b). « Masculinisation » d'une activité
féminine ?
Conformément à l'idéologie sous-tendant
les technologies appropriées, le moulin est un outil conçu pour
les femmes en vue d'alléger leur travail et de sauvegarder leurs forces
physiques et donc leur santé. Seulement, sur le terrain la
réalité est telle que ce sont les hommes qui sont
propriétaires des moulins et qui vendent le service aux femmes.
Les moulins dans le département de Toma, comme dans la
plupart des régions du Burkina, ont fait de la mouture des
céréales une activité masculine. Les hommes se sont
accaparé les moulins et opèrent la mouture. Le cas le plus
intéressant est celui du moulin du groupement villageois féminin
de To récupéré en 1996 par le groupement des hommes sous
le prétexte que les femmes n'arrivent pas à s'entendre pour son
exploitation.
Les causes de l'appropriation des moulins par les hommes
peuvent être de plusieurs ordres. Parlant de l'accès des femmes au
moulin au chapitre précédent, nous avons évoqué la
raison financière et économique comme première explication
au phénomène. Les femmes n'ont
124
pas d'argent et doivent, pour posséder un moulin, se
mettre en groupe afin de bénéficier de l'appui d'une ONG. A
présent, il nous faut aller plus loin pour comprendre le
phénomène même du passage de la mouture des femmes aux
hommes. Car même lorsque les femmes possèdent un moulin, c'est un
homme qui exerce la fonction de meunier. Au-delà des questions
mécaniques évoquées dans le cadre des
représentations sociales, il nous faut interpréter ce fait social
en rapport avec les relations de genre dans la société. La
mouture des céréales est-elle ad aeternum le fait d'un
seul et même sexe ou peut-elle, selon les circonstances, passer aux mains
de l'autre sexe ou encore être pratiquée par les deux à la
fois ?
Dans la ligne de l'approche par le genre, moudre du grain n'a
rien de masculin ni de féminin. L'attribution de cette activité
à une catégorie relève purement d'une organisation sociale
mise en place. Sur la base de cette organisation, la mouture des grains, comme
l'ensemble des travaux ménagers, est culturellement attribuée
à la femme dans presque toutes les sociétés à
céréales. En ce qui concerne la société san, la
lecture des deux mythes que nous avons présentés au chapitre 3,
peut nous aider à comprendre l'organisation de celle-ci. On constate que
tandis que l'un présente la mouture des grains comme une affaire entre
hommes (le chasseur et son père), l'autre la présente comme une
activité essentiellement féminine. Dans tous les cas nous pouvons
supposer que les deux mythes font de l'activité de mouture une affaire
de femme dans la mesure où le contexte du premier mythe est un contexte
familial qui suppose la présence d'une mère puisqu'il y a un
père et un fils. Ainsi, si dans la culture san les femmes
écrasent les grains c'est en raison de leur fonction de mère
nourricière comme cela est présenté dans le second mythe.
Chez les Sanan, la meule comme la cuisine sont le domaine privé de la
femme. Elles sont généralement situées au même
endroit (Cf. Photo en annexe N°4). L'homme n'y a pas de place.
Aujourd'hui avec les moulins, l'homme est aux commandes de la
mouture sans que cela ne choque personne dans la même
société san. Ce transfert de la mouture aux mains des hommes peut
être expliqué par la théorie de la domination masculine qui
a, comme d'habitude, écrasé les femmes surtout en milieu rural.
Cette piste d'analyse s'appuie également sur les raisons
économiques et attribue aux hommes le fait de ne rechercher que des
opportunités laissant à la femme les tâches les plus
pénibles. Déjà en 1948 Margaret Mead (éd. 1966 : 9)
s'interrogeait en ces termes : « Comment en ce vingtième
siècle où tant d'idées anciennes appellent une
révision, l'homme et la femme peuvent-ils concevoir leur virilité
et leur féminité ? L'homme est-il surdomestiqué,
spolié d'un esprit d'aventure conforme à sa nature,
enchaîné à
125
des machines ne représentant après tout qu'un
perfectionnement des instruments - fuseaux et métiers à tisser,
mortiers et pilons, bâtons à fouiller - caractérisant jadis
le travail de la femme ? ». Le progrès dans la technologie des
moulins à grains, (depuis les moulins à vent dont les meules
étaient deux grosses pierres horizontales jusqu'au moulins
motorisés dont certains conservent encore des meules de pierre), semble
confirmer cette thèse de Mead. Le problème de fond est un rapport
de sexes où la domination se manifeste à travers la recherche
d'intérêts économiques.
Dans ce rapport de sexes, l'un, le sexe féminin, est
toujours perdant à cause du patriarcat25. Ces relations de
genre marquées par la domination posent le problème de
l'invisibilité économique de la femme à tous les niveaux.
Même lorsqu'elles initient des activités
génératrices de revenus, les femmes n'ont pas une bonne position
sur le plan économique par rapport aux hommes parce que n'ayant pas la
maîtrise des sources de revenus. Cette dernière s'explique aussi
par l'accès limité des femmes aux moyens de production.
Aujourd'hui encore en pays san, pour qu'une femme use d'une pioche ou d'une
houe elle doit s'assurer que le mari ne l'utilise pas au même moment. Les
instruments de production agricole sont exclusivement la
propriété de l'homme qui en assure le contrôle.
Par ailleurs, du moment que la mouture mécanique fait
entrer un travail domestique dans une sphère marchande, il est
récupéré par les hommes qui vendent le service aux femmes.
Le moulin renforce donc la dépendance des femmes vis-à-vis des
hommes. Même dans le cas des moulins GVF, les femmes sont obligées
de recourir aux hommes qui exercent dans la société les
métiers de mécaniciens ou d'aiguiseurs de meules. C'est pourquoi
nous disons que l'étude des relations de genre montre une
évolution vers un modèle de domination masculine sinon de
marginalisation des femmes. Cette réalité interroge
profondément sur l'apport des technologies appropriées
conçues pour les femmes.
En conclusion, il apparaît clairement que l'introduction
de certaines technologies n'est pas sans entraîner ses propres
problèmes. Le cas des moulins à grains dans le département
de Toma est un exemple parmi tant d'autres en Afrique de l'Ouest où l'on
constate une récupération par les hommes. La commission
économique des Nations Unies pour l'Afrique (1996 : 120) fait le
même constat : « L'introduction de certaines techniques de
production visant
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à alléger les corvées des femmes a
souvent conduit à un transfert d'emplois, de la gestion
économique et du revenu potentiel des femmes vers les hommes ».
Nous expliquons ce phénomène par la domination masculine
très forte dans les sociétés concernées. Cette
situation nous conduit à nous interroger sur la contribution des
technologies appropriées à la promotion de la femme.
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