CHAPITRE 2 : Le champ de compétence de la CPI, entre
collusion libérale et rupture avec le pouvoir juridique régalien
des Etats
Après avoir démontré le positionnement
libéral de la CPI, on pourrait plus radicalement corréler
celui-ci avec le courant transnational des Relations Internationales. Le
transnationalisme accorde un rôle aux individus tel, qu'ils sont
considérés comme des acteurs à part entière du
système international, dans un ordre international interconnecté
à l'image « d'une toile d'araignée
»35. Mireille Delmas-Marty va même jusqu'à
constater l'influence de la mondialisation culturelle (par la diffusion des
idées) et de la mondialisation économique (par la diffusion des
biens et services) sur « la mondialisation du droit
»36. Dans le cas du conflit au Darfour et de sa
résolution, ce lien serait imprécis en ce que la CPI est un
organe juridique supranational certes, mais composé d'Etats membres qui
acceptent sa compétence par la voie d'une signature et
subséquemment d'une ratification. La CPI s'inscrit donc dans le courant
libéral en ce qu'elle est mandatée par les Etats afin de
protéger juridiquement la société civile internationale
(un chapitre subséquent montrera également que la saisine de la
CPI n'est pas sans lien avec la théorie du choix rationnel du champ
économique). Il convient dès lors d'étudier le champ de
compétence de la CPI afin de rendre compte du positionnement
paradigmatique de cette Cour.
A l'instar d'une organisation internationale à vocation
coopérative ou intégrationniste, la CPI est une
personnalité juridique internationale régie par un texte. Le
statut de Rome du 12 juillet 1998, entré en vigueur après que 60
Etats l'aient ratifié37, détermine la
compétence de la CPI. La Cour, elle, est devenue opérationnelle
qu'à partir du 1er Juillet 2002.
L'article 1er du Statut précise que la Cour
a une compétence complémentaire des Etats38. Cela
signifie que la Cour a compétence seulement si les Etats ne veulent pas
(unwilling) ou ne peuvent pas (unable) exercer leur
compétence juridique
35 Batistella, p214. Roche, « Théorie
des Relations Internationales », à propos de la « Cobweb
» de John Burton, qui s'inscrit plus radicalement dans le mondialisme.
36 Mireille Delmas-Marty, « La Charte des
Nations Unies et la mondialisation du droit », in « La Charte des
Nations Unies, constitution mondiale ? » de Régis Chemain et Alain
Pellet, Cahiers Internationaux n°20, (date).
37 Becheraoui, p344.
38 Article 1er du Statut de Rome :
«Elle est complémentaire des juridictions pénales nationales
».
19
nationale pour punir d'éventuelles atteintes au
Statut39. Les modalités de la compétence de la Cour
sont également précisées à l'article 17,
alinéa 2 et 3 du Statut.
Quid des crimes relevant de la compétence de la Cour ?
La Cour est compétente pour juger du crime contre l'humanité, du
crime de génocide, du crime de guerre, et du crime d'agression en vertu
de l'article 5 du Statut.
Le Président soudanais, Omar El Bachir, a fait l'objet
d'un mandat d'arrêt dans lequel il est accusé de 3 crimes sur les
quatre cités respectivement, le crime d'agression n'étant encore
symbolique et n'entrera en vigueur qu'en 2017 au regard du résultat de
la Conférence de Kampala sur le crime d'agression40.
L'article 12 prévoit les conditions de saisine de la
CPI. Conformément à la condition sine qua non d'avoir
accepté la compétence de la Cour, l'Etat partie pourra
arrêter l'individu si celui-ci est sur son territoire, ou inversement si
l'individu est citoyen d'un Etat ayant ratifié le Statut (Article 12 a)
et b) respectivement). La procédure concernant le cas soudanais
déroge à la règle, le Conseil de
sécurité des Nations Unies ayant référé
à la CPI l'autorisation de poursuivre le gouvernement soudanais, bien
que celui-ci n'ait pas ratifié le Statut. On constate ici une
supériorité entre les dispositions du Statut. L'article 13
prévoit les conditions d'exercice de la compétence de la Cour. En
l'espèce, c'est sous cet article que la situation a pu être
déférée à la CPI, l'article 13 prévoyant
trois cas où « la Cour a compétence à l'égard
d'un crime ». L'Etat peut se saisir lui-même (a), le Conseil de
sécurité peut déférer au procureur s'il constate
une violation grave d'un crime énoncé à l'article 5 (b),
ou alors le Procureur peut décider de sa propre initiative «
d'ouvrir une enquête en vertu de l'article 15 ». Le cas
soudanais repose donc sur les articles 13.b) et 5 du Statut. Bien qu'il puisse
être conclu que la Cour est dépendante en l'espèce du
Conseil de Sécurité, nous verrons dans le chapitre suivant que
les conditions précises du vote de la résolution permettent de
rendre compte de l'aspect libéral du « référentiel
global » (terminologie empruntée à l'analyse des politiques
publiques).
Cet exposé est nécessaire dans la mesure qu'il
permet d'évaluer dans le cas du conflit au Darfour les conditions et les
raisons de la saisine de la CPI, et non
39 Frank Meyer, « Completing Complementarity
», International Criminal Law Review, Vol.N°6, p549-583, 2006.
40 Claus Kreb, Leonie Van Holzendorff, « The
Kampala Compromise on the Crime of aggression», Journal of International
Criminal Justice, p1179-1217, 2010.
20
pas par exemple la mise en oeuvre d'une commission de
réconciliation ou d'une juridiction ad hoc à l'instar de
l'ex-Yougoslavie, du Rwanda, ou hybride à l'instar du Sierra Leone.
Celui-ci permet de nous interroger sur le principe de
complémentarité prévue à l'article 1er
et 17 du Statut. Le cas du Darfour constitue l'exemple le plus significatif en
matière d'universalisation de la justice pénale internationale.
Si le principe de complémentarité et le respect du droit interne
est la règle, les atteintes graves aux droits de l'Homme, comme en
l'espèce par les gouvernements, viennent balayer ce principe. En
règle générale, la primauté du droit interne des
Etats parties au Statut est la norme. Comme le reconnait Mireille Delmas-Marty,
« le principe de complémentarité, tel qu'il est
posé par la Convention de Rome sur la Cour pénale internationale,
implique en effet une répartition des compétences qui
privilégie le droit interne sur le droit international
»41. Cependant, il constitue une sorte de
«concept régulateur comme le principe de subsidiarité
» ajoute Delmas-Marty. C'est la raison pour laquelle les Etats «
faillis » sont les plus ciblés par la Cour, les systèmes
judiciaires nationaux étant soit en déliquescence, soit corrompus
par les gouvernements de nature autoritaire. Dès lors, le principe de
complémentarité, « pierre angulaire du Statut de Rome
» 42, serait une sorte de responsabilité
juridique de protéger. L'intervention supranationale est donc
de facto « une responsabilité de juger », de la
même manière que la Communauté Internationale doit agir en
vertu du principe récent de « la responsabilité de
protéger » (R2P) en cas d'incapacité du gouvernement en
question de protéger sa propre population43.
De cet élan analytique, une analyse de nature
philosophique du préambule du Statut nous conduirait indubitablement
à conclure que les objectifs des Etats ayant négociés le
Statut se sont inscrits dans des « idéaux » libéraux,
universalistes, et furent soucieux de sanctionner non plus des Etats mais des
individus. Ici s'opère un parallèle entre le libéralisme
politique et un éventuel libéralisme juridique du Statut. Les
terminologies comme « Bien-être du
41 Delmas-Marty, p212.
42 Omer Yousif El Galab, «Indicting the
Sudanese President by the ICC : Resolution 1593 revisited», The
International Journal of Human Rights, 2009, p.658.
43 Report of the International Commission on
Intervention and State Sovereignty, «The Responsibility to protect»,
ICISS, 2001.
21
Monde », « conscience humaine », ou «
mosaïque délicate» sont symptomatiques d'une volonté
d'un dépassement des Etats souverains.
Ces analyses de la disposition du Statut la plus
interprétatrice du degré d'émancipation de la CPI des
Etats concernant la complémentarité, des dispositions concernant
les conditions d'exercice de la compétence de la CPI, et du
préambule, nous amènent à évaluer comment ces
considérations pratiques se manifestèrent en pratique. Plus
précisément, en quoi, de manière empirique et au regard du
déroulé politico-juridique factuel de la « tentative »
de résolution du conflit soudanais au Darfour, ce cas constitue-t-il une
avancée majeure en termes d'incrimination future d'auteurs desdits
crimes figurant à l'article 5 du Statut ? Par la même occasion,
assistons-nous à une résolution juridique supranationale du
conflit qui s'inscrirait absolument dans le courant libéral ? Si l'on
peut constater une émancipation notable, l'individualisation est
d'autant plus vérifiable au regard de l'ébranlement de
l'immunité présidentielle d'Omar El Bachir.
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