1.2 Les migrants commerçants mourides
Les migrants commerçants arrivent dans l'Hexagone au
milieu des années 70, à la suite des flux de migrants
ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal et des
Mandjaks. « Estimés à plusieurs milliers de personnes en
1983-1984 », ces commerçants, dont la grande majorité
était membre de la confrérie mouride, se livraient à la
vente ambulante d'objets d'art africain en sillonnant Paris et certaines villes
de province. Certains d'entre eux finiront par rejoindre d'abord les villes
européennes (Belgique, Allemagne, Pays-Bas, Suède...), puis les
villes de l'Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal). D'autres iront tenter
l'aventure commerciale aux Etats-Unis (G. Salem, 1981, V. Ebin, 1992, A. M.
Diop, 1993 et I. Sané, 1993). Aujourd'hui, de nombreux
Sénégalais se livrent au commerce d'objets de toutes sortes
à Paris (M. Gueye, 2001, L. Sall, 2007), Marseille (V. Ebin, 1992, B.
Bertoncello et S. Bredeloup, 2004) et certaines villes de province. Si le
71
commerce des migrants sénégalais a connu de nos
jours une telle évolution et a pris une telle ampleur, c'est
incontestablement en grande partie grâce aux membres de la
confrérie mouride qui ont réussi une reconversion remarquable et
remarquée dans le commerce en s'appuyant, principalement, sur une
idéologie qui valorise le travail et la solidarité, mais
également en faisant preuve de courage, d'abnégation et
d'endurance. En effet, la majorité des Sénégalais qui
s'activent dans le commerce hors du territoire sénégalais
appartient effectivement à la confrérie mouride.
Les Mourides sont essentiellement localisés au
centre-ouest du Sénégal, dans le pays wolof. Le mouridisme est
une confrérie fondée en milieu rural par Cheikh Amadou Bamba
(1852-1927) à la fin du 19e siècle. Sa capitale religieuse est la
ville sainte de Touba où se déroule chaque année le Magal,
le grand rassemblement de tous les membres de la communauté mouride
dispersés à travers le monde. Beaucoup de migrants
commerçants mourides ont tout d'abord été des
talibés dans les daras, des structures créées
principalement en milieu rural, où ils apprenaient le coran et les
khassaïdes (les poèmes de Cheikh Amadou Bamba) tout en contribuant
au défrichement d'immenses étendues de terres au profit de
l'expansion agricole des marabouts et notamment pour le développement de
la culture de l'arachide. A ses débuts, la confrérie attira les
populations lassées par les razzias guerrières et les luttes
meurtrières qui opposaient les différents royaumes alentours
(Cayor, Djoloff, Ndiambour, etc.).
A cette époque, Cheikh Ahmadou Bamba
représentait, aux yeux des foules livrées à l'anarchie,
non seulement la sainteté, la piété et la science
islamique, mais en même temps le saint homme incarnait pour ces
populations la non-violence, l'espoir d'une vie plus calme. Très
rapidement, sa popularité croissante provoqua l'inquiétude et la
surveillance de l'administration coloniale française locale, d'autant
plus que des rumeurs « le représentaient comme faisant d'importants
achats d'armes et de munitions ». Il fut alors envoyé en exil
d'abord à Mayombé et à Lambéréné au
Gabon durant 7 ans (1895 - 1902), puis à Saout-El-Ma en Mauritanie
pendant 4 ans (1903 - 1907). Cheikh Amadou Bamba a développé une
doctrine religieuse essentiellement basée sur la prière et le
travail. Le principal précepte auquel doivent se soumettre les
fidèles mourides est « Travail comme si tu ne devais jamais mourir
et prie comme si tu devais mourir demain ». En outre, grâce à
l'acquisition et au défrichage d'immenses étendues de terres
arables et fertiles par le biais d'intenses travaux agricoles effectués
avec dévotion et inlassablement
72
par les talibés, les marabouts mourides deviennent
rapidement de très grands cultivateurs d'arachide. Cette exploitation et
cette expansion agricoles s'appuient entièrement en
réalité sur des structures mises en place par les marabouts. Ces
structures, plus connues sous le nom de dara, étaient à la fois
des centres d'éducation ou d'initiation islamiques et des groupes de
travail. Cependant avec simultanément la baisse de la fertilité
des sols et la chute progressive des cours mondiaux de l'arachide, les
fidèles mourides investissent tout simplement les espaces urbains
sénégalais tout d'abord avant de se lancer à la
conquête des grandes villes africaines, et ensuite celle des centres
urbains et des places fortes de l'économie mondiale, en Europe dans les
années 70, et « plus récemment et de façon intense
aux Etats-Unis d'Amérique et en Asie au cours des années 90
» à la recherche de nouveaux poissons par temps de crise (V. Ebin,
1996). Les Mourides sont devenus la première puissance commerciale au
Sénégal comme l'atteste en effet leur forte présence au
marché Sandaga, le principal marché du Sénégal,
situé dans le quartier du Plateau, la cité administrative
dakaroise ; de la même manière que le montre leur présence
en grand nombre dans quasiment tous les marchés implantés dans
l'espace sénégalais, les Mourides ont réussi une
reconversion remarquable et spectaculaire dans le commerce. Et comme le
souligne d'ailleurs fort pertinemment Abdou Salam Fall, à présent
les commerçants mourides se sont appropriés le marché
Sandaga qu'ils ont fini par transformer en une sorte d'antichambre, un lieu
d'acquisition des ressources permettant d'émigrer et aussi un lieu
relativement favorable pour s'insérer dans les réseaux mourides.
Si justement le marché Sandaga a atteint une telle dimension et une
telle importance aujourd'hui dans le système économique
sénégalais, il le doit en grande partie au dynamisme et à
la participation active des réseaux mourides (A. S. Fall, 2002).
1.2.1 Avec le pays de résidence, des relations
tournées essentiellement autour de l'activité commerciale et du
« religieux »
1.2.1.1 Un maillage commercial de tout l'espace
français
Arrivés parmi les premiers acteurs de la migration
sénégalaise en France, les migrants commerçants
sénégalais ont fini par imposer leur présence et leur
marque dans l'espace français. Ils sont en effet dispersés sur
tout le territoire français, de Paris à Marseille et de Bordeaux
à Lyon, en passant par Toulouse, Le Havre, Nantes, Strasbourg,
Poitiers... A
73
Paris, on les trouve principalement dans les marchés
(Barbès, Château Rouge, Sarcelles, Saint-Denis, marchés aux
Puces de Clignancourt et de Montreuil...) et sur les sites touristiques (Tour
Eiffel, Arc de Triomphe, Château de Vincennes, Château de
Versailles...). A Bordeaux, on peut les trouver sur le cours Victor Hugo, la
rue Sainte-Catherine, au marché Neuf, au marché des Capucins...).
A Marseille, ils sont présents dans les quartiers Belsunce et Noailles
près de la Canebière, aux abords du quartier de la gare
Saint-Charles.
En hiver comme en été, on trouve des
commerçants ambulants sénégalais ou plutôt des
vendeurs à la sauvette en train de parcourir ou de sillonner les villes
touristiques de la côte Atlantique et de la méditerranée.
Un sac chargé de montres, de lunettes de soleil, de ceintures, de bijoux
fantaisie, de parapluies ou de statuettes africaines sur le dos, ils
déambulent sur les plages, les places des marchés et sur les
trottoirs ou les terrasses des cafés pour essayer de vendre leurs
marchandises. Cette grande mobilité spatiale s'explique en partie par un
souci de diversifier, dans une certaine mesure, les lieux de vente. Les
colporteurs mourides sont généralement des hommes jeunes arborant
souvent des boubous ou des tenues vestimentaires multicolores58,
signe distinctif de leur appartenance à la communauté mouride.
A Marseille, par exemple, ils sont devenus, comme le remarque
Sophie Bava59, familiers aux passants qui cherchent une gamme de
produits à la mode à des prix raisonnables. Selon les saisons, la
communauté mouride de Marseille peut être estimée entre
2000 à 3000 individus, ajoute Sophie Bava60. Toutefois,
Daouda Koné signale que cette implantation du commerce africain à
Marseille ne s'est pas faite sans heurts. Au contraire, elle avait
généré, à ses débuts, une cohabitation
difficile avec les autres communautés notamment maghrébines pour
l'occupation et le contrôle des lieux de commerce dans « l'aire
métropolitaine marseillaise »61. Les colporteurs
sénégalais s'approvisionnent aussi bien auprès des
grossistes mourides qu'auprès des grossistes maghrébins, juifs ou
asiatiques. En outre, les femmes sont de plus en plus nombreuses à
58 Ces tenues vestimentaires multicolores et les
rastas symbolisent le plus souvent l'appartenance au groupe des « Baye
Fall », une branche du mouridisme fondée par Cheikh Ibra Fall, un
fidèle compagnon de Cheikh Ahmadou Bamba.
59 BAVA, Sophie. Reconversions et nouveaux mondes
commerciaux des mourides à Marseille. In Marseille, carrefour d'Afrique.
Hommes et Migrations, mars-avril 2000, n°1224.
60 BAVA, Sophie. Les Cheikhs Mourides
itinérants et l'espace de la ziyara à Marseille.
Anthropologie et Sociétés, 2003, vol 27 n°1.
61 KONE, Daouda. Noirs-africains et
Maghrébins ensemble dans la ville. In Marseille et ses étrangers.
Revue Européenne des Migrations internationales, 1995, vol. 11
n°1.
74
s'impliquer dans le commerce sénégalais en
France. Profitant de leurs plus grandes facilités de circulation, car
étant moins soumises aux contrôles policiers que leurs maris ou
frères, elles se rendent dans des pays comme la Turquie, le Danemark,
Dubaï, Bangkok... où elles achètent des bijoux en or et des
tissus qui seront ensuite revendus sur le territoire français ou au
Sénégal ou bien encore dans les pays où se sont
implantées de fortes communautés sénégalaises tels
que l'Italie, l'Espagne et les Etats-Unis (B. Bertoncello et S. Bredeloup,
1993).
Pour les migrants commerçants mourides, contrairement
aux migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal
dont l'essentiel de la vie communautaire se déroule dans les foyers, ce
sont les appartements ou les chambres des grossistes qui sont des lieux
d'intense vie sociale. Les vendeurs s'y retrouvent régulièrement
pour partager les repas, boire du thé, partager des informations sur le
Sénégal, discuter de l'actualité du pays d'origine,
prendre des marchandises et se donner des « tuyaux ».
Les durcissements successifs des lois (Pasqua et Debré)
concernant les conditions d'attribution des titres de séjour aux
étrangers, ajoutés aux tracasseries policières
incessantes, ont progressivement entraîné un net recul du
système commercial mouride en France. Pour bon nombre de
commerçants mourides, la France a perdu son lustre d'antan, elle ne sert
pratiquement plus que comme point de passage vers des horizons supposés
plus cléments, tels que l'Italie, l'Espagne, les Etats-Unis. Ainsi donc,
afin d'insuffler un nouvel élan à leurs activités
commerciales, ils exploitent non seulement, tous les créneaux, toutes
les possibilités de partenariat (avec des commerçants africains
ou des partenaires français), mais aussi d'autres destinations plus
prometteuses.
A cela s'ajoute une autre particularité qui est
importante à souligner, c'est le recours à Internet pour trouver
de bonnes affaires ou des marchés susceptibles d'être rentables,
notamment foires, brocantes, braderies et vide-greniers. Pour certains de ces
commerçants, Internet participe à une exploitation rationnelle de
l'espace français. Son usage permet, dans une large mesure, de
diversifier les lieux de vente. Ce qui constitue quand même un aspect non
négligeable à la bonne marche des affaires. Ce que l'on peut dire
pour le moment, c'est que ce phénomène, aussi marginal qu'il
puisse apparaître dénote allégrement les mutations en cours
dans le milieu des migrants commerçants sénégalais en
France. Il semble en effet que certains d'entre eux commencent peu à peu
à
75
percevoir ou saisir quelques unes des multiples
potentialités offertes par Internet pour le développement de
leurs activités commerciales.
|
|