II : Variabilité des images associées
à l'ours dans le contexte pyrénéen actuel.
Les propos que j'ai recueillis auprès de mes
interlocuteurs concernent l'ours, l'animal, mais aussi en
grande partie l'opération de réintroduction dont il est
l'objet. La première remarque que l'on peut faire est que
généralement le point de vue des gens est lié à une
façon de concevoir les espaces naturels qui les entourent et aux usages
qu'ils en font. Pour les défenseurs de l'ours et de sa
réintroduction (souvent des naturalistes et des professionnels
du tourisme) ce qui est valorisé dans la nature est ce qui est
exempt de l'influence humaine et que l'on qualifie de « sauvage
» ou « naturel ». Ceux qui s'opposent au projet de
réintroduction valorisent dans la nature ce qui est le
résultat de l'action humaine, de la domestication, comme le
paysage agro-pastoral de montagne et de haute-montagne résultant des
activités d'élevage et de transhumance. Ils parlent de
nature humanisée, culturelle. Et ils s'opposent ainsi
à ce qu'ils considèrent comme une « volonté
d'ensauvager leurs montagnes ». Afin de mieux comprendre
ce qui peut amener à des images de l'ours si différentes,
voici ce qu'Isabelle Mauz a remarqué à propos du retour
des loups dans les Alpes et qui peut être rapporté aux
ours dans le contexte pyrénéen :
« Si les portraits des loups diffèrent
tellement selon les enquêtés, ce n'est pas seulement une question
de représentation ou d'imaginaire. A ce stade là de la crise
déjà, les gens ont quelque expérience de l'animal. Ceux
qui l'admirent consacrent des journées et des nuits à le
chercher, l'aperçoivent parfois, fugitivement, croisent sa piste ou
trouvent la carcasse d'une proie sauvage. Ou bien ils fréquentent des
parcs animaliers, regardent et lisent des documentaires qui exaltent leurs
qualités. De leur côté, les éleveurs et leurs
partenaires constatent de visu l'état des
troupeaux après le passage des prédateurs. Ce sont bien les
mêmes loups dont parlent les uns et les autres, mais ne les voyant pas se
livrer aux mêmes activités, ils s'en font des idées
très différentes, les idéalisant ou les diabolisant__il
est vrai que les diverses faces de l'animal ne sont pas si faciles à
emboîter ». ( Isabelle Mauz, 2005, p.179)
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A : L'ours comme une nuisance, un prédateur voire un
danger symbolique pour ceux qui vivent en montagne
Du point de vue des éleveurs, confrontés
aux prédations des ours sur leurs troupeaux, l'ours reste un
animal sauvage au comportement cruel qui nuit au bon déroulement de
leurs activités d'élevage. L'expression qui revient le plus
souvent dans leurs propos est que « l'on
n'élève pas des bêtes pour se les faire manger par les ours
». Ils déclarent aimer leurs bêtes et que ce
n'est pas une question d'argent. Souvent très marqués par la
découverte des animaux qui ont été
attaquées, ils en soulignent souvent les détails qui les ont
choqués.
« Nous autres quand on avait les
bêtes ce n'était pas pour se les faire « tchaper
» par les ours, ce n'est pas une question de pognon, on les
aimait les bêtes nous...on était malade...à plus
forte raison si ils les mangent vivantes...ils les mangent vivantes
les ours ! Moi j'en ai vu qui sont reparties de
là-haut jusqu'à la grange à moitié
ouvertes qu'on avait recousues...elles n'ont pas
crevé...ça fait quelque chose quand même, c'est
les bêtes qui souffrent...l'ours c'est bien joli mais...il faudrait
qu'ils leur portent à manger... (Jean,
éleveur à la retraire à Mérens)
« J'avais décidé de dormir
avec le troupeau sous la tente, toutes les nuits, pour protéger le
troupeau...Il était venu me voir, un jeune à l'époque, je
crois que c'était Boutxy...donc il m'avait réveillé avec
les chiens, il était passé tout près...j'avais eu
très peur...depuis je monte rarement en montagne la nuit, alors qu'avant
je partais le soir pour aller voir les brebis en montagne et j'arrivais
à la frontale, maintenant j'évite...de peur de l'ours...parce que
quand tu vois les brebis ouvertes en deux...(soupir)...les
brebis avec le pis bouffé mais vivantes et l'agneau qui essaye
de téter par-dessous...c'est terrible... »
(Benoît, éleveur et ancien berger)
Dans ce second extrait apparait l'idée
que c'est un animal qui fait peur, surtout lorsque l'on a fait
l'expérience d'une rencontre et que l'on a vu ce qu'il est capable de
faire aux brebis ou à d'autres animaux domestiques. L'ours apparait ici
comme un danger potentiel pour les personnes. Mais
l'idée de danger qui revient le plus souvent à propos de l'ours
est plus celle d'un danger symbolique véhiculé par
l'opération de réintroduction.
En effet, l'opposition à la réintroduction des
ours est généralement justifiée par le
danger qu'il représente pour l'avenir des gens qui
vivent en montagne. On considère qu'il y a un impact
négatif sur le monde agro-pastoral qui, bien que dans une situation
très difficile, fait vivre des gens en montagne. Le rôle
des éleveurs dans l'entretien des espaces de montagne et dans le
maintien d'un certain type de paysage, d'une certaine
biodiversité apparaît primordial
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pour le territoire. Par la volonté de remettre des ours
dans ces territoires, on estime qu'on veut privilégier un
certain type de nature dite « sauvage » avec peu ou pas
d'activité humaine. Et en plus, cela viendrait perturber «
tout un équilibre entre un pays et des gens » (Laurent,
éleveur transhumant) et les savoirs et savoir-faire qui sont
associés à la pratique de la transhumance.
Un autre aspect apparaît aussi dans les
discours. La réintroduction des ours est vue comme un
révélateur du peu de cas qui est fait des gens vivant dans les
petits villages de montagne. Certains estiment qu'on voudrait leur
faire croire que l'ours représente pour eux un espoir
de développement économique et touristique pour les villages de
montagne, ce qu'ils contestent.
« Pour moi c'est un choix
politique...à un certain moment tu mets de côté la
problématique de la biodiversité
[...] on a de plus en plus de mal à maintenir les
services publics dans nos communes [...] y'a un choix politique qui
est fait à Paris [et qui dit que] quelque part l'avenir de
l'Ariège c'est les ours et les camions (allusion à un projet
de construction d'une route à 4 voies )...quelque
part on a plus notre place nous...quand je dis nous, je parle des
ruraux de montagne, des gens qui habitent au dessus de 900M
d'altitude...[...] quelle est notre place encore ici ?
est-ce que la montagne c'est quelque chose qu'on sanctuarise, qu'on
met sous cloche et on vire l'activité humaine tout en
promotionnant le tourisme ? Mais voilà, le tourisme sans
pastoralisme en montagne n'existe pas, parce que la biodiversité en
terme de paysages, c'est pas la nature qui l'a fait : c'est l'homme et
la nature [...] [l'ours ] il est pas dangereux, c'est pas
une menace pour l'homme directement, c'est une menace en général
quelque part et en plus effectivement c'est facile de choisir un
bouc-émissaire quand tu as un problème...c'est
ce qu'ont fait les éleveurs et ils ont raison quelque
part... » (Jérôme, accompagnateur en
montagne et conseiller territorial)
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