1.1.2 Des relations multiformes et intenses avec les lieux
d'origine
Une caractéristique dominante des ressortissants de la
vallée du fleuve Sénégal est le lien affectif
extrêmement fort qu'ils entretiennent avec les lieux d'origine. Plus
justement, comme le souligne Mahamet Timéra, « l'immigration de
longue durée et la sédentarisation vont de pair avec une
affirmation identitaire croissante, un renforcement du lien avec le pays
d'origine, plus précisément le village d'origine.
L'idéologie paysanne et l'appartenance villageoise sont assez vivaces et
s'expriment par leur définition et leur attachement au terroir »
(M. Timéra, 1996). Cet attachement est si fort que le migrant se trouve
presque dans l'impossibilité d'évoluer en dehors des
sphères de la communauté villageoise d'origine. Le sentiment
d'appartenance est tellement intense que le migrant ne cherche pas en
réalité à bien vivre ailleurs. L'attachement au terroir
natal constitue en quelque sorte le cordon ombilical qui relie en permanence
les migrants aux lieux d'origine. Le mythe du retour demeure
profondément ancré dans l'imaginaire collectif des migrants.
Ainsi remarque Christophe Daum (2007), « pour ces migrants qui songent
souvent au retour, le pays, le village, la famille... constituent des
repères essentiels ». Les relations à distance sont surtout
des relations d'ordre financière, économique, social, culturel...
Les dépenses quotidiennes des familles au village sont presque
entièrement prises en charge par les migrants. A ce titre rappelle
Christophe Daum (1998), 30 à 80% des besoins familiaux sont pris en
charge par les envois de fonds au début des années 80. Afin
d'assurer le ravitaillement et l'approvisionnement des communautés
villageoises d'origine, les migrants créent et développent des
coopératives ou des centrales d'achat. Gérées le plus
souvent à partir des foyers, elles permettent aux communautés
villageoises
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de se procurer certaines denrées de première
nécessité comme le riz, le mil, l'huile, le sucre, etc. Dans ses
travaux sur les ressortissants de la vallée du fleuve
Sénégal en quête de diamants dans certains pays de
l'Afrique de l'Ouest (Côte-d'Ivoire, Guinée, Libéria,
Sierra Léone) et de l'Afrique centrale (Angola, Congo, Zaïre,
Zambie), Syilvie Bredeloup (1993) notait qu'« à l'instar des
immigrés en Europe, les diamantaires rapatrient une partie de leurs
biens dans la vallée du fleuve Sénégal qu'ils
réinvestissent dans les mosquées, l'élevage, l'immobilier
(en particulier à Dakar) ou encore dans le commerce ».
Non seulement, les migrants effectuent
régulièrement des envois d'argent pour assurer la reproduction et
la survie de la famille en particulier et des communautés villageoises
en général, mais aussi ils sont les principaux initiateurs des
investissements qui sont réalisés dans les villages d'origine.
L'argent collecté dans les caisses villageoises permet aux
communautés d'origine de passer les périodes de soudure ou encore
les périodes de crises climatiques exceptionnelles. Les migrants
ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal se
regroupent généralement dans des associations au sein desquelles
ils font souvent preuve d'une grande capacité d'organisation et de
gestion à travers des investissements et des réalisations, au
profit des communautés villageoises. En effet, ils sont souvent à
l'origine de la réalisation d'infrastructures comme des postes de
santé, des salles de classe. De même, ils interviennent dans la
construction de bureaux de poste, de salles de classe, de forages ainsi que
dans l'installation de motopompes et l'aménagement de
périmètres irrigués. Par ailleurs, parallèlement
à ces investissements collectifs, les migrants réalisent aussi
des investissements personnels dans l'agriculture et l'élevage en milieu
rural et parfois dans l'immobilier en milieu urbain.
D'un côté, les liens affectifs et
matériels sont très forts. D'un autre côté, la
survie des communautés villageoises est largement dépendante des
moyens financiers des migrants. Ainsi comme l'avait auparavant souligné
Mahamet Timéra, certains migrants considèrent aujourd'hui encore
que le village, là-bas au Sénégal, c'est eux les
immigrés ici en France. Ainsi donc, la sauvegarde de l'identité
villageoise reste une préoccupation majeure. Il faut veiller à sa
préservation, à sa mise en valeur et à sa
pérennité. Les stratégies et pratiques migratoires visent
de ce fait à renforcer le prestige du village et aussi à mettre
en place et développer des moyens permettant aux migrants de pouvoir
répondre rapidement aux nombreuses sollicitations exprimées par
les communautés villageoises. Tout migrant qui refuse de cotiser et de
participer au fonctionnement des
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caisses risque tout simplement d'être banni du groupe.
De même, sa famille au village risque de subir l'humiliation
suprême de voir toute la communauté villageoise boycotter les
cérémonies organisées au sein de la famille. On comprend
dès lors pourquoi les caisses villageoises ont connu un si grand
succès.
Grâce aux réalisations effectuées en
partie avec l'argent acquis dans la migration, les migrants se sont
octroyés un certain pouvoir de décision dans la gestion des
espaces d'origine. Ils essayent de mener sur les espaces d'origine des actions
bien plus efficaces encore. Avec des représentations autres que celles
qu'ils avaient avant leur séjour en France, les migrants agissent sur
les territoires d'origine avec des moyens plus importants et des
stratégies qui empruntent ou se calquent sur le modèle de leur
pays de résidence. Il s'ensuit quelquefois un meilleur
aménagement de l'espace dans les lieux d'origine. Ce qui n'est pas sans
heurts, sans créer des divergences parfois profondes avec les chefferies
traditionnelles ou l'administration locale. Cette ingérence des migrants
est perçue par les autorités traditionnelles comme une menace
pouvant entraîner à moyen ou long terme une réelle
contestation de leur pouvoir. Après les migrants originaires de la
vallée du fleuve Sénégal, des observateurs comme
Gérard Salem (1981), Ibou Sané (1993), Victoria Ebin (1994) et
Sylvie Bredeloup (2004) vont focaliser leur attention sur les migrants
commerçants en particulier mourides.
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