1ère PARTIE : LA RESOLUTION JURIDIQUE DU CONFLIT
AU DARFOUR : EMANCIPATION ET UNIVERSALISATION DE LA JUSTICE PENALE
INTERNATIONALE
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En termes de méthodologie inhérente aux courants
de pensées des relations internationales, la résolution juridique
du conflit au Darfour est représentative du passage du paradigme
réaliste au paradigme néoinstitutionnaliste du courant
libéral. Ce changement de référentiel est analysable de
manière empirique par le constat d'une évolution progressive vers
une individualisation des sanctions à l'égard des auteurs de
crimes de masses ainsi que par le vote de la résolution 1593 du Conseil
de Sécurité des Nations Unies. Ce vote historique constitue une
jurisprudence émanant du politique et qui vient sonner le glas du
garde-fou qui n'est autre que l'immunité présidentielle.
TITRE 1 : Aspects historico-théoriques du
changement paradigmatique
Avant d'étudier de manière empirique les
avancées de la justice pénale internationale, il convient
d'étudier l'évolution de celle-ci, indépendamment du
conflit soudanais.
CHAPITRE 1 : L'évolution de la justice pénale
internationale : le passage du paradigme réaliste à un paradigme
libéral
L'incrimination des auteurs de crimes de masse s'inscrit dans
le temps long et est tributaire d'un cheminement historique
caractérisé par le passage d'un paradigme réaliste
à un paradigme libéral. Pour faire état de cette
évolution, il convient de définir ces paradigmes et de les
transposer à l'analyse de l'évolution de la justice pénale
internationale.
Le réalisme et les variantes qui le composent
(réalisme classique, libéral, néoréalisme) est par
définition le courant des relations internationales qui postule que
l'Etat est l'acteur principal des relations internationales. Selon
Jean-Jacques
14
Roche : « Pour les réalistes, tout est
politique et l'intervention de l'Etat permet d'objectiver les multiples
demandes du corps social(...). L'exercice des prérogatives absolues de
la souveraineté est donc considéré comme le moyen exclusif
de contrôle de l'anarchie naturelle tant sur le plan interne que dans le
champ des relations extérieures »14. La vision de
Raymond Aron est plus prononcée en ce qu'elle considère que
« le système international est la configuration du rapport de
forces »15. Qu'en est-il de la place de la justice
pénale internationale dans ce système international «
stato-centré » ?
La conceptualisation de ces courants coïncide avec des
systèmes internationaux à l'instar du Concert Européen du
19e siècle, ou encore de la première moitié du
20e siècle où les conflits étaient
interétatiques16. Dans cette configuration,
l'émergence d'une juridiction pénale internationale, et plus
particulièrement dans le champ des droits de l'Homme, peina à
s'affirmer. Néanmoins, les origines de la Cour pénale
Internationale sont notables dès le 19e
siècle17. Ces origines revêtent la
caractéristique d'être basées sur les crimes de guerre, le
contexte historique y étant propice (Guerre franco-prussienne,
1ère et 2nde Guerre Mondiale). Le fondateur du Comité
de la Croix Rouge, Gustave Monier, proposa la création d'un «
tribunal international sur la base de la Convention de Genève de 1864
»18 concernant les militaires blessés. Néanmoins,
sa proposition était trop radicale au regard de son
contexte19.
Le traité de Versailles établissant la
Société des Nations tentera de mettre en oeuvre un effort de
création d'une Cour pénale Internationale ad hoc dans
l'optique de juger les responsables militaires allemands20, pour la
perpétration de crimes de guerres21.
On constate que l'incrimination s'effectue toujours dans une
perspective interétatique, à destination des Etats
portant atteinte aux Conventions de Genève.
14 Jean-Jacques Roche, « Théorie des
Relations Internationales », Edition Montchrestien, 2008.
15 Raymond Aron, « Paix et guerre entre les
Nations », Edition Calmann Levy, 1962.
16 Jean Jacques Roche, « Relations
Internationales », Edition L.G.D.J, 5e Edition, 2007. A propos
du Concert Européen et de son éclatement, page 21 in Chapitre 1 :
« Les relations internationales au XXème Siècle ».
17 Doreid Becheraoui, « L'exercice des
compétences de la Cour pénale Internationale »,
International Review of Penal Law, Volume 76, (Date).
18 Becheraoui, p.342.
19 William Schabas, « An Introduction to the
International Criminal Court », Cambridge University Press, 2002.
20 Idem, p.342.
21 Schabas, p.4.
15
16
Ce n'est qu'avec les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo que
l'on constatera un début de changement paradigmatique, en termes de
sanctions à l'égard d'individus portant atteinte aux
droits de l'Homme. En effet, la période ante-2nde
Guerre mondiale était mue par un système de sanctions juridiques
internationales principalement inhérentes aux crimes de guerre. En effet
comme le constate Richard J. Goldstone : « Avant la Seconde Guerre
Mondiale, les individus n'avaient aucune place dans le droit international, mis
à part quelques exceptions. De plus, le droit international humanitaire
n'a jamais été réellement mis en application
»22.
La Seconde Guerre Mondiale sera donc à la fois le point
d'inflexion du changement de mode d'incrimination et le point
d'évolution juridique de dispositions à l'égard
d'atteintes sérieuses aux droits de l'Homme (la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme de 1948 étant l'exemple le plus
significatif de cet effort juridique post-2nde Guerre Mondiale).
Subséquemment, le tribunal de Nuremberg constitua le soubassement du
droit international en matière de crimes de guerres23. De
l'horreur de la Shoah découlera en effet une innovation majeure par
l'introduction de trois autres crimes : les crimes contre l'humanité,
les crimes de génocide et les crimes d'agressions24. Bien que
« ce tribunal constitue une avancée juridique majeure et
opère avec un certain degré d'indépendance, ils restent
tributaire des systèmes politiques nationaux concernant
l'incarcération des coupables et du rassemblement des témoins
»25. De surcroît, la progressive individualisation
des sanctions lors du jugement des militaires allemands rencontra l'obstacle
national, la justice de Nuremberg ayant été jugée trop
« sélective et politisée » selon Drumbl. Dès
lors, le caractère extraordinaire des atrocités commises
justifiera la nécessité de la mise en oeuvre d'un organe
juridique supranational dès la sortie de l'ère
post-2e guerre mondiale.
Ainsi, la codification des décisions (qui n'est pas
sans lien avec l'Article 6 de la Convention pour la prévention et la
répression du Génocide de 1948)26 et la
réflexion sur des solutions transnationales débouche sur
l'apparition d'un nouveau
22 Mark A. Drumbl, « Pluralizing International
Criminal Justice », Review of Philippe Sands' book : «From Nuremberg
to The Hague«, Cambridge University Press, 2003, in Michigan Law Review,
Vol. 103, n°6, p.1295-1328,2005.
23 Drumbl, p.1298.
24 Idem, p.1299.
25 Idem, p1301.
26 Schabas, p. 8.
paradigme, le paradigme libéral. Le libéralisme
en Relations Internationales part de « l'hypothèse de base
selon laquelle les acteurs et structures internes d'un Etat influencent les
identités et intérêts des Etats et par la même leur
comportement externe »27. Dès lors, la place de
l'Etat se verrait circonscrite à la satisfaction de
l'intérêt des individus. En l'espèce, alors que
l'état de la conjoncture politique internationale est
réaliste28, le soubassement d'une justice pénale
internationale s'inscrivant dans le paradigme libéral est
avéré. En effet, nous assistons à une codification
progressive du droit international par le biais d'instances issues de
l'Assemblée Générale des Nations Unies.
Parallèlement à la création de la
Commission du Droit International en 1950, l'Assemblée
Générale va en effet créer un comité chargé
d'élaborer le statut de la future CPI en 195229.
L'Assemblée Générale des Nations Unies, organe le plus
représentatif de la Communauté Internationale, travaillera
jusqu'au début des années 1990 à l'élaboration du
Statut de Rome de 1998, 1996 étant la date à laquelle ladite
commission adopte « le Code des crimes contre la paix et la
sécurité de l'Humanité » (« Code of crimes
against the Peace and Security of Mankind »)30. Les «
avant-projets » (« drafts ») de 1994 (relatifs aux
aspects organisationnels de la Cour) et de 1996 préfigureront le statut
de la CPI.
Le véritable moment juridique révélateur
du positionnement libéral de la justice pénale internationale
sera la création des deux tribunaux ad hoc pour les violations des
droits de l'Homme commises en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Le Tribunal
Pénal International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et le Tribunal
Pénal International pour le Rwanda (TPIR) constitueront des
modèles à l'élaboration d'une juridiction pénale
internationale permanente.
La création du TPIY a pour origine une décision
de l'Assemblée Générale de 1992. Le 22 février
1993, le Conseil de Sécurité des Nations Unies, venant
préciser la décision, consacre l'idée d'une
responsabilité pénale individuelle en affirmant que ce tribunal a
pour objet d'incriminer « les personnes responsables
de sérieuses violations du droit humanitaire international dans le
territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 ».
27 Batistella, p.174.
28 Idem, p.173. Batistella note cependant que bien
qu'il fut dominant durant toute la Guerre Froide, le réalisme ne fut pas
le paradigme central durant ce contexte.
29 Schabas, p8. 30Idem, p8.
17
La logique des comités réapparaitra sous
l'égide de l'Assemblée Générale des Nations Unies.
Un comité ad hoc sera mis en place, le Comité préparatoire
(notamment à l'origine de la complémentarité de la Cour),
afin de négocier le statut final de la CPI et d'opérer sa
signature31. La session de 1995 de l'Assemblée réunit
160 Etats, une centaine d'organisations gouvernementales (ONG) et des
organisations internationales.
Ces comités, sous l'égide de l'Assemblée,
sont représentatifs du caractère universel que revêt la
Cour dans ses origines (et dans son fonctionnement, comme il sera
analysé dans un chapitre suivant). Après maintes discussions et
compromis, les Etats et les ONG, représentants la société
civile internationale, se sont inscrits pleinement à l'aune de cette
dernière décennie du XXe siècle en créant une Cour
Pénale Internationale soucieuse de la protection, non plus des
Etats-Nations, mais bien des Nations et des « peuples unis par un lien
étroit dont les cultures forment un patrimoine commun
»32. Selon Schabas, « nous aurions atteint un
point où la responsabilité pénale individuelle est
établie pour ceux responsables de crimes portant atteinte aux droits de
l'Homme ».
Théoriquement, la punition des auteurs de violations
des droits de l'Homme est directement corrélée au courant
libéral des relations internationales, la responsabilité
pénale étant passée d'un stade national à un stade
individuel. Par conséquent, la justice pénale internationale est
désormais en adéquation avec le souci d'individualiser les
sanctions, justice qui rompt avec le caractère « indissociable
des pouvoirs régaliens de l'Etat »33.
L'évolution vers une justice pénale
internationale, à travers la création de la Cour pénale
internationale, est un phénomène sans précédent
dans l'histoire du droit international public. Ce trait nouveau, symptomatique
d'un « miracle diplomatique »34,
étudié ci-dessus, s'affirme davantage par l'étude du
conflit au Darfour qui vient démontrer ce postulat. Nonobstant, avant de
faire le constat empirique de cette avancée majeure, il convient
d'analyser le fonctionnement de ladite Cour.
31 Idem, p14 : Session de 1995 de l'Assemblée
Générale.
32 Alinéa 1er du Préambule du
Statut de Rome.
33 Jean-Paul Bazelaire, Thierry Cretin, « La
justice pénale internationale », Edition PUF, p.67, 2000.
34 Julian Fernandez, « la politique juridique
extérieure des Etats-Unis à l'égard de la Cour
pénale Internationale », Edition A.Pedone, 2010.
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