification nationale reconnaissant la place
prépondérante des aborigènes dans la construction du pays.
Que l'on y adhère ou pas, le drapeau est l'affaire de tous car chacun
possède sa vision de son pays et de ses intérêts.
IV - Paradoxe temporel
Celui-ci se forge sur l'idée reçue que lorsque
les régimes politiques changent, les drapeaux changent. On a coutume de
penser qu'il est toujours nécessaire de modifier les symboles quand le
temps l'impose. C'est ici que se situe ce paradoxe temporel : les temps
changent, mais les drapeaux n'en font qu'à leur tête. Le drapeau a
évidemment des liens avec les régimes qui l'utilisent, mais sa
logique lui est finalement propre, car c'est celle des hommes, et la logique
des hommes est parfois insaisissable.
Imaginons le nombre incalculable de drapeaux qu'il aurait
fallut inventer dans l'Afrique postcoloniale si l'on s'en tient aux nombres de
régimes renversés, de coups d'Etat, et de la multiplication des
régionalismes. Le fait est que les drapeaux africains ont peu - ou pas -
changé depuis l'indépendance des Etats africains. Plus de quatre
vingt coups d'Etat « réussis » sans compter ceux
avorté, ou non aboutis. En parallèle, depuis les
indépendances africaines après la période coloniale, seuls
une dizaine de ces Etats ont modifié voire changé leur drapeau de
manière significative (Ghana, Rwanda...). Ce décalage entre
renversements de pouvoir et changements de drapeaux nous indique combien le
drapeau est un objet
1 Civil liberties, « Flag Burning Laws -
Historic of U.S Laws against Flag Burning »
2 WHITNEY SMITH, 1976 : 8
12
symbolique singulier et que nous ne devons pas le traiter de
manière exhaustive. Autre exemple, il est récent, celui de la
Tunisie et de l'Egypte. Forts de leurs révolutions respectives, on
aurait pu imaginer, comme ce fut le cas en Libye, que le choix d'un nouveau
drapeau aurait pu concrétiser symboliquement le renversement des
régimes répressifs passés. Il n'en a pas été
question. C'est bien ici que réside ce paradoxe : les régimes
changent (et même sont même renversés dans le sang), mais
les drapeaux demeurent les mêmes. Lorsque le drapeau est sujet de
discussion, c'est bien lorsque l'on a épuisé tous les recours
possibles à d'autres solutions de type consensuel. Un changement de
drapeau est toujours significatif.
C'est toute l'ambiguïté des drapeaux : ils peuvent
changer pour des changements politiques qu'on pourrait qualifier de «
mineurs », mais ils ne se modifient pas toujours lors de grands
bouleversements géopolitiques (Printemps Arabe).
De la même façon, le drapeau tricolore est
toujours imbibé du blanc de la royauté et de ses heures les plus
sombres de son histoire de la Deuxième Guerre Mondiale. Le drapeau russe
repris par Elstin à la chute de l'URSS reprend le drapeau des tsars.
N'y-a-t-il pas là un paradoxe, suggéré par un attachement
au drapeau dans le temps, alors que celui-ci peut également incarner des
tragédies ou des heures sombres du pays représenté ?
Un drapeau se forme dans le temps et force est de constater
que plus le drapeau est ancien, moins il n'est remis en question. Pourtant,
à une vitesse effroyable, le temps fait insérer le drapeau dans
le cours de l'Histoire et dans ses heures les plus glorieuses comme dans les
plus sombres. Le drapeau des Etats-Unis était la marque du
libérateur et de la liberté pendant la Seconde Guerre Mondiale,
peut-on en dire de même aujourd'hui, au vue de la haine qu'il inspire
chez certains pays islamistes. Les vicissitudes du drapeau sont souvent
à double tranchant : soit le drapeau ressort de ces tribulations
renforcé et stabilisé, soit il demeure connoté et doit
ainsi être remplacé (au Rwanda par exemple).
Comment dès lors comprendre pourquoi dans certaines
sociétés le drapeau change plus souvent que dans d'autres ?
Comment dès lors comprendre la stabilité d'un drapeau alors qu'il
peut être trempé dans le sang et haï ?
V - Des paradoxes éclairants
Pourquoi avoir relevé tous ces paradoxes et fausses
idées autour du drapeau ? Simplement, le terrain de l'étude des
drapeaux est semé d'embûches de toutes sortes. Des idées
reçues, des généralisations, la non prise en compte de la
singularité de chaque drapeau, son caractère matériel
dérisoire, peuvent masquer son originalité et sa force
symbolique.
Son absence dans l'espace public ou sa présence en
abondance sont toujours remarquées. L'original drapeau national se
confond désormais avec les formes dérivées de ce
même drapeau. Les actes puis les réactions concernant la mise en
scène tragique, indécente, ou bien même le changement d'un
drapeau rappelle à tous sa force symbolique, quand bien même les
hommes semblent ne pas toujours y vouer un quelconque intérêt.
Enfin, cette formidable capacité à durer dans le temps contraste
avec les chamboulements politiques chroniques.
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Ces remarques nous amène en vérité
à une seule et même idée : le drapeau est un
élément non seulement constitutif de nos sociétés,
mais il semble en mesure de pouvoir décupler les émotions qu'il
suscite (dans les stades, ou lorsqu'il est en danger). Il ne peut être
traité de façon univoque. Après avoir soulevé tous
ces questionnements sur le drapeau, il est temps désormais de
s'intéresser à ce qu'est le drapeau, et surtout dans quel
système conceptuel il peut s'insérer pour comprendre son
impérissable impact dans les esprits.
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