2. LE MOULIN, FACTEUR DE CHANGEMENT SOCIAL.
Notre revue de littérature au chapitre I nous a
déjà préparé à cette section de notre
travail, en traitant de la problématique de l'innovation technologique
dans la société et en présentant la technologie comme
moteur principal du changement. La présente analyse qui s'appuie sur les
théories du diffusionnisme et du dynamisme se recentre sur le moulin
afin de l'appréhender comme facteur de changement : un changement qui
s'apprécie du point de vue de la technique et de la structure
sociale.
L'introduction des moulins a d'abord apporté des
changements techniques. Le passage de la meule de pierre au moteur en
témoigne. Ce passage entraîne un certain nombre de manières
de faire obligatoires : l'exigence de la mouture de grains secs oblige les
femmes à sécher les grains après le décorticage. Le
rendement en qualité de granulométrie est également
différent (grains bien moulus au sortir du moulin).
Ensuite un changement de modes d'organisation s'est aussi
imposé avec l'adoption des moulins. Le moulin oblige à la mouture
publique et commune par rapport à la meule. Les femmes doivent mieux
organiser leur temps. De plus, par cette action commune, chaque femme devra
réussir le passage de la responsabilité privée de sa meule
à celle, commune, du moulin. Ainsi que l'a montré Nicolas Bricas
(Cité par Treillon 1992 : 15) « l'introduction des moulins
artisanaux correspond à l'apparition d'une économie marchande
dans le système traditionnel domestique. Avec le broyage
mécanique, une opération est désormais faite à
l'extérieur de carré familial. Il y a d'une part transfert
d'argent en échange du service et d'autre part, transfert de
responsabilité dans le contrôle de la mouture ». Et Treillon
de compléter : « D'un procédé entièrement
maîtrisé par les femmes, on est passé à une
opération maîtrisée par les hommes ». Le moulin, comme
nouveauté ou encore modernité, introduit de nouvelles situations
et de nouveaux rapports de travail. Un système se trouve ainsi
touché. En effet, l'approche dynamique du changement fait appel à
la modernité qui est selon Balandier (1985 : 14) « le bougé,
la déconstruction et la reconstruction, l'effacement et l'apport neuf,
le désordre de la création et l'ordre des choses encore en place.
Elle bouleverse en même temps que la relation aux objets, aux
instruments, aux hommes, les systèmes de valeurs et de repérage,
les codes et les dispositifs inconscients qui règlent la
quotidienneté ». L'organisation des groupements en vue de la
gestion des moulins, l'apparition de nouveaux rôles et statuts sociaux,
l'organisation même de la mouture sont là des exemples qui
montrent que non seulement le système de
121
transformation des aliments a changé grâce au
moulin mais encore d'autres éléments du système social san
sont affectés. La plupart des innovations technologiques produisent cet
effet. Un projet de mécanisation pour la fabrication du beurre de
karité au Mali (les presses à karité), a donné
l'occasion à Anne Biquard (1992 : 177) d'observer que les femmes, depuis
cette innovation, « doivent acquérir de nouvelles
compétences en mécanique, écriture et calcul, faire face
aux nouvelles fonctions de travail (service non échangeable donc
à rémunérer ), aux rapports différents avec l'outil
de travail (son entretien coûte de l'argent de façon
régulière) ». L'analyse systémique nous aide à
comprendre cet entrecroisement de situations ; cette théorie selon
laquelle le système social est une totalité dont les
éléments sont en interaction. Ainsi le moulin n'a pas un impact
sur les femmes seules mais également sur les hommes mis à
contribution dans la paie de la mouture, impact touchant les familles et
finalement tout le village et le département engagé dans un
processus de développement.
C'est au regard de ces différents aspects que nous
pouvons dire avec Crozier et Friedberg (1972 : 383) que le changement est
d'abord la transformation d'un système d'action. En d'autres termes,
« pour qu'il y ait changement, il faut que tout un système d'action
se transforme, c'est-à-dire que les hommes doivent mettre en pratique de
nouveaux rapports humains, de nouvelles formes de contrôle social ».
Cette théorie trouve bien son champ d'application avec le cas des
moulins et nous avions déjà vérifié que le moulin
réorganisait les rapports humains. En ce qui concerne les nouvelles
formes du contrôle social leurs manifestations transparaissent dans la
formation des rangs (afin d'obliger les déviants), le contrôle de
la mouture et la gestion du produit du moulin à savoir l'argent. Les
femmes contrôlent le meunier pour voir s'il écrase bien, le
propriétaire du moulin contrôle le meunier par rapport à la
collecte des sommes de mouture ; le meunier, les femmes, et ainsi de suite.
Dans les groupements le système même de gestion est
essentiellement contrôle. Les cahiers de comptes ne sont pas des outils
de gestion mais des moyens (pour la plupart de ces femmes rurales
analphabètes) pour dissuader les femmes de détourner l'argent de
la mouture. A tour de rôle et en couple, les femmes surveillent la
mouture et assurent les mesures ; à deux toujours elles doivent se
rendre chez la trésorière-caissière pour l'enregistrement
et tiennent informée la présidente ou son adjointe, etc. Dans un
tel système, il est difficile d'amener les femmes du village à
épouser les logiques comptables et de gestion. Un souci des femmes
consiste par exemple à chercher à comprendre pourquoi le groupe
précédent n'a pas fait autant de rentrée d'argent en
caisse. Ce qui occasionne, bien entendu, des soupçons, des critiques et
des
122
médisances. Nous en concluons alors que le moulin
produit un système de contrôle social général,
verticalement et horizontalement.
Par ailleurs, les rapports sociaux conflictuels sont
également au coeur de l'anthropologie dynamique. Nous avons
déjà fait une analyse du conflit social dans la quatrième
sous-section du Chapitre 4. Sans y revenir signalons que les conflits ont des
fonctions dans la société ; il est alors vain de rechercher une
société sans conflits. Ce serait tomber dans l'ancienne approche
des sociétés traditionnelles considérées par
certains anthropologues comme statiques par rapport aux sociétés
modernes dont le conflit était facteur d'évolution.
Il est un autre fait social qui accompagne les moulins et qui
mérite analyse : c'est le phénomène d'une «
masculinisation » de la mouture.
|