PREMIERE PARTIE :
LA CRISE IVOIRIENNE ET LA CEDEAO
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Programme d'Enseignement à Distance Master 2
Science Politique
I-Aperçus et significations
La CEDEAO est impliquée depuis le début dans la
crise ivoirienne, de près ou de loin. Certains de ses membres (Burkina
Fao et Mali) ont été accusés à tort ou à
raison de l`avoir suscitée et alimentée. Mais, les causes
endogènes offrent une meilleure grille de lecture et de
compréhension.
A. Les causes de la crise ivoirienne
La Côte d`Ivoire est un pays francophone situé en
Afrique de l`Ouest. Elle a une population d`environ 20 millions d`habitants et
tire la majorité de ses ressources de l`agriculture18.
Une crise est « une situation dérivant d`un
changement dans l`environnement interne ou externe d`un Etat qui donne
naissance aux perceptions d`un décideur d`une menace contre les valeurs
de bases, le temps court pour répondre, et la vraisemblance d`une
implication dans des hostilités militaires19 ». La
guerre. C`est ce qu`a connu la Côte d`Ivoire dans la nuit du19 septembre
2002. Les rebelles (un peu plus de 700) issus du Mouvement Patriotique de
Côte d`Ivoire (MPCI), attaquèrent simultanément les grandes
villes du pays dont Abidjan, Yamoussoukro, Korhogo et Bouaké.
Repoussés d`Abidjan et de Yamoussoukro notamment, par les forces
loyalistes, ils replièrent dans les zones Centre, Nord et Ouest du pays
qu`ils contrôleront désormais avec deux autres groupes rebelles,
le Mouvement populaire du grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice
et la paix (MJP) apparus le 28 novembre (ces trois mouvements fusionneront
quelques mois plus tard pour devenir « Les Forces Nouvelles »). Ce
qui apparaitra après comme une tentative de coup d`état est le
point culminant d`une combinaison de facteurs aussi belligènes les uns
que les autres.
18. La Côte d`Ivoire est le premier producteur mondial
de cacao. Voir aussi en annexe « No 1 » la fiche-pays de la
Côte d`ivoire.
19. BRECHER Michael, WILKENFIELD Jonathan, « Crises in
World Politics », World Politics, n°35, 1982, p.383,
traduits par VIRET Jacques, PERRIER Gregory, DURIN Guillaume, in Module «
Crises
Internationales », Master II RID, Lyon 3, année
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Politique
1) Les causes socio-politiques
Dans un entretien à la Documentation
française en 2003, Marc Le Pape et Claudine
Vidal20 sont sans équivoque : « Il faut se souvenir que
Félix Houphouët-Boigny (le premier président de la
Côte d`Ivoire) montra une extraordinaire capacité à
occulter le passé, celui d'une décolonisation dont il profita
pour forger son pouvoir personnel en brisant tout ce qui pouvait le contester,
celui des premières années de l'indépendance pendant
lesquelles, recourant à la tactique des faux-complots, il fit
emprisonner et torturer ceux qu'il pouvait suspecter de non-soumission
absolue... Ensuite, les crises furent contenues par la force, par l'argent, par
l'habileté politique d'Houphouët Boigny, et aussi grâce
à une situation économique favorable jusqu'à la fin des
années 70 ». Tiemoko Koulibaly21 se situe dans la
même perspective : « En Côte-d`Ivoire dit-il, la
rébellion qui a éclaté le 19 septembre 200 « n`est
que la dernière manifestation, après bien d`autres crises
politico-ethniques sanglantes, de la fragilité d`un Etat qui s`est
construit sur des préjugés ethniques. Derrière une
apparente stabilité, le pays et ses institutions sont, depuis
l`indépendance, travaillés par des forces centripètes. En
effet, l`Etat n`a jamais été ni impartial ni démocratique
; il a toujours pratiqué la discrimination ethnique, et a donc
été perçu par les groupes exclus du pouvoir comme la
propriété d`une ethnie ». Revenant sur les
répressions du passé, l`historien rappelle que sous le
régime de Félix Houphouët-Boigny déjà, des
velléités de sécession s`étaient manifestées
: « la crise dite du Sanwi en 1966 oppose, à l`intérieur
même du groupe ethnique akan, détenteur du pouvoir, les deux
principaux sous-groupes de celui-ci : les Agnis et les Baoulés, dont est
issu le président Houphouët-Boigny. Les premiers, supportant de
plus en plus mal l`hégémonie politique des seconds, qu`ils
accusent de tribalisme, se révoltent et tentent de faire
sécession pour se rattacher au Ghana, berceau des Akans. Cette tentative
de sécession sera réprimée dans le sang. En 1970, la crise
du Guébié oppose les Baoulés aux Bétés, qui
contestent la domination politique des premiers. Kragbé Gnagbé,
originaire d`un village guébié, exigera, en vain du
président, la création d`un parti politique d`opposition
conformément à l`article 7 de la Constitution. Accusant
Kragbé de vouloir faire sécession, Houphouët-Boigny organise
une répression farouche en pays bété. On estime
habituellement qu`elle aurait fait entre 4 000 et 6 000 morts ». Tiemoko
Coulibaly rappelle aussi que les
20. LE PAPE Marc et VIDAL Claudine co-auteurs de Côte
d'Ivoire, l'année terrible, 1999-2000, Karthala, Paris,
octobre 2002.
21. « Lente décomposition en Côte-d`Ivoire
», Le Monde diplomatique, novembre 2002
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Politique
populations du Nord, se font très souvent
référencées comme des « étrangers
»22. Tiburce Koffi23 n`est pas très
éloigné de cette analyse et affirme que le conflit ivoirien a un
fondement réel de crise identitaire : « une situation qui a
existé avant Houphouët, elle s`est altérée sous le
règne prestigieux du premier président, pour se réveiller
sous celui d`Henri Konan Bédié et s`exprimer par des oriflammes
sous Laurent Gbagbo ».
a) L'ivoirité
La disparition de Félix Houphouët-Boigny le 7
décembre 1993 va entrainer une lutte épique pour sa succession et
partant, pour le pouvoir, entre les dauphins constitutionnel (Henri Konan
Bédié alors président de l`Assemblée Nationale) et
putatif (Alassane Dramane Ouattara, premier ministre). Le second tenta de
rester au pouvoir en saisissant la Cour Suprême et déclara qu`il
ne quitterait pas son poste avant l`annonce officielle de la vacance de la
présidence. Le 8 décembre, Henri Konan Bédié se
proclama président dans la précipitation. Alassane Dramane
Ouattara remit sa démission le lendemain24. Henri Konan
Bédié fit alors feu de tout bois pour évincer le second,
c`est ce qui justifia en partie la politisation du concept de l` «
Ivoirité ». Le néologisme « Ivoirité » est
solennellement officialisé et développé lors d`un
congrès du Parti Démocratique de Cote d`Ivoire (PDCI), le 26
août 1995. Henri Konan Bédié aspire selon ses termes,
à refonder une nouvelle Côte d`Ivoire. Pour lui, l`ivoirité
est un « concept fédérateur, socle sur lequel doit reposer
la nation ivoirienne ». Il crée la Cellule Universitaire de
Recherche et de diffusion des idées et des actions politiques du
président Henri Konan Bédié (CURDIF), constituée
d`intellectuels pour conceptualiser l`ivoirité. Ces entrepreneurs
identitaires vont développer un véritable concept
d`ivoirité qui s`appuie tout d`abord sur le modèle
Akan25. La CURDIF justifie ce choix par l`ancienneté du
groupe Akan.
Bédié a fait de l`ivoirité un outil de
discrimination nationale, justifiant de la division entre les « vrais
ivoiriens » et les « faux ivoiriens ». L`ivoirité
définit en quelque sorte un rapport entre le « eux » et le
« nous ». Le concept s`est focalisé sur la question de
l`immigration dès le départ. C`est en ce sens qu`il fait figure
de principe de discrimination collective, postulant la
22. Ibid
23 KOFFI Tiburce, Côte d'Ivoire, L'agonie du jardin, du
grand rêve au désastre, CEDA/NEI, Abidjan 2006, p.312
24. JOLIVET Elen, « L'ivoirité : de la
conceptualisation à la manipulation de l'identité ivoirienne
», Mém. IEP : Rennes 1, IEP, 2003, p. 20
25. Ibid., p. 27
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négation ou la mise à distance de l` «
Autre » en l`occurrence de l` « Etranger26 ». De
cause à effet, les étrangers issus de l`Afrique de l`Ouest qui
avaient le droit de vote se le voient interdit à partir de 1994 et le
nouveau code électoral stipule de plus que pour être candidat
à l`élection présidentielle, il faut être né
ivoirien, de père et de mère eux-mêmes nés
ivoiriens. Explicitement donc, ils deviennent avec les autres, des
étrangers27.
Pour Amélie Armand28, la Côte d`Ivoire
est dans une logique obsidionale. En 1998, le Conseil Economique et Social s`en
mêle. Dans un rapport intitulé «Immigration en Côte
d`Ivoire: le seuil du tolérable est largement dépassé
», ses rédacteurs affirment notamment que « L`immigration qui
a commencé en Côte d`Ivoire pendant la période de la
colonisation (1930), s`accroît d`année en année pour
engendrer aujourd`hui une population d`origine étrangère dont
l`importance dépasse de très loin le seuil de tolérance
acceptable pour un peuple. Une présence étrangère aussi
massive ne peut manquer d`avoir des répercussions diverses sur tous les
plans de la vie socioculturelle, économique et politique...
L`immigration devient de plus en plus une des causes structurelles de
l`accroissement de la pauvreté des Ivoiriens...29 ».
L`indexation touche en premier lieu l`ancien premier ministre originaire du
Nord et par ricochet toute une communauté. Parti du PDCI avec un certain
nombre d`autres cadres, Alassane Dramane Ouattara rejoint le Rassemblement pour
les républicains (RDR) officiellement né en septembre 1994,
élargissant ainsi le champ politique qui met désormais en
présence trois grandes formations politiques : le PDCI, le Front
populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et le RDR. Ces partis politiques
vont se servir chacun à sa façon de l`ivoirité. « Le
paysage politique s`est constitué autour des trois personnages
représentant chacun une région doublée d`un clan politique
dans l`imaginaire populaire : Henri Konan Bédié,
l`héritier du mythe de l`aristocratisme akan disposant
d`électeurs, localisés de façon substantielle dans le
Centre, le Sud et le Sud-Est ; Laurent Gbagbo, le prophète de la rupture
radicale avec l`houphouétisme et continuateur, pour certains, de
l`oeuvre de Kragbé Gnagbé, symbole de ralliement des populations
bété et d`une frange importante des populations de l`Ouest, et
enfin
26. Ibid.
27. CONCHIGLIA Augusta : (La Côte d`Ivoire tente la
réconciliation nationale : Rôle central de l`immigration), Le
Monde Diplomatique, décembre 2007. En Afrique de l`Ouest, les
migrants représentent 8 millions de personnes, soit 2,9 % de la
population totale. C`est la plus forte concentration de migrants
intrarégionaux du continent et la première zone
d`émigration vers l`Europe.
28. ARMAND Amélie : « Les
Ivoiriens et l`Étranger, le complexe obsidional de la Côte
d`Ivoire », Etude-février 2007, CEREMS (Centre
d`études et de recherche de l`école militaire, France)
29. « Côte d`Ivoire, la tentation
ethnonationaliste », Politique Africaine , No 78, juin 2000.
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Politique
Alassane Dramane Ouattara, le candidat des dissidents du PDCI
et surtout des ressortissants du Nord en majorité musulmans30
».
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