Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.( Télécharger le fichier original )par Emmanuel BRILLET Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007 |
- 2. « Ces hommes en bleu payés pour trahir leurs frères » (Simone de Beauvoir) : le harki, une figure malvenueFigure accessoire au regard d'un système de pensée messianiste (voire millénariste, à travers l'avènement proclamé d'un « homme nouveau »), figure littéralement non avenue donc, le harki dessine également une figure malvenue - notamment pour ceux des intellectuels qui lient leur engagement aux intérêts organiques du FLN, mais pas seulement -, figure dont l'apostolat pèche non seulement par son étroitesse mais encore par sa vilenie : ne pointe-t-on pas, par privilège, la brutalité et la vénalité de ce mercenaire payé 8,25 francs par jour ? Lorsque Simone de Beauvoir se propose de définir - ou, plus exactement, de qualifier - l'engagement des harkis, c'est effectivement pour leur opposer un déni de conscience morale et politique, la « trahison » trouvant son pendant et sa raison d'être dans la « vénalité » : « Ces hommes en bleu payés pour trahir leurs frères »1252(*), écrit-elle à propos des quelque quatre à cinq cent harkis de la Force de police auxiliaire de Paris (FPA). De même, Jean-Paul Sartre, dans sa préface aux Damnés de la terre, confond-il dans un même rejet les « comptoirs européens » et les « mercenaires qui les défendent »1253(*). Le romancier algérien Mehdi Charef, qui n'avait que dix ans en 1962, et vivait déjà en métropole, suggère pour sa part que si la solde journalière qui était offerte aux harkis constituait bien un des motifs premiers de leur engagement, elle ne pouvait, en raison même de sa modestie, présumer d'une quelconque forme de vénalité (c'est-à-dire d'amoralité) mais bien plutôt de précarité (c'est-à-dire de dénuement), ce qui va à l'encontre du qualificatif dégradant de mercenaire auquel a été par trop complaisamment associée la figure du harki. Dans Le harki de Meriem, publié aux Editions Mercure de France, Mehdi Charef écrit : « En cette fin des années cinquante, les mots "guerre" et "indépendance" n'existaient pas dans cette campagne. Il était loin d'Alger et des Aurès, et puis il s'en fichait Azzedine de savoir s'il y aurait guerre ou indépendance, donc s'il finirait gradé ou les couilles dans la bouche. Il ne s'engagea pas contre quelqu'un, il s'engagea contre la terre, le ventre aride de sa terre, une terre où il n'y avait plus qu'à crever. Et comme il ne lui restait plus que sa vie, il l'avait donnée pour les siens »1254(*). De la divinisation de l'histoire à la fétichisation de la violence (la praxéologie de la « table rase ») Le déni de conscience morale et politique opposé aux harkis par certains intellectuels engagés en guerre d'Algérie décrit aussi - et surtout - un rapport à la violence proprement antinomique de celui que subsume la croyance en les qualités dites « propédeutiques », voire « prophylactiques », de la praxis révolutionnaire : tandis que « dans la violence, l'opprimé puise son humanité », que les moyens extrêmes dont use le « révolutionnaire algérien » sont subsumés dans la finalité historiciste qui en est comme la réparation anticipée, à l'inverse, la violence non pas révolutionnaire, non pas « libératrice », mais policière, coercitive des harkis - violence délictueuse quoiqu'elle vise l'ordre, violence délictueuse parce qu'elle vise l'ordre - astreint ses auteurs à la déréliction. En témoignent les indignations sélectives de Simone de Beauvoir, qui, dans La force des choses, voit dans l'assassinat en plein Paris d'Ali Chekkal, ancien vice-président de l'Assemblée algérienne - qu'elle dépeint comme « le plus important des collabos musulmans » - « un acte analogue à ceux que, pendant la résistance, on appelait héroïques »1255(*) ; Simone de Beauvoir, encore, qui ne paraît point s'émouvoir de ce que dans la nuit du 14 juillet 1958, et toujours en plein Paris, « onze personnes [eussent été] descendues par les Algériens, dont six musulmans collabos »1256(*) ; Simone de Beauvoir, toujours, qui, évoquant la rencontre entre Sartre et Fanon, rapporte que ce dernier - psychiatre de formation - « apprit [aux révolutionnaires algériens] à contrôler leurs réactions au moment de déposer une bombe ou de lancer une grenade »1257(*) ; Simone de Beauvoir, pourtant, de faire soudainement montre d'un sentiment de révolte face aux manifestations de violence - ou, plutôt, face à certaines manifestations de violence - et de stigmatiser « les traitements infligés par les harkis [à] des hommes en sang [qu'ils] traînent d'une maison à une autre »1258(*). Michael Walzer : « On trouve peu de signes chez Simone de Beauvoir d'un grand attachement à la vie de qui que ce soit. Les attentats terroristes contre des civils français la laissaient indifférente ; et les morts du côté algérien ne l'outragent que lorsque les Français en ont été la cause (...). Elle est au fait de la brutalité des guerres intestines du FLN, mais elle choisit de ne pas en parler dans ses écrits : elle semble n'avoir jamais songé au destin probable de la communauté pied-noir [NDA : et, a fortiori, à celui des musulmans pro-français] dans l'éventualité d'une victoire du FLN »1259(*). De la même manière (quoique dans un registre moins directement adversatif), dans un article qu'il avait consacré à « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis » (voir l'analyse détaillée de cet article infra), article originellement paru dans Le Monde des 11 et 12 novembre 1962, Pierre Vidal-Naquet - étayant sa démonstration sur des impressions visuelles et sur la généralisation d'éléments de preuve localisés - avait lui aussi contribué à véhiculer une image brutalisante des harkis, les dépeignant comme des hommes sans idéal péchant par défaut de conscientisation, que seule la perspective d'assouvir leurs penchants les plus vils avait pu convaincre de rester fidèles à l'armée française : « Que les harkis aient régné par la terreur, trop de témoignages le prouvent. Ceux qui ont pu voir Octobre à Paris se souviendront toujours du visage des témoins algériens quand ils prononcent ce nom détesté. Que cette terreur ait été un instrument de guerre qui seul pouvait à son tour maintenir les harkis dans l'obéissance à leurs chefs, il n'est pas permis non plus d'en douter. Dans un rapport officiel rédigé à la fin de mai 1961, un lieutenant chef de harka exposait que ses hommes «avaient été dès le début habitués à avoir toute liberté d'action après les accrochages» ; il expliquait aussi qu'au lendemain de l'interruption des opérations offensives (20 mai 1961) il ne put empêcher ses harkis de gagner le djebel qu'en les autorisant à exécuter six prisonniers »1260(*). De même, Jules Roy, dans la "réponse" qu'il adresse en 1972 à l'ouvrage du général Massu, La vraie bataille d'Alger, brosse une image vile des harkis, entre servilité et brutalité : « Ah ! si vous étiez né youpin ou raton, mon général... Si vous aviez vu les vôtres arrêtés, poussés à coups de crosse dans les camions et les clôtures de barbelés, réduits à laper leur soupe dans la gamelle comme des bêtes, et, en vrais chiens, humiliés, je vous le demande encore, quel parti auriez-vous choisi : celui des harkis de l'Algérie des maîtres, ou l'autre ? »1261(*). Ainsi doit-on distinguer entre la violence servile des harkis, cerbères aliénés d'un ordre périmé, usant d'une violence sans langage, d'une violence qui est à elle seule sa propre fin -car sans autre objet que le maintien d'un ordre illégitime -, et cette violence "nécessaire" portée par ces "acteurs d'historicité" que sont les révolutionnaires algériens, violence propédeutique dont Frantz Fanon nous dit qu' « [elle] revêt des caractères positifs, formateurs »1262(*), qu' « [elle] [illumine] la conscience du peuple » et qu' « [elle] confère aux masses un goût vorace du concret »1263(*) ; violence nécessaire, violence propédeutique, mais par-dessus tout langage (ou registre de langage) propre à la raison historique, non pas moyen mais praxis, poursuite valorisée et valorisante d'une Vérité en devenir. De fait, nous l'avons dit, pour ceux qui s'inscrivent dans le sillage de Sartre et Fanon, la révolution algérienne est censée accoucher d'un « homme nouveau », « purifié » ; sans qu'au départ cette notion de « pureté » ne soit définie par d'autres accents que ceux de la virilité. Ainsi, Sartre qui, tout en mettant en exergue une certaine surdétermination socio-historique de l'action humaine, s'était élevé dans Critique de la raison dialectique (1960) contre le caractère supposément mécaniste d'une telle surdétermination, et s'était ému de ce qu'en pareil cas ce concept ne réduisît l'homme à « un produit passif, une somme de réflexes conditionnés [dont l'action est gouvernée] par le principe d'inertie »1264(*), prend pourtant des accents messianistes dans sa préface aux Damnés de la terre (1961) pour se féliciter de ce que « Fanon [soit] le premier depuis Engels à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire ». Dans cette « incandescente préface - presque fascisante », estime Olivier Todd1265(*), au brûlot tiers-mondiste de Frantz Fanon, Sartre se fait l'apôtre d'une violence « nouvelle » et « irrépressible » dans et par laquelle, selon lui, le colonisé trouve et prouve son humanité en tuant le colonisateur : « Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l'arme d'un combattant, c'est son humanité. Car, en ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Dans cet instant, la nation ne s'éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est, jamais plus loin, elle se confond avec sa liberté »1266(*).
C'est dans et par la violence que le colonisé, à la fois porté par l'Histoire et acteur de son propre destin, se révèle et se réalise aux yeux de l'humanité tout entière. Ainsi, contre ce que Frantz Fanon appelle « les formes esthétiques du respect de l'ordre établi [qui] créent autour de l'exploité une atmosphère de soumission et d'inhibition », contre ce que Jean-Paul Sartre (dans sa préface aux Damnés de la terre) qualifie d' « exquise justificatrice » du « pillage systématique » et des « massacres » perpétrés par l'Occident dans les pays colonisés, se développe autour du tiers-mondisme un fort courant anti-humaniste, qui - exact contrepoint théorique de cette idéologie supposément « menteuse » et « hypocrite » qu'est « l'humanisme bourgeois » - en appelle à la libération de la violence et récuse la perspective d' « une entente à l'amiable »1267(*). Fanon, mariant les registres idéologiques et psychiatriques, se montre d'ailleurs convaincu des vertus sublimatoires et « désintoxiquantes » de la violence révolutionnaire : « Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d'infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux »1268(*). « Cette violence irrépressible, commente Sartre, ce n'est pas une absurde tempête, ni la résurrection d'instincts sauvages, ni même un ressentiment, c'est l'homme lui-même se recomposant (...). Nous étions homme à ses dépens, il se fait homme aux nôtres. Un autre homme de meilleure qualité »1269(*). Aussi, pour Sartre, la vigilance anxieuse dont fait montre Albert Camus pour contenir les termes du conflit dans des limites qui n'attentent pas au principe de l'équivalence des vies, et à celui - corrélatif - de la prééminence des règles du jeu de la sociabilité sur les enjeux politiques de la lutte, est symptomatique de l'esprit de compromission qui anime ce qu'il appelle - avec Marcel Péju1270(*) - la « gauche respectueuse », à savoir « une gauche qui respecte les valeurs de droite même si elle est consciente de ne pas les partager »1271(*). Ainsi, l' « Appel pour une trêve civile » est une « prise de position pseudo-universaliste »1272(*) qui, condamnant au même titre les attentats terroristes algériens et la répression française, « prétend interdire aux forces réelles des opprimés de les transformer en revendications appuyées par les armes »1273(*). Pour Sartre, à l'inverse, « il faut que [l'intellectuel] examine [les moyens] en fonction du principe que tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces sauf ceux qui altèrent la fin poursuivie »1274(*). Pour cette raison, ajoute-t-il, « il fallait comprendre que l'insurrection de l'Algérie, insurrection de pauvres, sans armes, traqués par un régime policier, ne pouvait ne pas choisir les maquis et la bombe »1275(*). De même, Albert Memmi, dont Camus avait préfacé le premier ouvrage La statue de sel, largement autobiographique, en 1953 (donc avant le déclenchement de l'insurrection), s'en détachera rapidement une fois celle-ci lancée, témoignant de la soudaine radicalisation des positions. En 1957, par deux fois, il brosse un portrait sans appel de Camus, où pointe l'ironie. D'abord dans son Portrait du colonisé (et du colonisateur), publié en avril 1957 et préfacé cette fois par Jean-Paul Sartre : « En bref, l'homme de gauche ne retrouve dans la lutte du colonisé, qu'il soutient a priori, ni les moyens traditionnels ni les buts derniers de cette gauche dont il fait partie [cette « gauche respectueuse » raillée par Jean-Paul Sartre]. Et bien entendu, cette inquiétude, ce dépaysement sont singulièrement aggravés chez le colonisateur de gauche, c'est-à-dire l'homme de gauche qui vit en colonie et fait ménage quotidien avec ce nationalisme. Prenons un exemple parmi les moyens utilisés dans cette lutte : le terrorisme. Le colonisateur de gauche avait beau faire des efforts, certains actes lui parurent incompréhensibles, scandaleux et politiquement absurdes ; par exemple la mort d'enfants ou d'étrangers à la lutte, ou même de colonisés qui, sans s'opposer au fond, désapprouvaient tel détail de l'entreprise. Au début, il fut tellement troublé qu'il ne trouvait pas mieux que de nier de tels actes ; ils ne pouvaient trouver aucune place, en effet, dans sa perspective du problème. Que ce soit la cruauté de l'oppression qui explique l'aveuglement de la réaction lui parut à peine un argument : il ne peut approuver chez le colonisé ce qu'il combat dans la colonisation, ce pourquoi précisément il condamne la colonisation. Puis, après avoir soupçonné à chaque fois la nouvelle d'être fausse, il dit, en désespoir de cause, que de tels agissements sont des erreurs, c'est-à-dire qu'ils ne devraient pas faire partie de l'essence du mouvement. Les chefs certainement les désapprouvent, affirme-t-il courageusement. Un journaliste qui a toujours soutenu la cause des colonisés, las d'attendre des condamnations qui ne venaient pas, finit un jour par mettre publiquement en demeure certains chefs de prendre position contre les attentats. Bien entendu, il ne reçut aucune réponse ; il n'eut pas la naïveté supplémentaire d'insister »1276(*). De même, dans La force des choses, Simone de Beauvoir assure que « jamais Camus ne prononça de phrases plus creuses que lorsqu'il demanda : pitié pour les civils ». Puis, quelques pages plus loin : « Maintenant, le pied-noir l'emportait sur l'humaniste »1277(*). Déjà, dans sa préface aux Damnés de la terre, Sartre s'en était pris - dans une allusion non dissimulée à l'auteur de Ni victimes ni bourreaux - au promoteur de l' « Appel pour une trêve civile » : « Ils ont bonne mine les non-violents : ni victimes ni bourreau ! Allons ! Si vous n'êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l'armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un «génocide», vous êtes indubitablement des bourreaux »1278(*). Michael Walzer : « Dans le schéma marxiste [et/ou tiers-mondiste], un intellectuel pied-noir était exactement semblable à un intellectuel bourgeois »1279(*). A l'instar de ce dernier, l'intellectuel pied-noir appartient à « une minorité qui a historiquement tort » (Albert Memmi1280(*)). Dès lors, « la thèse courante à gauche est simple et directe : il faut répudier ce genre d'appartenance. (...) Sur cette base, la critique sociale de l'intérieur est littéralement impossible : l'intellectuel pied-noir doit se transformer, d'abord, en observateur détaché, puis en défenseur de la libération algérienne»1281(*). A cet égard, Michael Walzer, qui avait déjà critiqué les formes de l'engagement sartrien dans La critique sociale au XXème siècle (ouvrage publié pour la première fois en 1988), est revenu, après les attentats du 11 septembre 2001, sur les justifications idéologiques que certains intellectuels trouvent au terrorisme, à commencer par la notion de "culpabilité objective" : «Terrorism is the work of visible hands - an organizational project, a strategic choice, a conspiracy to murder and intimidate. No wonder the conspirators have difficulty justifying in public the strategy that they have chosen. But when moral justification is ruled out, the way is opened for ideological apology. In parts of the European and American left, there has long existed a political culture of excuses focused defensively on one or another of the older terrorist organizations: the IRA, FLN, PLO, and so on (...)». Il ajoute: «[A common] excuse plays on the notion of innocence. Of course, it is wrong to kill the innocent, but these victims aren't entirely innocent. They are the beneficiaries of oppression; they enjoy its tainted fruits. And so, while their murder isn't justifiable, it is ... understandable. What else could they expect?»1282(*). De la notion de « fausse conscience » à celle de « culpabilité objective » Pour Albert Memmi, la situation coloniale n'est pas réformable : elle ne peut être que « brisée ». Cela justifie que les civils d'origine européenne soient subsumés, en dépit de leur diversité, sous le vocable de « colonisateurs » et dépeints, à ce titre, comme des « privilégiés non légitimes, c'est-à-dire [des] usurpateurs »1283(*). Il s'ensuit que le colon - quoi qu'il en ait, et « par une sorte de fatalité intérieure » - est "par essence" un « oppresseur ». Pour lui, la quête de l'innocence est sans fin et la vie un dédouanement permanent. A cet égard, ni la frontière entre "civils" et "combattants", ni une neutralité affichée ne sauraient faire office de garantie puisque l'on ne peut pas - par nature - être neutre dans une telle situation. Albert Memmi : « S'acceptant comme colonisateur, le colonialiste accepte en même temps, même s'il a décidé de passer outre, ce que ce rôle implique de blâme, aux yeux des autres et aux siens propres. Cette décision ne lui rapporte nullement une bienheureuse et définitive tranquillité d'âme. Au contraire, l'effort qu'il fera pour surmonter cette ambiguïté nous donnera une des clefs de sa compréhension. Et les relations humaines en colonie auraient peut-être été meilleures, moins accablantes pour le colonisé, si le colonialiste avait été convaincu de sa légitimité. En somme, le problème posé au colonisateur qui se refuse est le même que pour celui qui s'accepte. Seules leurs solutions diffèrent : celle du colonisateur qui s'accepte le transforme immanquablement en colonialiste »1284(*). Sur cet arrière-fond spéculatif, l'expiation - et peut-être même le meurtre1285(*) - devient en quelque sorte "nécessaire" : « La révolte est la seule issue à la situation coloniale qui ne soit pas un trompe-l'oeil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition est absolue et réclame une solution absolue, une rupture et non un compromis. Il a été arraché de son passé et stoppé dans son avenir, ses traditions agonisent et il perd l'espoir d'acquérir une nouvelle culture, il n'a ni langue, ni drapeau, ni technique, ni existence nationale ni internationale, ni droits, ni devoirs : il ne possède rien, n'est plus rien et n'espère plus rien. De plus, la solution est tous les jours plus urgente, tous les jours nécessairement plus radicale. Le mécanisme de néantisation du colonisé, mis en marche par le colonisateur, ne peut que s'aggraver tous les jours. Plus l'oppression augmente, plus le colonisateur a besoin de justification, plus il doit avilir le colonisé, plus il se sent coupable, plus il doit se justifier, etc. Comment en sortir sinon par la rupture, l'éclatement, tous les jours plus explosif, de ce cercle infernal ? La situation coloniale, par sa propre fatalité intérieure, appelle la révolte. Car la condition coloniale ne peut être aménagée ; tel un carcan, elle ne peut qu'être brisée »1286(*). Simone de Beauvoir est plus explicite encore : « Les ennemis des colonisés, c'était d'abord les colons, accessoirement l'armée qui les défendait »1287(*). Albert Camus n'avait certes pas attendu d'en être directement la cible pour dénoncer les artifices de la notion de « culpabilité objective », qu'il sentait poindre dans « une équivoque conception du monde qui remet à la seule histoire le soin de produire les valeurs et la vérité ». Déjà dans L'Homme révolté, en 1950, il écrivait : « [Sans cette foi active dans les représentants de la vérité], [le sujet] risque toujours, sans l'avoir voulu et avec les meilleures intentions du monde, de devenir un criminel objectif »1288(*). En outre, rien n'était plus étranger à Albert Camus que cette idée d'une « expiation nécessaire » des Français d'Algérie, idée connexe de celle de « culpabilité objective », symptomatique pour lui de la « frivolité » et du « pharisaïsme » de ceux qui, parmi les partisans français du FLN, « n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'histoire »1289(*) : « Si certains Français considèrent que, par ses entreprises coloniales, la France est en état de péché historique, ils n'ont pas à désigner les Français d'Algérie comme victimes expiatoires («Crevez, nous l'avons bien mérité !»), ils doivent s'offrir eux-mêmes à l'expiation. En ce qui me concerne, il me paraît dégoûtant de battre sa coulpe, comme nos juges-pénitents, sur la poitrine d'autrui »1290(*). Or, ce qui - dans l'esprit des soutiens français au FLN - vaut pour les civils européens vaut a fortiori pour les civils musulmans réputés leur être inféodés, lesquels, en plus d'avoir objectivement tort, sont subjectivement méprisables (car marqués du sceau de la « trahison »). Le refus de la symétrie entre les exactions commises par le « colonisé » et celles commises par - ou au nom du - « colonisateur » Certes, la fétichisation "fanono-sartrienne" de la violence du colonisé, elle-même sous-tendue par la notion de "culpabilité objective", fut loin d'être un trait commun à tous les intellectuels français engagés contre la guerre d'Algérie1291(*). Par contre, le refus de la symétrie entre les exactions commises par le « colonisé » et celles commises par - ou au nom du - « colonisateur » traversa lui l'ensemble des strates de la gauche intellectuelle anticolonialiste. Ainsi, dans une critique collective faite en 1992 du film de Benjamin Stora1292(*), Les années algériennes, Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Madeleine Rebérioux, Annie Rey-Goldzeiguer et Pierre Vidal-Naquet estimaient que « le défaut majeur du film est de faire croire qu'on peut renvoyer dos à dos les partenaires affrontés en parlant de violence des deux côtés, finalement en donnant quitus au colonialisme innommé par la tentative d'égalisation des deux plateaux de la balance, quand ces plateaux ne pourront jamais, sous peine de graves falsifications, devenir égaux »1293(*).
Quelques années plus tard, Pierre Vidal-Naquet, à nouveau : « Entre Boussouf et Aussaresses, il y a malheureusement quelque chose de commun [à propos de l'assassinat de Abane Ramdane], ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu'il y avait symétrie entre le colonisateur et le colonisé »1294(*). De même, Gilles Manceron : « Quand on parle de la Seconde guerre mondiale, on présente bien le nazisme comme une horreur, et la Résistance comme légitime. Pour l'Algérie, on se contente de dire qu'il y a eu des horreurs dans les deux camps, sans dire que celles qui ont été commises par la France relèvent d'un combat illégitime et qu'elles ont été assumées par une République, ce qui est scandaleux »1295(*). Ce refus quasi-général de la symétrie entre les exactions liées à l'insurrection et celles liées à sa répression explique en grande partie la "timidité", sinon l'absence de réactions de la mouvance anticolonialiste (toutes tendances confondues) au moment et à la suite du massacre des harkis. Cela explique aussi pourquoi les quelques rares personnalités de gauche qui ont élevé la voix à ce sujet se sont attachées à en imputer la responsabilité première non au FLN mais au « système colonial » ou, tout au moins, à ses contrecoups. L'article publié par Pierre Vidal-Naquet dans l'édition du Monde du 16 novembre 1962, article intitulé « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis »1296(*), est exemplaire à cet égard. Aux dires de certains auteurs1297(*), et de Pierre Vidal-Naquet lui-même, cet article aurait fait notablement exception dans le "désert" des réactions progressistes. Or, cette "sollicitude" se heurte, dans le fil dudit article, à des limites importantes et clairement exposées qui en relativisent le caractère exceptionnel ou hétérodoxe eu égard à la tonalité générale de la geste intellectuelle. De fait, Pierre Vidal-Naquet, quoiqu'il fasse état des massacres dont sont victimes en Algérie les anciens supplétifs de l'armée française, et qu'il dise s'en émouvoir, va s'attacher à relativiser ce drame (et les responsabilités algériennes qui y sont attenantes) en introduisant dans la dénonciation du crime les éléments de sa propre atténuation. Pierre Vidal-Naquet laisse d'abord entendre que la situation chaotique dans le bled est d'abord et avant tout la résultante obligée des destructions opérées par la répression, qui, en éradiquant les cadres du FLN, a laissé libre cours à des vengeances incontrôlables. En somme, pour l'auteur, ce n'est pas la situation hégémonique du FLN, et le climat d'impunité totale dans lequel évolue les cadres de cette organisation depuis l'accession à l'indépendance de l'Algérie qui sont en cause, mais l'insuffisance de leurs moyens et de leurs effectifs : « Des haines se sont accumulées dont il eût été naïf de ne pas prévoir l'explosion et que les accords d'Evian, malgré l'amnistie qu'ils comportaient, pouvaient d'autant moins endiguer, que, dans le bled, l'O.P.A. [c'est-à-dire l'Organisation politico-administrative du FLN], qui seule aurait pu assurer une transition relativement calme entre l'ancien et le nouveau régime, avait été précisément détruite, les cadres du peuple algérien exterminés et que l'OAS régnait dans les grandes villes. Une révolution victorieuse, du reste, ne change pas dans ses débuts la nature des rapports sociaux, elle les inverse : la terreur de 1793 fut une forme d'absolutisme. Dans les excès de l'insurrection algérienne, il n'est que trop facile de reconnaître le négatif de la colonisation ; de même, dans la tragédie que vivent actuellement les anciens harkis, il est aisé de retrouver le visage hideux de ce que fut la pacification »1298(*). Et il ajoute : « Dans le bled, sans que le gouvernement puisse exercer de contrôle - on sait d'ailleurs à travers quelles crises il s'est installé au pouvoir -, des camps sommaires ont été créés - non sans doute partout, car il est des régions d'Algérie qui semblent avoir échappé à la répression - d'où des hommes ont été extraits pour être conduits à la torture et à une mort abjecte »1299(*). Cette analyse appelle plusieurs commentaires. D'une part, l'idée que seule l'O.P.A. du FLN aurait pu assurer une transition relativement calme est une affirmation gratuite, qui fait fi - à l'inverse de ce qu'avance Pierre Vidal-Naquet - du contrôle étroit exercé par les autorités algériennes sur les camps d'internement et de travaux forcés répartis sur l'ensemble du territoire algérien (voir la Partie 1), et dont on ne peut raisonnablement accuser les « combattants de la 25ème heure » (ou « marsiens ») d'être les initiateurs, d'autant que la plupart de ces camps sont encore au place au moment où Pierre Vidal-Naquet écrit ces lignes ; à cet égard, nous l'avons vu, la survenue de vengeances "spontanées" ne saurait à elle seule justifier de l'assassinat de plusieurs dizaines de milliers d'hommes et de femmes, qui plus est lorsque ces massacres s'étalent sur plusieurs mois. D'autre part, l'incrimination réflexe de l'OAS apparaît ici proprement dilatoire puisque, lors même que l'OAS aurait mis fin à toute activité criminelle sur le sol algérien depuis la fin juin 1962 (soit dès avant l'indépendance de l'Algérie), les massacres de harkis se poursuivent au moment où l'auteur écrit ces lignes - nous sommes en novembre 1962, quatre mois ont passé depuis l'accession à l'indépendance de l'Algérie le 3 juillet 1962. Ainsi, usant d'une dialectique globalisante (en quoi le parallèle avec la période de la Terreur nous éclaire-t-elle sur les circonstances singulières et nous informe-t-elle des responsabilités particulières qui ont présidé au massacre des harkis ?), celui qui, dénonçant l'usage de la torture au sein du Comité Maurice-Audin, s'était fait depuis 1957 une profession de foi de rappeler les autorités françaises à leurs responsabilités, en vient paradoxalement - au moment de rendre compte du massacre des harkis - à minorer la responsabilité des autorités algériennes, c'est-à-dire à souligner l'incapacité relative du - ou des - politique(s) à avoir toujours et partout prise sur le cours des choses. Il est d'ailleurs symptomatique qu'au titre d'agent d'historicité il invoque des concepts "fourre-tout" : la révolution, la colonisation et la pacification qui, à force de vouloir tout expliquer en général, n'expliquent rien en particulier. Ce faisant, l'auteur satisfait, me semble-t-il, à une double exigence : d'une part, il relativise la portée du crime, le "naturalise" en quelque sorte : rien qui ne soit conforme à la nature des choses, semble-t-il signifier ; d'autre part, mais cette seconde exigence est une conséquence logique de la première, il tend à rendre le crime impersonnel, anonyme, comme s'il n'était de criminels et de victimes que génériques : invoquant ces "monstres froids" que sont les concepts clefs précités, il tend à diluer/enchevêtrer les responsabilités du crime jusqu'à les rendre proprement inassignables. Le massacre des harkis serait ainsi un crime sans responsables, ou plutôt une tragédie dont les responsabilités immédiates ne seraient que "superstructurelles", le geste de l'assassin n'étant motivé et ne pouvant être expliqué - en dernière instance - que par le crime plus grand dont il fut lui-même victime ; or, de ce que « les harkis aient régné par la terreur, trop de témoignages le prouvent », souligne Pierre Vidal-Naquet : « [N'étaient-ils pas], sur le plan général, un des éléments de l'appareil de répression semi-clandestin qui s'est peu à peu créé en Algérie », ajoute-t-il1300(*) ? Dès lors, projetant sur la guerre d'Algérie un vocable tiré d'une autre guerre, l'auteur estime que « les résistants algériens [de même que « les villageois trop longtemps terrorisés »] ont sans doute le droit de mépriser les harkis, et de les tenir pour des traîtres »1301(*). L'auteur d'insister : « Souvenons-nous de ce que fut la Libération pour les miliciens précisément, dans certains villages du midi de la France »1302(*). Cette assimilation des harkis aux collaborationnistes, c'est-à-dire à ceux qui, en France, furent partisans d'une politique de collaboration avec l'Allemagne nazie, découlait plus globalement de la propension à établir un parallèle entre la situation de la France sous l'Occupation et celle de l'Algérie en guerre. Pierre Vidal-Naquet lui-même inclinera, après bien d'autres1303(*), à opérer de tels rapprochements : « Je n'emploie donc pas le terme de génocide même si certaines comparaisons viennent à l'esprit. Ainsi, dans l'affaire des cuves à vin, début 1957, où plusieurs dizaines d'Algériens sont morts d'avoir inhalé des émanations toxiques, il était difficile de ne pas penser aux chambres à gaz, même s'il n'y avait pas d'intention criminelle. À condition de ne pas confondre génocide et crime contre l'humanité, la comparaison (de la guerre d'Algérie) avec la période de l'Occupation est donc justifiée »1304(*). En 1961, Paulette Péju, journaliste à Libération (et qui était l'épouse de Marcel Péju, collaborateur des Temps modernes), osera elle aussi des parallèles qui ne laissaient guère de doute sur ce que lui inspiraient les supplétifs musulmans de l'armée française : « En opposant des Algériens à des Algériens, l'oppresseur garde les mains propres et tente de déchirer, contre elle-même, la communauté opprimée. Ainsi les Allemands, dans les camps de concentration, dressaient-ils les «droit commun» contre les déportés politiques, ou confiaient-ils à une police juive le soin de désigner les Juifs pour l'abattoir »1305(*). Bien plus, dans le mouvement même où Pierre Vidal-Naquet adjure les autorités françaises de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour assurer la protection des anciens harkis et de leurs familles (« plus lourdes encore, écrit-il, sont les responsabilités qui pèsent sur le gouvernement français », comme s'il fallait, ce disant, qu'il se soulageât en partie du cas de conscience de rappeler les autorités algériennes à leurs engagements de non-représailles), l'auteur préconise que ceux des rescapés qui parviendraient à trouver refuge en France fussent « rééduqués » (ce sont ses propres termes) par les militants de la Fédération de France du FLN. L'auteur, faisant écho aux rumeurs gouvernementales d'une possible collusion harkis-OAS (voir la Partie 1), semble tenir pour évident que cette « rééducation » (politique ?) est nécessaire : « C'est en France que les anciens harkis et leur famille peuvent être sauvés, c'est en France que pourront se trouver les militants algériens, moins marqués par la répression qu'en Algérie, malgré ce qu'ils ont subi eux aussi, capables d'entreprendre la rééducation nécessaire. On a pu concevoir que les harkis risquaient de devenir une masse de manoeuvre entre les mains d'officiers OAS ; cette crainte n'a plus guère de sens aujourd'hui. D'ailleurs, il appartient aux Français et aux Algériens de France, et notamment aux militants ouvriers, de faire en sorte que cette crainte soit vaine »1306(*). Il faut pourtant rappeler, à titre de contre-élairage factuel, que les méthodes de la Fédération de France du FLN - dont les attentats ont causé la mort de plus de 4.000 personnes et en ont blessé près de 9.000 autres en métropole entre 1956 et 1962 (en quasi-totalité des civils musulmans1307(*)) - ne se distinguèrent en rien de celles de leurs camarades demeurés en Algérie (ce que semble ignorer Pierre Vidal-Naquet). Voici d'ailleurs ce qu'il en fût, dans un premier temps, des rapports entre « militants ouvriers » de la Fédération de France du FLN et anciens harkis réfugiés en France : « Nombreux sont les cas, de 1962 à 1966, de supplétifs interpellés et pris à parti par des Algériens mais aussi des Français. En décembre 1962, trois familles de harkis fuient Condé-sur-Escaut dans le Nord pour Mige dans l'Yonne. Les trois chefs de famille, employés aux mines, n'en pouvaient plus des brimades et des pressions des Algériens. Ils étaient de plus durement imposés par les responsables locaux du FLN. Des incidents éclatent un peu partout en France mais on ne fait pas alors la différence : «FLN, harkis, moghaznis, des bagarres d'Arabes» ! (...) Quatre harkis sont assassinés en une semaine, en juillet 1963, dans la région lilloise. La pression ne s'atténuera que lentement »1308(*). Mais par-delà même le fait que le terme de « rééducation », lorsqu'il se veut synonyme de « conscientisation politique », soit porteur de sinistres consonances (la plus patente ayant précisément trait aux méthodes dites du « bourrage de crâne », à entendre au sens propre comme au sens figuré), il est frappant de noter qu'en arrière-fond, en sous-oeuvre d'un tel discours se dégage l'idée que puisque les harkis sont à « rééduquer », et puisque ce sont leurs adversaires les plus irascibles qui sont, selon Pierre Vidal-Naquet, les mieux à même et les plus indiqués pour opérer ce travail de « rééducation », dès lors, ce ne sont pas les "massacreurs" mais bien les "massacrés" qui sont porteurs d'une tare morale ; comme si tant l'engagement des harkis aux côtés de la France que les prolongements tragiques de cet engagement (soit le supplice qui est le leur) étaient la résultante d'une pathologie (faut-il la qualifier de "politique" ?) qui les affecte et qui, menaçant d'affecter l'ensemble de la population algérienne, suscite, par contrecoup, la réaction "immunitaire" des organes de résistance algériens : de la violence politique aux mesures prophylactiques, il n'y a parfois qu'un pas (voir supra), même si Pierre Vidal-Naquet témoigne manifestement d'une plus grande inclination pour les médecines "douces" (la « rééducation ») que pour les thérapies de choc, lesquelles provoquent son effroi. Aussi, l'auteur, sous prétexte de magnanimité et d'appel à la clémence dans un climat de représailles exacerbées, en vient par des voies rhétoriques subtiles (sans jamais que cela n'apparaisse autrement que par implicite), sinon à faire porter aux victimes elles-mêmes la responsabilité de leur sort, du moins à relativiser leur statut de victimes (« Les résistants algériens ont sans doute le droit de mépriser les harkis, et de les tenir pour des traîtres »1309(*)) et, par là même, à relativiser la responsabilité des assassins (« Responsable des tortures et des assassinats dont ils [les harkis] ont été coupables, il [le gouvernement français] est aussi responsable des tortures et des assassinats dont ils sont les victimes », et n'a à ce titre « aucun droit de protester »1310(*)). Invoquant les causes exogènes, "infrastructurelles" des massacres (« Il est trop évident que ces hommes, même ceux qui ont commis, sur ordre, des crimes, sont des victimes autant que des coupables, des victimes de l'ordre colonial »1311(*)), l'auteur évacue tout questionnement sur les voies et moyens propres aux « révolutionnaires » algériens, qu'il s'agisse de la fétichisation de la violence et de la prévalence corrélative des moyens sur les fins (affirmée dès la Proclamation du 1er novembre), ou bien encore de l'exclusivisme d'un projet politique axé autour du refus radical d'une Algérie plurielle, tant sur les plans socioculturel, politique, qu'ethnique (Programme de Tripoli). D'ailleurs, c'est à peine si Pierre Vidal-Naquet ne s'excuse pas auprès des autorités algériennes de relater les faits dont il se fait le témoin : « Un Français ne s'adressera pas sans hésitation et difficulté aux autorités algériennes », écrit-il, ajoutant qu' « il n'est que trop aisé de retrouver le visage hideux de ce que fut la pacification dans la tragédie que vivent actuellement les anciens harkis »1312(*). Dans un billet rétrospectif, publié dans l'édition du Monde du 10 novembre 1999, Pierre Vidal-Naquet reconnaîtra certes « ne pas [avoir] peint en rose ce qui avait été l'activité des harkis » mais estimera pourtant, en réponse à Dominique Schnapper1313(*), que l' « on ne peut dire que cet article manifestait une sympathie seulement verbale ». Cette application à éluder la question des voies et moyens du FLN, et l'insistance corrélative à relativiser tant la responsabilité des assassins que le statut même de victimes des anciens harkis, sont symptomatiques, me semble-t-il, des frontières de l'indignation qui circonscrivent tant le champ que les termes de l'intervention des intellectuels français en guerre d'Algérie. Alfred Grosser, dans un livre intitulé Le crime et la mémoire, livre consacré à la façon dont « de multiples crimes commis dans de multiples pays à des époques diverses (...) sont présents ou absents dans de multiples mémoires »1314(*), note que « le plus souvent, un groupe (...) cherchera à faire le silence sur des crimes ou des complicités dont l'évocation affaiblirait la bonne conscience qui soutient sa mémoire collective »1315(*). Tout au moins, ajouterais-je, cherchera-t-il à faire oeuvre de "contre-feu" rhétorique en introduisant dans la dénonciation du crime les éléments de sa propre atténuation, à l'instar de Pierre Vidal-Naquet dans son article « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis ». Alfred Grosser d'ajouter : « L'accès à la mémoire du crime passe sans doute par une libération intérieure, donc par un refus de l'endoctrinement ou de l'auto-endoctrinement. En Union soviétique, mais pas seulement là : en Chine, aussi, et dans tout pays dont l'idéologie se réclamait de la vérité tout en faisant fi de la vérité, demandait que le crime fût soit caché soit magnifié comme exploit, permettant ainsi à nombre d'intellectuels occidentaux, notamment français, d'admirer en toute certitude, en toute quiétude, quitte à gommer quelque peu les faits qui eussent pu les ébranler »1316(*). Les schèmes d'analyse qui, au moment de la guerre d'Algérie, partageaient le monde colonial entre « opprimés » et « oppresseurs »1317(*) ont tenu pour contingente la destinée de ces acteurs "limites", "entre-deux", qu'étaient les supplétifs musulmans de l'armée française. Le massacre des intéressés, qui n'a soulevé que de très exceptionnelles et ambivalentes protestations, est lui-même apparu, dans une certaine mesure, comme un crime "non avenu". Ainsi expulsée hors du champ de l'analyse et de la compassion, la figure du harki n'a de fait été abordée que très épisodiquement et sous le seul sceau de la polémique, les intellectuels se faisant, en l'espèce, simple courroie de transmission de la propagande du FLN.
Et, de fait, les quelques (rares) allusions faites à la situation des musulmans pro-français dans les prises de position publiques des intellectuels français en guerre d'Algérie le furent généralement sur un mode directement adversatif, voire injurieux, tendant à vulgariser dans l'opinion le parallèle réductionniste assimilant les harkis aux collaborationnistes, c'est-à-dire à ceux qui, en France, furent partisans d'une politique de collaboration avec l'Allemagne nazie durant la période de l'Occupation. Ainsi en fut-il, nous l'avons vu, de Simone de Beauvoir (voir supra). Ainsi en fut-il, également, de Pierre Vidal-Naquet, qui trouvait à la fois sensée et justifiée la comparaison avec les « miliciens ». Il n'avait semble-t-il guère changé d'avis en novembre 2000 puisque, à l'occasion d'une conférence organisée à la librairie des Presses Universitaires de France (autour de la réédition du livre de Paulette Péju : Les harkis à Paris), il répétera qu' « on n'est pas loin de la vérité » lorsque l'on compare les anciens harkis à des collaborateurs. A cet égard, et bien que non contemporaine de la guerre d'Algérie, une tribune libre du dessinateur Siné, publiée dans l'édition en date du 8 octobre 1997 de l'hebdomadaire Charlie Hebdo, participe très exactement des schèmes d'identification de la figure du harki tels que véhiculés par la mouvance anticolonialiste (notamment tiers-mondiste) au moment de la guerre d'Algérie. Siné, qui, à l'occasion du procès du réseau Jeanson en 1960, imita la signature de Jean-Paul Sartre en bas de la lettre apocryphe adressée au président du tribunal militaire, établit dans cette tribune libre un parallèle iconographique entre un supplétif bardé de médailles au garde-à-vous et un Maurice Papon hilare arborant une hypothétique croix de fer. Ces dessins sont assortis des commentaires suivants, qui valent - pour notre propos - d'être cités in extenso : « Bien que je sois tout à fait d'accord avec les harkis qui font la grève de la faim pour obtenir, enfin, la reconnaissance que la France leur doit, je ne peux m'empêcher d'avoir envie de leur cracher à la gueule ! Le fait que la France se soit toujours conduite avec eux comme la reine des ordures ne peut faire oublier leur engagement à ses côtés quand celle-ci nettoyait ethniquement leur pays. Traîtres à leur patrie, ils ne méritent que le mépris, mais loyaux serviteurs de la puissance coloniale, collabos zélés, ils ont le droit à la gratitude et aux félicitations de leurs maîtres. Mais une fois la guerre perdue, ces derniers, après leur avoir fait faire les plus sales boulots et fait prendre les plus gros risques - infiltrer les réseaux clandestins, dénoncer leurs frères résistants - ils les ont parqués dans des camps et traités comme de la merde ! On ne sait plus, du coup, quels sont les plus exécrables, les plus pourris ? J'ai du mal, quand je vois à la téloche ces "Français musulmans" arborer ostensiblement leurs médailles de la honte, à ne pas imaginer Papon, à son procès, exhibant fièrement la croix de fer ! Quant aux enfants de ces harkis, les pauvres, ils n'ont guère le choix ! Soit (1) ils en sont fiers ou (2) ils en ont honte. Dans le premier cas, qu'ils crèvent ! Dans le second, qu'ils patientent jusqu'à ce qu'ils deviennent orphelins ! »1318(*). Ces considérations - nous y reviendrons ultérieurement - vaudront une condamnation pénale à leur auteur ainsi qu'au directeur de la publication (voir la Partie 4)1319(*). Tour à tour « objectivement coupable » et « subjectivement méprisable », sans que l'on sache très bien s'il est le jouet d'une "servitude réflexe" ou s'il se dédie tout entier à la servitude volontaire, le harki est, d'une certaine manière, le pont aux ânes de la geste progressiste ; figure "hors l'histoire", précisément, qui ne s'inscrivait pas dans le schéma binaire de la dialectique du maître et de l'esclave, et qui en montrait comme l'inanité. Car sous quel aspect figurer le harki ? Sous l'aspect du maître, lors même que Frantz Fanon, nous l'avons vu, qualifierait cet être politiquement fruste (c'est-à-dire « non conscientisé ») d' « authentique otage des forces colonialistes » ? Ou sous l'aspect de l'esclave, lors même que nombre d'intellectuels (notamment parmi ceux qui se firent les inspirateurs et/ou les courroies de transmission de la propagande du FLN), usant de ce que Camus appelle « la technique policière de l'amalgame », n'auraient eu de cesse de le ravilir au rang de « collaborateur » ou de « traître » ? L'aporie d'une telle dialectique transparaît au travers de la sibylline tentative de caractérisation de la destinée des anciens harkis à laquelle s'essaye Francis Jeanson, philosophe s'inscrivant dans la mouvance sartrienne des Temps modernes et principal animateur - avec Henri Curiel - des réseaux de soutien au FLN (les fameux « porteurs de valise »1320(*)) : « Les harkis, écrit-il, [sont des] forces supplétives d'Algériens ayant opté pour la répression »1321(*), comme si, d'une part, tout idéal leur était interdit (ou que la question ne se posait pas), et sans que l'on sache très bien, par surcroît, si l'auteur entend désigner par l'expression « opter pour la répression » le simple fait de s'aliéner statutairement à une entité répressive (les forces de l'ordre), ou s'il entend envisager l'acte du point de vue de sa valeur morale et stigmatiser une tare, une perversion (faire le choix de la répression pour la répression) à mi-chemin entre l'opportunisme et le sadisme. Une nouvelle fois, on navigue entre la notion de "traîtrise" - qui sous-tend l'idée d'une intention maligne, d'une servitude volontaire - et celle de "culpabilité objective" qui, à l'inverse, ne sous-tend aucune intention maligne mais bien plutôt la "non conscientisation", la "fausse conscience", "l'aliénation". Comment cette image trouble, fuyante, entre l'injure et l'impensé, a-t-elle été affectée par le mouvement de bascule idéologique qui, depuis 1962 (mais plus encore depuis la fin des années 1970), a profondément bouleversé les équilibres géopolitiques ainsi que la structuration des champs politique et intellectuel dans le monde occidental, au point de donner corps et écho à des théories annonçant la « fin des idéologies »1322(*) puis la « fin de l'Histoire »1323(*). Nous verrons que ce mouvement de bascule idéologique a significativement influé - quoique avec certaines limites dont il nous faudra ici rendre compte - sur l'image rétrospective que se forment de leur engagement ceux qui, sur le moment, contribuèrent à informer et nourrir les débats relatifs à la guerre d'Algérie. Paul Thibaud, ancien directeur du bulletin clandestin Vérité-Liberté : « N'annonçant nulle parousie du tiers-monde, manifestant plutôt l'impossibilité de s'assumer [du] peuple [algérien], démentant les prétentions morales de la gauche française et l'idéalisme des intellectuels, la guerre d'Algérie est un événement tragiquement négatif, encore plus qu'on ne le pensait à l'époque. Et c'est parce qu'elle l'était que beaucoup de gens se sont racontés des histoires à l'époque »1324(*). Selon Guy Pervillé, ce jugement rétrospectif sur ce que furent les illusions révolutionnaires des intellectuels « tiers-mondistes » ou « bolcheviks » en guerre d'Algérie « suscite de fortes résistances parmi les anciens militants de la cause anticoloniale »1325(*). Cependant, dans un contexte idéologique mouvant, indubitablement marqué par le désenchantement - au moins relatif - des messianismes laïcs, ce travail de révision a bel et bien eu lieu. Or, ce travail de l'écart, particulièrement délicat s'agissant d'une expérience qui a fait office de marqueur identitaire pour toute une génération d'intellectuels, n'est pas sans influer, nous le verrons, sur la manière dont les intéressés se "re-figurent", voire "re-considèrent" rétrospectivement ce que fut la destinée des anciens supplétifs musulmans de l'armée française pendant et à l'issue de la guerre d'Algérie. * 1252 Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.525. * 1253 Jean-Paul Sartre, préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961. * 1254 Mehdi Charef, Le harki de Meriem, Paris, Le Mercure de France, 1989. * 1255 Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.402. * 1256 Ibid, p.450. * 1257 Ibid, p.620. * 1258 Ibid, p.611. * 1259 Michael Walzer (1988), La critique sociale au XXème siècle. Solitude et solidarité, Paris, Editions Métailié, 1995, p.157. * 1260 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.215-216. * 1261 Jules Roy, J'accuse le général Massu, Paris, Seuil, 1972, p.96. Il faut noter que ce même Jules Roy s'associera, 25 ans après (et somme toute paradoxalement eu égard aux lignes précitées), à un appel intitulé « Justice pour les harkis » (publié dans Libération du 23 décembre 1997), dans lequel on peut notamment lire : « Par indifférence, par incurie, par lâcheté, par hostilité même, on a laissé les harkis dans un abandon matériel et moral qui a fait de ces hommes et de leurs enfants, français à part entière, des marginaux héréditaires. Avoir honte des harkis, c'est avoir honte de nous-mêmes ». * 1262 Frantz Fanon, op. cit., p.51. * 1263 Ibid, p.52. * 1264 Jean-Paul Sartre, « Question de méthode » in Critique de la raison dialectique, op. cit., p.60. * 1265 Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996, p.756. * 1266 Extrait cité in Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, p.542. Onze ans auparavant, dans L'homme révolté, Camus avait dénoncé l'arbitraire du « nihilisme révolutionnaire et la fétichisation de la violence qui lui est corrélative : « [Des coeurs médiocres] se consoleront au nom de l'histoire de ce que la violence soit nécessaire [donc excusable], et ajouteront alors le meurtre au meurtre, jusqu'à ne faire de l'histoire qu'une seule et longue violation de tout ce qui, dans l'homme, proteste contre l'injustice ». Et de conclure : « En face d'une future réalisation de l'idée, la vie humaine peut être tout ou rien. Plus grande est la foi que le calculateur met dans cette réalisation, moins vaut la vie humaine. A la limite, elle ne vaut plus rien » (L'homme révolté in Essais, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965). * 1267 Ibid, p.6. * 1268 Ibid, p.51-52. * 1269 Cité in Raoul Girardet, L'idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 1972, p.309. * 1270 Marcel Péju, « Une gauche respectueuse », Les temps modernes, Paris, n°169-170, avril-mai 1960, p.1512 et suivantes. * 1271 Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » [1965], Situations VIII, Paris, Gallimard, 1972, p.421. * 1272 Ibidem. * 1273 Jean-Paul Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » [1965], Situations VIII, Paris, Gallimard, 1972, p.410. * 1274 Ibid, p. 424. C'est l'auteur qui souligne. * 1275 Ibid, p. 405. « Arrachés de la France bourgeoise, ne pouvant devenir algériens, Sartre et Beauvoir voient un monde que l'idéologie a aplati, écrit Michael Walzer. Le FLN représente la libération, les Français sont des fascistes. Les choix politiques sont d'une facilité extraordinaire : une fonction directe de la distance critique » (Michael Walzer [1988], La critique sociale au XXème siècle. Solitude et solidarité, Paris, Editions Métailié, 1995, p.157). Dans cette optique, la modération camusienne et les entreprises de médiation qui l'accompagnent, seront interprétées par la mouvance sartrienne comme l'expression d'une vaine (et lâche) reculade devant l'Histoire. Et c'est ainsi que l'on en vient à assimiler la « morale de Croix-Rouge » de l'auteur de L'homme révolté (l'expression est de Francis Jeanson ; cf. « Albert Camus ou l'âme révoltée », Les Temps modernes, mai 1952) - pourtant loin d'être inactif, comme en témoignent son « Appel pour une trêve civile » et ses Chroniques algériennes - à un « silence » : « Parmi les laïques, s'indigne Simone de Beauvoir, que de silences consentants ! Celui de Camus me révoltait. (...) La supercherie, c'est qu'il feignait en même temps de se tenir au-dessus de la mêlée, fournissant ainsi une caution à ceux qui souhaitaient concilier cette guerre et ses méthodes avec l'humanisme bourgeois » (Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.406). * 1276 Albert Memmi [1957], Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1992, avec une préface de Jean-Paul Sartre. Voir aussi Albert Memmi, « Le colonisateur de bonne volonté », La Nef, 12 décembre 1957. Juif tunisien de langue maternelle arabe, mais formé à l'école française, Albert Memmi choisira de s'engager aux côtés des mouvements indépendantistes. Bien qu'ayant soutenu le mouvement indépendantiste en Tunisie, il ne pourra trouver sa place dans le nouvel Etat et se repliera en France, demandant et obtenant la nationalité française en 1965. * 1277 Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.364 et 372. * 1278 Jean-Paul Sartre, préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p.20. * 1279 Michael Walzer [1988], La critique sociale au XXème siècle. Solitude et solidarité, Paris, Editions Métailié, 1995, p.158. * 1280 Albert Memmi, Portrait du colonisé, cité in WALZER Michael, op.cit., p.158. * 1281 Michael Walzer [1988], La critique sociale au XXème siècle. Solitude et solidarité, Paris, Editions Métailié, 1995, p.158. * 1282 Michael Walzer, "Excusing Terror", The American Prospect, vol. 12, n°18, 22 Octobre 2001. C'est nous qui soulignons. * 1283 Albert Memmi [1957], Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1992, avec une préface de Jean-Paul Sartre. * 1284 Albert Memmi [1957], Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1992, avec une préface de Jean-Paul Sartre. * 1285 Sur la notion de « meurtre nécessaire », voir John Crowley, « Pacifications et réconciliations. Quelques réflexions sur les transitions immorales », in John Crowley (dir.), « Pacifications, réconciliations » (2), Cultures & Conflits, Paris, L'Harmattan, 2001, n°41, p.79-80. * 1286 Albert Memmi [1957], Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1992, avec une préface de Jean-Paul Sartre. C'est nous qui soulignons. * 1287 Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p.364. * 1288 Albert Camus, L'homme révolté, in Essais, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965. * 1289 Albert Camus, « Lettres sur la révolte », Actuelles II, in Essais, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p.772. * 1290 Albert Camus, «Avant-propos» aux Chroniques algériennes in Essais, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p.897. * 1291 En mai 1960, dans Esprit, Jean Daniel dit « [craindre] que nos philosophes n'en soient arrivés à «sacraliser» le FLN comme les intellectuels staliniens sacralisaient il y a quelques années le Parti communiste. C'est la recherche angoissée de l'absolu disparu » (repris in Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, p.539). * 1292 Benjamin Stora, issu de la gauche trotskyste (Organisation communiste internationaliste, OCI), se réclame lui-même de l'héritage anticolonialiste ; voir son récit de ses années d'engagement : Benjamin Stora, La dernière génération d'octobre, Paris, Stock, 2003 : « On sait, et cela éclaire en partie mon parcours d'historien, que je suis né dans une famille juive d'Algérie. Sans nul doute, la blessure de l'exil, l'attachement à mon enfance, le traumatisme de la guerre vécue entre 1955 et 1962 ont-ils favorisé cette longue recherche sur l'histoire algérienne, commencée dans les années 1970. Mais il est une autre origine qui éclaire ce parcours, celle de mon engagement politique. Rares sont ceux qui savent à quel point le militantisme a occupé une vie antérieure, et ce texte va surprendre » (Quatrième de couverture). * 1293 Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Madeleine Rébérioux, Annie Rey-Goldzeiguer et Pierre Vidal-Naquet, « Les années algériennes, ou la soft histoire médiatique ? », Peuples méditerranéens, n°58-59, 1ersemestre 1992, et Naqd, revue d'études et de critique sociale (Alger), n° 2, février-mai 1992, p. 91-99. * 1294 Déclaration faite à l'occasion du colloque La guerre d'Algérie dans la mémoire et l'imaginaire, organisé les jeudi 14 et vendredi 15 novembre 2002 sur le Campus de Jussieu à Paris. * 1295 Propos recueillis par Emmanuel Davidenkoff, « La torture sans commentaires », Libération du 5 décembre 2000, p.23. * 1296 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989. * 1297 Selon Michel Winock, « il faut encore rendre cette justice aux intellectuels «dreyfusards», dont Pierre Vidal-Naquet fut une des figures courageuses. A la tête du Comité Maurice-Audin, il n'hésite pas à mettre en cause les responsabilités du FLN et du gouvernement français dans le massacre des harkis - ces unités arabo-berbères supplétives que les autorités ont constituées dans la lutte contre le FLN » (Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, p.544). * 1298 Ibid, p.216. * 1299 Ibidem. * 1300 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.218. * 1301 Ibid. * 1302 Ibid. C'est nous qui soulignons. A rebours de Pierre Vidal-Naquet, Jean Lacouture s'est attaché à montrer en 1985, dans un livre intitulé Algérie, la guerre est finie, combien était fragile l'assertion tendant à établir des faits de « collaboration » dans le cas algérien, et donc la propension à ramener les attendus des représailles de 1962 à ceux de l'épuration de 1944 : « Les dirigeants du nouvel Etat arguèrent [à propos des massacres de l'après-indépendance] qu'il s'agissait là de «bavures» et que ces violences, dues à la colère populaire contre des «collaborateurs», ne différaient guère de ce qui s'était passé en France pendant l'été et l'automne 1944. Ce qui était confondre des situations historiques fort différentes. Etant données la complexité des situations dans l'Algérie d'avant 1962, la nature des rapports établis depuis plusieurs générations entre l'armée française et la population algérienne, la situation des anciens combattants musulmans, les faits de «collaboration» en Algérie ne sauraient en bon droit être assimilés à la collusion des ressortissants d'un Etat souverain avec une armée d'occupation étrangère ». Et d'ajouter : « Il fallait avoir une conscience politique relativement affinée pour pouvoir déceler à partir de quel moment le fait de servir dans l'armée française, comme l'avaient fait avec éclat nombre de dirigeants nationalistes (tel Ahmed Ben Bella) constituait un crime » (Jean Lacouture, Algérie, la guerre est finie, Bruxelles, Editions Complexe, 1985, p.176). * 1303 Claude Bourdet (« Notre Gestapo algérienne », France-Observateur du 13 janvier 1955), Hubert Beuve-Méry (« Sommes-nous les vaincus de Hitler ? », Le Monde, 13 mars 1957), Maurice Tarek Maschino (dénonçant la « nazification » du régime), etc. Sur le réinvestissement de schèmes d'interprétation se rapportant à la période de l'Occupation, voir Tramor Quemeneur, Insoumission, tortures et indépendance algérienne. Des débats entre morale et politique (1954-1962), communication au VIème Congrès de l'Association française de science politique, Rennes, 30 septembre 1999 ; voir aussi Tramor Quemeneur, « Réfractaires français dans la guerre d'Algérie (1954-1962) », in Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe, 2001, p.115-136. * 1304 Le Monde du 28 novembre 2000 (c'est nous qui soulignons). Déjà, le 5 septembre 1960, au cours du procès du réseau Jeanson, Pierre Vidal-Naquet, appelé comme témoin, avait déclaré à l'audience s' « [être] beaucoup penché sur le problème des tortures. Il s'agissait bel et bien d'un système, d'un univers concentrationnaire comme celui dans lequel j'avais perdu mes parents ». Il reviendra par la suite sur cette comparaison : « Je regrette la comparaison entre l'Algérie et la disparition dans les chambres à gaz. Pour le reste, j'ai eu totalement raison » (cité in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, La guerre d'Algérie et les intellectuels français, Complexe, 1991, p.45). * 1305 Paulette Péju [1961, Maspero], Ratonnades à Paris et Les harkis à Paris, Paris, Éditions La Découverte, 2000, p.108. En outre, cette tendance à établir des homologies phénoménales et/ou structurales, révéler (réveiller ?) des oppositions récurrentes (ou supposées telles) d'acteurs, expliquer causalement selon des liaisons, voire des lois, déjà établies, revêtait - et revêt encore aujourd'hui - une fonction de légitimation qui n'est pas sans rapport avec le concret des relations sociales (« la lutte des places ») puisque professée par un collège d'acteurs - les « porteurs de valise » - soucieux d'établir une filiation valorisante entre résistance et anticolonialisme et de retourner, ce faisant, l'accusation de trahison qui leur était accolée par les pouvoirs publics. Ainsi en va-t-il de Jean-Paul Sartre, dans sa lettre au président du tribunal permanent des forces armées, à l'occasion du procès du réseau Jeanson : « Les professeurs de la Sorbonne, pendant la Résistance, n'hésitaient pas à transmettre des plis et à faire des liaisons. Si Jeanson m'avait demandé de porter des valises ou d'héberger des militants algériens, et que j'aie pu le faire sans risque pour eux, je l'aurais fait sans hésitation » (Extrait cité in Francis Jeanson, Sartre dans sa vie, Paris, Editions du Seuil, 1974, p.217). Commentaire de Francis Jeanson : « Qu'il me pardonne si je me trompe, mais je crois bien que Sartre - vers cette époque-là - s'est plus ou moins senti réconcilié avec lui-même. Un peu comme au temps de l'occupation allemande, la situation se clarifiait, l'adversaire était facile à désigner, et l'exercice de la liberté, grâce aux obstacles mêmes qui lui étaient opposés, pouvait de nouveau échapper à son habituelle compromission avec l'ordre établi » (Ibid, p.219). * 1306 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.218. * 1307 Le bilan officiel des attentats du FLN (et du MNA) en métropole pour la période comprise entre le 1er janvier 1956 et le 23 janvier 1962 est de 12.989 agressions ayant occasionné 4.176 tués et 8.813 blessés (dont musulmans : 3.957 tués et 7.745 blessés ; métropolitains civils : 150 tués et 649 blessés ; militaires : 16 tués et 140 blessés ; policiers : 53 tués et 279 blessés). * 1308 Mohand Hamoumou et Jean-Jacques Jordi in Les harkis : une mémoire enfouie, Paris, Autrement, 1999, p.58-59. Voir aussi le Conseil du rapport économique et social du 14 mars 1963, cité dans la Partie 1. Dalila Kerchouche fait état de cas de séquestration et d'assassinats d'anciens harkis par des membres de la Fédération de France du FLN, à Clermont-Ferrand, en septembre 1962 (Mon père, ce harki, Paris, Seuil, 2003, p.49-50). Pour sa part, Fatima Besnaci-Lancou rend compte, à travers le récit de son oncle (un ancien militaire d'active, qui a réussi à fuir l'Algérie par ses propres moyens - avec l'aide d'un pied-noir en instance d'embarquement - après y avoir été victime de sévices), du contrôle très étroit exercé dans les bassins d'emploi industriel par les membres de ladite Fédération de France : « Arrivés à Port-Vendres, les réfugiés algériens étaient pris en charge par la Croix-Rouge, la police et la gendarmerie. Je montrai mes papiers militaires à un gendarme qui me demanda si j'étais rapatrié. Je ne connaissais pas le sens du mot. On me remit deux cents francs et un billet pour Metz en me disant qu'en Lorraine, je trouverais du travail dans les mines de charbon ou dans l'industrie. A Metz, je dénichais rapidement un hôtel bon marché et un travail de terrassier. (...) Le lendemain, le patron de la pension me convoqua dans son bureau pour remplir une fiche réglementaire. Dans la pièce se trouvaient également deux hommes armés. Leurs poches épousaient la forme des pistolets. Ils me demandèrent pourquoi j'avais quitté le pays. Je répondis que j'étais venu chercher du travail pour subvenir aux besoins de ma famille. Ils me demandèrent mon nom, mon prénom, mon âge et l'adresse de mes parents en Algérie en me promettant de faire une enquête. Si je n'étais pas un ancien de l'armée française, affirmaient-ils, je pourrais travailler et vivre tranquillement en France. Dans le cas contraire, je ne serais en sécurité nulle part, ni en France, ni en Allemagne. Puis ils partirent en me prenant cent francs d'impôt obligatoire pour les orphelins d'Algérie. (...) Je passai la nuit suivante à côté de la gare » (Fille de harki : le bouleversant témoignage d'une enfant de la guerre d'Algérie, Paris, Les éditions de l'Atelier / Les éditions Ouvrières, 2003, p.95-96). Après avoir été trouver refuge dans une gendarmerie, il sera finalement réintégré dans l'armée. * 1309 « Les résistants algériens ont sans doute le droit de mépriser les harkis, et de les tenir pour des traîtres » (Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.218). * 1310 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.217. * 1311 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.218. * 1312 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », in Face à la raison d'Etat : un historien dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1989, p.216-217. * 1313 Dans une libre opinion intitulée « Justice pour les harkis », publiée dans l'édition du Monde en date du 4 novembre 1999, Dominique Schnapper avait écrit ceci : « Les intellectuels de gauche, spécialisés dans la défense des victimes, avaient été trop engagés dans le juste combat contre les tortures de l'armée française et dans l'appui au FLN pour qu'ils pussent faire autre chose, au mieux, que de leur manifester, verbalement une fois, leur sympathie. Les défenseurs des harkis n'étaient pas dans le bon camp, et toutes les victimes n'ont pas le droit à la même solidarité ». * 1314 Et dont il est symptomatique que l'auteur omette lui-même d'évoquer le massacre des harkis lors même qu'il consacrerait certains développements à s'étonner de ce que « les présentations de la répression française en Algérie, de 1954 à 1962, oublieront, omettront souvent de parler des crimes commis par le FLN » (Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Paris, Flammarion, 1989). * 1315 Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Paris, Flammarion, 1989, p.29. * 1316 Ibid, p.208. * 1317 « Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. (...) Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c'est d'abord le fait d'appartenir ou non à telle espèce, à telle race. (...) L'espèce dirigeante est d'abord celle qui vient d'ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, «les autres» ». (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p.9). * 1318 Jouant sur des ressorts émotionnels puissants, ce parallèle, quoique ou parce que grossier, fera florès auprès de secteurs mal informés - ou peu enclins à l'être - de l'opinion. J'ai été moi-même témoin de ce que, une fois informés du sujet de ma thèse, les non-spécialistes avaient spontanément tendance à se former une image réflexe des intéressés qui, précisément, était conforme au schéma pré-établi : « harki = collabo ». * 1319 En dépit de cette condamnation, Siné continue d'user de ce parallèle dans ses prises de position publiques. C'est ainsi que dans Charlie Hebdo du 11 janvier 2006, il écrit : « La mission dirigée par Jean-Louis Debré sur le "rôle positif" ou non de la colonisation va interroger des Pieds-Noirs et des Harkis pour connaître leurs sentiments à ce sujet. C'est un peu comme si, pour écrire l'histoire de l'occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale, on allait demander leur avis à d'anciens collabos ». A cette occasion, de nouvelles poursuites ont été engagées contre lui par diverses associations de rapatriés, harkis et pieds-noirs. * 1320 Voir notamment Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les porteurs de valises. La résistance française à la guerre d'Algérie, Paris, Seuil, 1982. * 1321 Francis Jeanson, Sartre dans sa vie, Paris, Editions du Seuil, 1974, p.220. * 1322 Voir notamment Daniel Bell [1960], La fin des idéologies : sur l'épuisement des idées politiques dans les années 1950, Paris, PUF, 1997. * 1323 Voir notamment Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. * 1324 « Le combat pour l'indépendance algérienne : une fausse coïncidence », entretien avec Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet, in Les violences en Algérie, recueil de textes de la revue Esprit, n°71 de la collection Opus chez Odile Jacob, 1997, p.157-176 ; cité in Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Paris, Picard, 2002, p.291-292 ; voir la Partie 4 : « Les conditions du pardon : obstructions militantes ». * 1325 Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d'Algérie, Paris, Picard, 2002, p.292. |
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