pays de résidence
Il est intéressant de remarquer que pendant longtemps,
le téléphone a été un instrument peu courant dans
la vie quotidienne de nombreux migrants sénégalais. C'est le cas
notamment de la plupart des primo-migrants qui ne l'ont découvert
qu'après leur arrivée en France. A la veille du départ du
migrant, il était d'ailleurs fréquent de voir sa famille se
démener comme toute bonne « famille sénégalaise
» pour lui trouver le numéro de téléphone d'un
compatriote qu'il pourra éventuellement contacter à son
arrivée. Ce numéro de téléphone représentait
un précieux sésame que le néo-migrant devait absolument
avoir en sa possession. Une fois installé et bien inséré
professionnellement en France, l'achat en priorité d'un
téléphone constituait généralement le premier
équipement de base du migrant. A vrai dire, il semble que l'usage du
téléphone fixe dans le milieu de la migration
sénégalaise en France ait d'abord été, d'une
certaine manière, une affaire de migrants jouissant ou possédant
une certaine aisance financière.
Les conversations téléphoniques permettent le
plus souvent de discuter avec les proches et les amis, de prendre de leurs
nouvelles, de recevoir et transmettre des messages, d'obtenir et de donner des
informations. Tous nos répondants reconnaissent que le
téléphone permet de relier avec facilité et de
façon rapide les différents maillons des réseaux. Pour
eux, le téléphone, en augmentant les possibilités et la
fréquence des relations, a largement contribué à
l'extension et à l'élargissement des réseaux de
sociabilité. En effet, en offrant la possibilité de pouvoir
joindre à tout moment un membre du groupe, le téléphone
mobile en particulier a apporté des facilités significatives au
niveau de la gestion quotidienne et de la cohésion des groupes. Il
apparaît donc, d'après les personnes interrogées dans nos
enquêtes, que la téléphonie mobile entraîne plus de
communications entre les membres des réseaux. Il favorise les
échanges d'ordre social mais également économique et
religieux et les contacts
118
interpersonnels entre amis. Si l'on se réfère
à nos observations, on peut dire que les communications
téléphoniques sont entretenues plus longuement avec les membres
de la famille restées au Sénégal ou présentes en
France ou encore résidant dans un autre pays étranger. Elles
représentent environ 50 à 60% des communications
téléphoniques. Les échanges téléphoniques
à l'intérieur des réseaux familiaux tiennent par
conséquent une place vraiment prédominante. D'autre part, les
communications téléphoniques faites en direction des amis
représentent environ le tiers des appels téléphoniques. Le
téléphone permet aussi d'aviser les autres membres de la
communauté de l'arrivée en France des marabouts prestigieux, de
la tenue des séances religieuses, des manifestations culturelles...
Mais en même temps, le téléphone rend des
services considérables, notamment dans les relations avec certains
services administratifs français. Certains l'utilisent pour solliciter
par exemple des informations ou des conseils auprès des agents de la
Direction Départementale du Travail, de l'Emploi et de la Formation
Professionnelle (DDTEFP) ou de la sécurité sociale. De la
même façon, le téléphone est aussi utilisé
pour obtenir des renseignements à la préfecture ou
sous-préfecture, à la Caisse d'Allocations Familiales (CAF), et
aussi dans bien des cas pour obtenir un entretien avec son conseiller à
la banque. Nombreuses sont les personnes interrogées qui reconnaissent
que le téléphone mobile les a rendues beaucoup plus visibles et
accessibles sur le marché français de l'emploi. Il est vrai que
l'utilisation du téléphone mobile a fortement contribué
à accroître leur capacité à être atteint par
les structures publiques ou privées susceptibles de leur proposer un
travail.
Pour les migrants commerçants, le
téléphone sert également à s'informer et informer,
de manière aisée, immédiatement et à moindre
coût les autres compatriotes de l'arrivée de nouvelles
marchandises dans les boutiques des grossistes sénégalais,
maghrébins ou asiatiques. Beaucoup de commerçants
révèlent que c'est le téléphone surtout qui leur
permet d'informer leurs clients de l'arrivée de nouvelles marchandises,
et aussi de passer des commandes auprès de leurs fournisseurs. Pour
quelques uns des commerçants rencontrés à Paris et
Bordeaux, l'usage du téléphone portable a apporté quelques
changements dans les habitudes et a même étendu l'activité
commerciale hors des circuits habituels de vente dans la mesure où ils
peuvent désormais entrer en contact avec un fournisseur ou un client
à tout moment et à partir de n'importe quel lieu (au domicile,
119
dans la rue, dans le train, dans la voiture, etc.). Ce qui est
fortement apprécié par les commerçants ambulants tout
particulièrement car étant constamment en déplacements.
Ceux que nous avons rencontrés à Paris reconnaissent tous les
services inestimables rendus notamment par le téléphone mobile.
Grâce au téléphone mobile, ils peuvent maintenant contacter
leurs fournisseurs afin de s'assurer de la présence des marchandises
désirées avant tout déplacement parfois improductif et
épuisant. Dans ces cas là, le téléphone mobile
permet de mieux gérer les déplacements. « En fait, les
itinéraires marchands n'ont pas changé, les lieux de vente sont
toujours les mêmes, mais le téléphone mobile a quand
même contribué à diminuer voire éliminer certains
déplacements inutiles ou éreintants» (Moda Gueye, 2001).
Pour les jeunes commerçants ambulants qui tentent de vendre leurs
marchandises chaque jour sur les lieux touristiques comme le Château de
Versailles ou la Place du Trocadéro à Paris, le
téléphone permet aussi de se prévenir mutuellement de
l'arrivée inopinée des policiers. En cas de tracasseries
policières, ceux qui sont sur place vont appeler au
téléphone les autres pour leur demander d'aller tenter leur
chance sur d'autres lieux de vente. Le téléphone mobile est par
conséquent un outil essentiel autant dans le maintien et le renforcement
des relations de proximité que dans les relations à distance. Il
peut être aussi considéré comme un objet désormais
central dans les stratégies spatiales développées pour
écouler les marchandises tout en évitant les
désagréments causés parfois par les contrôles
policiers. Pour ceux qui sont en situation irrégulière, le
téléphone mobile permet également de se tenir constamment
à l'affût d'une éventuelle procédure de
régularisation des migrants sans papiers dans un pays européen
quelconque.
C'est ainsi que quelques uns d'entre eux ont pu être
contactés et informés d'une procédure de
régularisation de migrants sans papiers en Italie, en Espagne ou au
Portugal. Fortement perturbé par sa situation irrégulière
en France, l'un des membres du groupe de commerçants rencontrés
à Aubervilliers a pu être ainsi averti sur son
téléphone portable par des amis d'enfance établis au
Portugal. Grâce aux papiers en règle obtenus au Portugal, il a pu
se rendre au Sénégal pour retrouver sa famille, rassurer sa
mère et se marier. Actuellement, il réside au Portugal et
continue toujours de se livrer au commerce ambulant. Mais dès que la fin
des bonnes affaires arrive, il change de pays et se rend en Belgique où
il profite de son séjour pour faire de la vente à la sauvette, en
compagnie de quelques amis d'enfance (de son quartier à Dakar)
résidant en Belgique. Le téléphone portable joue donc un
rôle important dans la mobilité des migrants
sénégalais au sein de
120
l'espace Schengen. Comme le montre cet exemple, il sert
à ceux qui sont dans la clandestinité d'instrument de
régularisation, de socialisation. Henri Bakis (2010) constate que
pendant longtemps, les industriels et les politiques prêtaient aux TIC le
pouvoir de constituer un obstacle, un frein aux déplacements. Or
ajoute-t-il, la réalité montre au contraire que les TIC, à
l'instar du téléphone mobile, sont devenus « des outils de
la mobilité et de la proximité ».
Sans aller jusqu'à dire que la communication
téléphonique est le remède pour résoudre
définitivement la solitude du migrant, on peut par contre affirmer qu'il
contribue de manière nette et visible à la diminuer. Elle peut
être considérée comme un palliatif pour soulager au moins,
de façon momentanée, l'ennui du migrant. Pour les migrants, le
téléphone est sans aucun doute l'outil le plus utilisé
pour entrer en contact avec d'autres compatriotes dans le pays de
résidence, mais aussi pour y entretenir des relations de toutes
sortes.
3.1.1 Une utilisation communautaire du
téléphone fixe et du téléphone mobile
Nous avons vu que de manière générale,
les migrants sénégalais se regroupent et vivent ensemble. Le
migrant est en effet le plus souvent inséré dans un réseau
dont les membres sont interconnectés par des liens étroits de
solidarité et d'entraide. C'est l'une des raisons évoquées
pour expliquer les usages communautaires du téléphone fixe
observés jadis chez les migrants qui partageaient le même
appartement. Certains enquêtés m'ont révélé
que la plupart du temps, l'appareil était équipé d'un
compteur permettant de vérifier le nombre d'unités. A la fin de
chaque communication téléphonique, l'utilisateur notait sur un
carnet installé à côté de l'appareil
téléphonique, le nombre d'unités marquées sur le
boîtier. Et à l'arrivée de la facture, chacun devait payer
le nombre d'unités utilisées ou « consommées ».
Toutefois, il n'était pas rare que le partage des frais pour le paiement
de la facture téléphonique provoque quelques frictions entre
co-locataires et co-utilisateurs. En effet, certains refusaient parfois de
régler leurs notes, arguant qu'ils n'avaient pas effectués les
appels téléphoniques qui leur ont été
attribués. De ce point de vue, le fait que chacun puisse
désormais disposer de son propre téléphone et l'utiliser
à sa guise ne peut être que bénéfique à la
cohésion des réseaux. Plus
121
de disputes entre co-locataires pour savoir qui a
utilisé tant d'unités, le migrant est plus libre dans ses
communications téléphoniques. Le téléphone mobile
offre aussi plus de discrétions aux communications
téléphoniques intimes.
De la même manière, on peut considérer
comme une forme de pratique communautaire, l'utilisation des codes à
plusieurs chiffres dans un passé pas aussi lointain que cela (disons
vers la fin des années 90). Ces codes que les étudiants
sénégalais des différentes villes de l'Hexagone se
transmettaient les uns les autres permettaient d'appeler gratuitement à
partir des cabines téléphoniques de France Télécom.
Dès que quelqu'un était en possession du code, il le transmettait
généralement à toutes ses connaissances proches avant
d'aller chercher de suite une cabine téléphonique pour en faire
de même avec les connaissances éloignées (à
Toulouse, à Paris, à Metz, à Grenoble, etc.) et ensuite
appeler au Sénégal. Les étudiants prenaient alors d'assaut
les multiples cabines téléphoniques et profitaient par
conséquent de l'occasion offerte pour des discussions interminables avec
les proches et les amis au pays. Quand leurs correspondants au
Sénégal s'étonnaient et s'interrogeaient sur les raisons
de la si longue durée des communications téléphoniques,
leurs interlocuteurs à l'autre bout du fil leur répondaient que
c'était un khéweul, c'est-à-dire un bienfait ou
une faveur. Ces codes fonctionnaient une journée voire au maximum deux
journées avant d'être découverts et bloqués par les
agents de France Télécom. Pendant toute la durée du code,
il y a une réelle appropriation des différents espaces au sein
desquels sont implantés des cabines téléphoniques. A Reims
par exemple, on voyait garçons et filles occupés les cabines
téléphoniques à des heures de la journée où
ils sont habituellement confinés dans les appartements ou les chambres
universitaires. C'était l'effervescence autour de ces cabines
téléphoniques qui devenaient ces instants là des lieux
privilégiés, symbolisant le rapprochement tant souhaité et
tant désiré avec les proches au pays. Ces espaces
téléphoniques symbolisaient aussi les lieux au sein desquels
s'exprimer et s'atténuer pendant quelques heures la nostalgie, ce besoin
intense du pays d'origine. Même si leur fréquentation a fortement
diminué aujourd'hui, ces espaces constituent des repères
téléphoniques symboliques pour bon nombre de migrants, notamment
ceux de la « génération d'avant téléphone
mobile ». Ajoutons que l'occupation de ces espaces souvent
traversés dans l'indifférence contribuait à conforter le
sentiment de l'identité collective.
122
Une autre forme d'utilisation communautaire du
téléphone concerne cette fois-ci l'usage du
téléphone mobile à travers le forfait millénium. En
2000, un forfait appelé millénium a été
proposé par SFR à ses clients. Avec ce forfait, il était
possible d'appeler gratuitement à partir de 20 heures sur des lignes
fixes des abonnés de France Télécom et sur des
téléphones portables avec des numéros SFR86. Le
forfait millénium, connu de tous les migrants étudiants
sénégalais en France, a bien entendu été à
l'origine d'une utilisation communautaire du téléphone
cellulaire. Dans les résidences universitaires, à Bordeaux,
Reims, Paris, Marseille, Toulouse comme dans les autres villes de la France,
les chambres des étudiants abonnés au forfait millénium
servaient non seulement de lieux de téléphonie, mais aussi de
lieux de discussions, de rencontres où pouvaient se nouer parfois des
liens d'amitié. C'est par exemple le cas de C. B., étudiant
à Bordeaux et résidant au village 4 sur le campus universitaire
de Talence.
Depuis qu'il a acquis l'abonnement millénium de SFR, la
chambre de C. B. ne désemplit pas. Elle est fréquentée
assidûment par une bonne partie de ses compatriotes habitant comme lui
sur le campus de Talence ou habitant à Bordeaux. La chambre commence
à se remplir de monde dès 20 heures en semaine et presque toute
la journée le week-end. Ses camarades s'y précipitent en effet
pour effectuer des appels téléphoniques gratuitement. En
attendant que chacun puisse téléphoner à son tour, des
discussions portant sur des sujets divers se déroulent le plus souvent
autour de la séance de thé pendant les jours de week-end. Il
n'est pas rare aussi que ses voisins gabonais sollicitent
C. B. pour téléphoner gratuitement. Grâce
à l'abonnement millénium, la chambre de C. B. est devenue un lieu
de rassemblement où les étudiants peuvent échanger, tisser
des liens d'amitié, élargir leurs bassins d'amitié,
partager leur joie et aussi parfois leurs états d'âme.
En 1999, Bouygues Télécom87, un
opérateur privé de téléphonie mobile, avait
auparavant mis en place un forfait millénium qui permettait d'appeler
gratuitement sur
86 SFR est l'opérateur de
téléphonie mobile du groupe français SFR Cegetel. Au
début de l'année 2000, SFR lance le forfait illimité soir
et week-end. Cette formule permet d'effectuer, pour 59 euros, des appels
illimités et gratuits tous les jours de la semaine entre 20 heures et 08
heures ainsi que les week-ends et les jours fériés en France, sur
tous les téléphones fixes et sur tous les
téléphones mobiles de son réseau.
87 Bouygues Télécom est un
opérateur de téléphonie mobile en France. C'est en 1999
que Bouygues Télécom lance son forfait millénium. Il
s'agit de prendre un forfait de base de 04 heures pour 56 euros ou 06 heures
pour 71 euros ou encore 08 heures pour 86 euros, forfait valable 07 jours sur
07 et 24 heures sur 24. Ce forfait offre en outre au client la
possibilité d'appeler gratuitement tous les numéros des
téléphones mobiles des autres clients Bouygues ainsi que tous les
numéros fixes sur l'ensemble du territoire français les week-ends
du vendredi à minuit au dimanche à minuit de façon
illimitée. Les appels sont également gratuits et illimités
les jours fériés en France.
123
un autre téléphone portable équipé
d'un numéro de son réseau ainsi que sur les
téléphones fixes. Certains étudiants avaient alors
souscrit à ce forfait pour pouvoir parler de façon
illimitée et sans se soucier du coût avec leurs autres camarades
installés dans les autres villes de la France. Le
téléphone mobile a par conséquent largement
contribué à sortir certains migrants sénégalais de
leur isolement et à élargir leurs cercles de connaissances. Le
téléphone cellulaire permet d'entretenir de manière
continue et fréquente des contacts sociaux, économiques et
culturels entre migrants.
A la question : depuis quand avez-vous commencé
à utiliser le téléphone portable ?, les
données collectées à travers les réponses montrent
que c'est au début de l'année 2000 que l'on assiste
véritablement à l'insertion du téléphone portable
dans les milieux de la migration sénégalaise en France, avec 21%
d'utilisateurs. Même si 12% et 13% de nos répondants disent avoir
adopté cette innovation technologique respectivement en 1998 et 1999.
Parmi nos répondants qui ont commencé à utiliser le
téléphone mobile en 1994, on peut relever le cas de L. T. qui vit
en France depuis 1984. Agé de 48 ans, L. T. habite dans le
17ème arrondissement de la région
parisienne avec sa femme et ses trois enfants. Son travail de chef d'entreprise
l'amène à utiliser très souvent son
téléphone portable. Les dépenses consacrées
à ses appels téléphoniques privés et professionnels
s'élèvent à environ 900 euros par mois. En fait, L. T.
admet dépenser 700 euros pour les appels avec son
téléphone portable et il nous apprend consacrer 200 euros
à l'achat de cartes téléphoniques destinées
essentiellement à appeler ses parents au Sénégal.
Soulignons qu'à l'exception de L. T., seule S. G., une jeune femme
âgée de 30 ans affirme consacrer un montant aussi
considérable à ses appels téléphoniques. S. G.
habite à Paris et occupe un emploi de salarié dans le secteur
public. Pour elle, son téléphone portable lui sert surtout
à satisfaire ses besoins de communication avec ses nombreux amis et
connaissances établis au Sénégal.
124
Graphique 3. Début d'utilisation du
téléphone mobile
|