Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.( Télécharger le fichier original )par Emmanuel BRILLET Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007 |
B. L'ordinaire des prises de positionPar-delà les habits officiels du souvenir, la figure du harki est invoquée ou évoquée de manière plus ordinaire et à différentes fins, manières et fins qui participent au moins autant de la construction d'une image diffuse des harkis que ce qu'en donnent à voir les relais institutionnels de la mémoire. Ces représentations et usages non officiels de la figure du harki peuvent s'inscrire dans une vision du monde (la « nostalgérie ») ou servir des intérêts plus prosaïques (clientélisme électoral) ; ils peuvent être laudateurs ou injurieux ; informés ou pré-formatés : nous les détaillerons chacun pour leur part mais, ce qui importe, c'est qu'ils sont tous dotés d'une certaine efficace sociale, soit parce qu'ils font sens auprès de couches plus ou moins élargies de la population et participent de l'ancrage d'une imago collective concurrente de celle véhiculée par la geste officielle (et, ce, d'autant plus, nous l'avons vu, que cette dernière se signale avant tout par sa discrétion), soit qu'ils nous informent de ce que peut-être la fonction de cette figure pour certains groupes intéressés à son exploitation. Nous examinerons successivement : - la banalisation des acceptions outrancières du mot « harki », employé à tout sujet et par toutes sortes d'acteurs comme synonyme de « traître » ; - les usages et images de la figure du harki dans le paysage politique français (jusque et y compris les formes d'instrumentation électorale de cette figure) ; - enfin, la place singulière tenue par la figure du harki dans la geste amère des « soldats perdus » de l'Algérie française, qui en font comme l'étendard de leurs « espérances trahies ». - 1. Le détournement de vocable ou la banalisation des acceptions outrancières du terme « harki » (le harki comme référence injurieuse)À l'instar de ce qui a cours en Algérie, quoique dans une proportion éminemment moindre, le terme "harki" fait l'objet d'usages dérivés en France et s'emploie fréquemment comme synonyme de « traître » pour qualifier des individus ou des groupes sans rapport avec ceux que ce terme désignait originellement. Cette banalisation de l'usage des acceptions outrancières du terme "harki" n'est pas seulement le fait de catégories de population mal informées et peu à même de faire la part des choses entre le sens premier du mot et son sens dérivé. Elle est aussi le fait de personnes qui, sachant pertinemment ce qu'elles font, ne se préoccupent guère d'entacher la réputation des anciens harkis et de leurs familles. Ainsi, dans l'optique de faire ce que l'on appelle habituellement un "bon mot", ou plus simplement de qualifier dépréciativement l'attitude ou le positionnement politique d'un adversaire, certains de nos représentants politiques et autres leaders d'opinion en viennent paradoxalement à consacrer une manière de dire qui, en Algérie, participe aujourd'hui encore d'une rhétorique politique "anti-française" (puisque l'emploi du terme "harki" y est fréquemment associé, sur un mode dépréciatif, à celui de l'expression « parti de la France »). Cette banalisation des acceptions outrancières du terme "harki" dans l'ordinaires des prises de position a pu être encouragée (en même temps qu'elle a confortée) l'élision - jusque très récemment encore - de cette figure dans la geste officielle française de la guerre d'Algérie. L'exemple de l'ancien Premier ministre français Raymond Barre (mais encore du député et futur ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres), exposé en introduction, témoigne du reste de ce que cette banalisation des acceptions outrancières du terme "harki" est au moins en partie - et peut-être d'abord - la résultante de la faible considération portée à cette figure par les pouvoirs publics1079(*). Dans le livre qu'elle dédie à son père, un ex-supplétif qui a décidé - voici une quinzaine d'années - de mettre fin à ses jours immédiatement après avoir assisté à une cérémonie du 11-novembre, Zahia Rahmani, dans un style "âcre", incisif, interpelle les personnalités précitées (et d'autres) pour leur faire savoir ce qu'il lui en coûte d'entendre et de voir se banaliser de tels usages : « On dit que tous les harkis et leurs descendants sont des lâches, des traîtres et des pleureurs. Toutes les insultes, tous les mépris, sont autorisés à leur sujet. Et nos députés ne sont pas en reste. Rappelez-vous ces phrases d'André Santini et de Renaud Donnedieu de Vabres que la presse a eu la bienveillance de rapporter il y a quelque temps. Le premier expliquant pourquoi il ne voterait pas le quinquennat par cette question, Serons-nous les harkis de la droite française ? Qu'est-ce qu'on doit comprendre de la part d'un homme [NDA : ancien secrétaire d'Etat aux Rapatriés en 1986-1987] qui appartient à un clan politique qui, depuis quarante ans, j'en suis le témoin, exploite à des fins électorales uniquement ces harkis de malheur ? Ces perdants qui n'ont plus aucune voix ! Moi j'entends que ce bonhomme nourri de cigares dit que lui ne trahira pas son clan. Mais il dit par la même occasion que le harki est un traître, que mon père est un fumier, un fumier qui a trahi sa communauté en soutenant l'Etat français. C'est peut-être vrai, mais lui, il n'a surtout pas le droit de le dire. Au même pupitre, son voisin à particule a couiné, Je ne serai pas le harki de J... Qu'importe, il peut choisir. Qu'est-ce qu'il est grand, combatif, cet aristocrate si bien converti aux bonnes moeurs de la République. Qu'est-ce qui autorise un élu, un parlementaire, à moquer ma douleur avec un tel cynisme, un tel mépris de la responsabilité ? Je ne serais donc que de la merde ? Et moi, à quelle saloperie du genre humain ai-je affaire ? »1080(*). Ceux qui sont à l'origine de tels détournements de vocable en viennent d'ailleurs parfois à "surmarquer" l'acception dépréciative du terme "harki" en l'accolant à celui de "supplétif". C'est ainsi qu'un « proche de François Léotard », interviewé en juin 1997 par les Dernières Nouvelles d'Alsace, faisait part en ces termes - mais sous couvert d'anonymat - de la volonté de ses camarades de l'UDF de ne pas suivre l'appel de Patrick Devedjian à revoir l'organisation politique de la droite dans le cadre d'une formation unique : « Nous avons été les harkis de Balladur en 1995, ceux d'Alain Juppé en 1997. On ne va pas devenir les harkis de quelque supplétif maintenant »1081(*). Une (double) antienne qui a fait son chemin à l'UDF puisque l'année suivante, au moment du conseil national de ce parti, le président du Parti radical Thierry Cornillet, rejetait la perspective d'une liste unique de l'opposition aux élections européennes au cas où elle serait confiée à Philippe Séguin, avec cet argument semble-t-il imparable (et fruit d'une stratégie de communication au sein de l'UDF ?) : « Nous ne serons ni le supplétif, ni le harki de personne »1082(*). Aux frontières de la dérision, le détournement de vocable peut aussi parfois revêtir les atours d'une improbable identification de sa destinée (politique) personnelle au martyre enduré par les harkis. C'est en des termes savamment pesés que l'ancien directeur général de la MNEF, Olivier Spithakis, se posait en victime expiatoire de Lionel Jospin lors du procès des emplois fictifs de la MNEF : « On a été les harkis de la présidentielle de 2002. On a décidé de nous sacrifier, de couper la branche. Nous sommes la génération trahie par l'histoire alors que nous pensions que nous étions soutenus au plus haut niveau de l'Etat et du parti. La duplicité, ça suffit. Moi, je ne dis pas que je suis un saint, mais il ne faudrait pas que d'autres s'attribuent l'image de la morale »1083(*). S'agirait-il encore, pour la mouvance nationaliste catholique, de tirer les leçons de la « crise des caricatures », et Thierry Boudreaux, du mouvement identitaire Le Renouveau Français, considérant que « sous prétexte de refuser, à juste titre, que l'Islam fasse sa loi en Europe, on ne doit pas en venir à défendre l'abjecte pseudo-civilisation moderne qui défigure l'Occident jadis chrétien », lance un mot d'ordre qu'il veut être sans ambiguïté : « Ne soyons les harkis de personne ». Et il précise : « Nous ne devons pas nous retrouver à défendre leur fausse liberté, leur droit à ne rien respecter, leur droit absolu à toutes les provocations : que l'on trouve regrettable (et inutile) ou pas la publication des caricatures anti-Mahomet, nous ne tolérerons en tout cas jamais que ce genre de dessins ou railleries se fassent contre la religion catholique »1084(*). Il n'est pas jusqu'au secrétaire général du Syndicat national des vétérinaires français (SNVF), le docteur Claude Andrillon, pour opérer de tels détournements de vocables. Soucieux de dénoncer le traitement dont étaient l'objet les quelque 5.000 vétérinaires regroupés sous son égide, réquisitionnés en 2001 par l'Administration pour venir en aide à leurs confrères du service public dans le cadre de la lutte contre la fièvre aphteuse et la maladie de la vache folle, Claude Andrillon avait averti les pouvoirs publics que « les vétérinaires en ont assez d'être les harkis de l'administration », ajoutant : « Ce n'est pas facile. On est corvéable à merci »1085(*). Quant au responsable Internet de la Fédération Des Astrologues Francophones (FDAF), Louis Saint Martin, il appelait les membres de la Fédération à s'interroger sur « le creux de la vague en astrologie », déplorant notamment « l'assujettissement (voire l'aliénation) de l'astrologie au langage de la psychanalyse. Pour beaucoup d'astrologues, ajoutait-il, l'astrologie est devenue le harki de la psychanalyse »1086(*). Ces acceptions dépréciatives sont même, semble-t-il, devenus l'un des attributs de la francophonie puisque l'on trouve trace d'usages détournés de ce vocable au-delà même de nos frontières. C'est ainsi qu'un rapport parlementaire belge sur les Eléments constitutifs du contrat de gestion 2006-2011 de la RTBF pointait des « difficultés persistantes en ce qui concerne la différence de statut des personnels », soulignant que « les télévisions locales ne sont pas des harkis à qui on peut faire n'importe quelles missions. Il se pose la question de savoir quel est l'avenir des commissions régionales de la RTBF ? »1087(*). Plus loin, encore : « Il est clair que les télévisions locales ne peuvent être les harkis de la RTBF, le bagage et le travail des rédactions des télévisions locales s'est considérablement amélioré. L'information régionale doit se faire dans le journal télévisé, peut-être sous forme de micro-décrochage »1088(*). De même (quoique dans un autre registre), Philippe Chevalier, du Groupe pour une Suisse sans armée (GssA), dénonçant les faux-semblants du « droit » voire du « devoir d'ingérence », s'inquiétait de ce que les soldats suisses soient amenés à s'inscrire dans le sillage « des puissances impériales (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, etc.) [qui], sous couvert de solidarité, continuent de mener leurs politiques hégémoniques », et se retrouvent ainsi en position de « devenir les harkis de l`OTAN »1089(*). Aussi, et quoique ces "acrobaties de langage" ne soient pas, à proprement parler, des attaques dirigées contre la communauté en tant que telle, un certain nombre d'associations de harkis -inquiètes de leurs retombées indirectes en terme d'image et soucieuses qu'elles ne fassent pas école - ont décidé, ces dernières années, d'y répondre systématiquement par la voie judiciaire. A l'exemple de l'association Génération Mémoire Harkis (GMH), présidée par Smaïl Boufhal, qui est à l'initiative d'une plainte en diffamation visant l'ancien Premier ministre Raymond Barre (pour les propos cités en Introduction), estimant que celui-ci « avait publiquement porté atteinte à notre personnalité et à notre identité ». La sollicitation tous azimuts de l'institution judiciaire participe d'ailleurs, depuis quelques années, du renouvellement des formes de mobilisation collective au sein de la communauté. Nous y reviendrons en détail dans la Partie 4. * 1079 Voir l'introduction et la Partie 4 pour les suites judiciaires données à ces propos. * 1080 Zahia Rahmani, Moze, Paris, Sabine Wespieser Éditeur, 2003, p.57-58. * 1081 Edition électronique des Dernières Nouvelles d'Alsace en date du 2 juin 1997. * 1082 Edition électronique de L'Humanité en date du 30 novembre 1998. * 1083 Propos rapportés par Le Monde du 10 mars 2006. * 1084 http://www.renouveaufrancais.com/. * 1085 Reuters, 19 mars 2001. * 1086 Message en date du 2 mars 2006, consultable à cette adresse : http://www.astrophilo.com/ar003.php.* 1087 Parlement de la communauté française, session 2005-2006, 8 mai 2006 : Eléments constitutifs du contrat de gestion 2006-2011 de la RTBF, rapport présenté au nom de la commission de la Culture, de la Jeunesse, de l'Audiovisuel, de l'Aide à la presse et du Cinéma par mesdames Isabelle Emmery et Caroline Cassart-Mailleux, messieurs Jean-Paul Procureur et Josy Dubie, p.20. * 1088 Ibid, p.21. * 1089 « Les soldats suisses veulent-ils devenir les harkis de l`OTAN ? », article publié dans Le Courrier et consultable à cette adresse : http://www.lecourrier.ch/. |
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