II.2.2. Edification d'une constitution civile
Pour l'ermite de Königsberg, « le
problème de l'édification d'une constitution civile parfaite est
liée au problème de l'établissement d'une relation
extérieure légale entre les Etats, et ne peut être
résolu sans ce dernier ».30 Partant, il convient
avant d'étudier la relation extérieure légale entre les
Etats de poser les conditions d'édification de cette constitution
civile. Autrement dit, il s'agit de poser les principes qui président
à la constitution civile. Car un peuple ne doit se constituer en Etat
que d'après les idées du droit de liberté et
d'égalité ; et ce principe ne se fonde pas sur la prudence, mais
sur le devoir.
L'état civil considéré uniquement comme
état juridique est donc fondé sur les principes a priori
suivants31 :
i) La liberté de chaque membre de la société
en tant qu'homme. Voici la formule de ce principe de liberté :
29 E. Kant, Métaphysique des moeurs. I.
Doctrine du Droit, p.618.
30 Ibidem, p.196
31 E. Kant, Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point., pp
270-271.
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Personne ne peut me contraindre à être heureux
à sa manière (comme il se représente le bien-être
d'un autre homme), mais chacun a le droit de chercher son bonheur suivant le
chemin qui lui paraît personnellement être le bon, si seulement il
ne nuit pas à la liberté d'un autre à poursuivre une fin
semblable, alors que cette liberté peut coexister avec la liberté
de tous d'après une loi générale possible
(c'est-à-dire s'il ne nuit pas à ce droit
d'autrui.32
La liberté légale consiste donc à
n'obéir qu'à des lois auxquelles j'ai pu donner mon
assentiment.
ii) L'égalité de l'homme avec tout autre en tant
que sujet.
La formule du principe de l'égalité s'énonce
comme suit :
Chaque membre de la communauté a vis-à-vis de
chaque autre membre, des droits de contrainte dont seul le chef est exempt
(pour cette raison qu'il n'est pas un membre de cette communauté mais
celui qui l'a créée ou celui qui la maintient) ; lui seul a le
pouvoir de contraindre sans être lui-même soumis à une loi
de contrainte.33
Il est loisible de noter que, pour Kant, cette
égalité générale des hommes dans un Etat, en tant
que sujets de celui-ci, coexiste parfaitement avec la plus grande
inégalité dans l'importance et le degré de ce qu'ils
possèdent, qu'il s'agisse d'une supériorité corporelle ou
intellectuelle sur les autres ou de biens matériels en dehors d'eux et
de droit en général (...) que certains ont éventuellement
sur d'autres.
Aussi Kant renchérit-il cette affirmation en stipulant
que « selon le droit, ils sont pourtant tous égaux en tant que
sujets, parce que personne ne peut contraindre un autre autrement que par la
loi publique( et par celui qui la fait exécuter, le chef de
l'Etat)... »34
De cette idée de l'égalité des hommes
dans la communauté en tant que sujets, découle aussi cette
formule :
Tout membre de cette communauté doit pouvoir atteindre
tout niveau de situation auquel son talent, son activité et sa change
peuvent le conduire ; et il ne faut pas que ses co-sujets, grâce à
une prérogative héréditaire, lui barrent la
32 Ibidem
33 Ibidem, p.272.
34 Ibidem, p.273
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route pour le maintenir éternellement, lui et ses
descendants, en dessous de cette situation35
Développant ce principe d'égalité, Kant
enseigne que
Aucun homme vivant dans l'état juridique d'une
communauté ne peut non plus déchoir de cette
égalité autrement que par son propre crime mais jamais par un
contrat ou par une violence de guerre (occupatio bellica) ; car il ne peut pas
cesser, par un acte juridique (ni par le sien, ni par celui d'un autre)
d'être propriétaire de sa propre personne, et entre dans la classe
des animaux domestiques que l'on utilise à tout ce que l'on veut et
qu'on conserve en outre dans cet état sans leur consentement aussi
longtemps qu'on le veut, même s'il existe cette restriction(...) qu'il ne
faut pas les mutiler ou les tuer36.
L'égalité légale dans un Etat est donc le
rapport des citoyens entre eux, suivant lequel l'un ne saurait obliger l'autre
juridiquement, sans que celui-ci ne se soumette aussi à la loi de
pouvoir être obligé à son tour de la même
manière.
iii) L'indépendance (sibisufficientia) de tout
membre d'une communauté en tant que
citoyen, c'est-à-dire en tant que co-législateur.
Ce principe s'énonce de la manière suivante :
Une loi publique, qui détermine pour tous ce qui doit
leur être juridiquement permis ou défendu, est l'acte d'une
volonté publique dont toute loi est issue et qui donc ne doit
elle-même pouvoir commettre d'injustice envers personne. Mais pour cela
il n'y a pas d'autre volonté possible que celle du peuple tout entier
(...).37
Signalons que ces trois principes rendent possibles
l'institution d'un Etat conformément aux purs principes de la raison du
droit humain externe en général.
A côté de ces trois principes, Kant ajoute le
principe de publicité et le principe transcendant du droit public.
Le principe de la publicité préside à la
constitution d'un Etat de droit. Car
35 Ibidem
36 Ibidem, pp. 274-275.
37 Ibidem, p.276.
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Sans la forme de la publicité, dit Kant, il n'est point
de justice, puisqu'on ne saurait la concevoir que comme pouvant être
rendue publique ; sans elle, il n' y aurait donc pas non plus de droit,
puisqu'il ne se fonde que sur la justice38.
Pour Kant donc,
Chaque prétention juridique doit pouvoir être
rendue publique ; et comme il est très aisé de juger dans chaque
cas si les principes de celui qui agit supporteraient la publicité,
cette possibilité même peut servir commodément de
critérium purement intellectuel pour reconnaître, par la raison
seule, l'injustice d'une prétention juridique39
A ce principe de publicité s'adjoint le principe de
transcendance, mieux la forme transcendante du droit public dont la formulation
est la suivante : « toutes les actions relatives au droit d'autrui,
dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes
»40. Il est bon de remarquer que ce principe se rapporte
également au droit des hommes.
D'après ce principe transcendant du droit public, un
peuple se demande, avant l'institution du contrat social, s'il oserait bien
publier le dessein qu'il aurait de se révolter dans une occasion
donnée. On voit bien que si, en fondant une constitution, le peuple se
réservait la condition de pouvoir un jour employer la force contre son
chef, il s'arrogerait un pouvoir légitime sur lui. Mais alors le chef
cesserait de l'être ; ou si on voulait faire de cette condition une
clause de la constitution, celle-ci deviendrait impossible et le peuple
manquerait son but. L'injustice de la rébellion se manifeste donc, en ce
que la publicité rendrait impraticable la maxime qui le permet. Il
faudrait par conséquent la tenir secrète.
Pour Kant, le chef doit jouir d'un pouvoir irrésistible
et inviolable, puisqu'il n'aurait pas le droit de commander à chacun
s'il n'avait pas le pouvoir de protéger chacun contre les autres. Or, se
sentant revêtu de ce pouvoir, il n'a pas non plus à craindre
d'agir contre ses propres vues en publiant sa maxime.
38 Ibidem, p.377.
39 Ibidem
40 Ibidem
41 Ibidem, p.382.
42 Ibidem ,p.374.
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Conséquence du principe de publicité : si le
peuple réussit dans sa révolte, le chef rentrant dans la classe
des sujets n'ose ni renouveler la rébellion pour remonter sur le
trône, ni être appelé à rendre compte de son
administration précédente.
Un autre principe transcendant et affirmatif du droit public a
pour formulation ce qui suit : « toutes les maximes qui pour avoir
leur effet ont besoin de publicité, s'accordent avec la morale et la
politique combinées. »41
Ce principe est transcendant puisque sa formule ne renferme
rien de naturel, rien qui se rapporte à la doctrine du bonheur, et qu'il
faille puiser dans l'expérience ; elle ne vise qu'à la forme
d'universalité qui donne force de loi aux maximes.
L'auteur des Fondements de la métaphysique des
moeurs illustre ces principes par l'exemple ci-dessous :
C'est par exemple un principe de la politique morale qu'un
peuple ne doit se constituer en Etat que d'après les idées du
droit de liberté et d'égalité ; et ce principe ne se fonde
pas sur la prudence, mais sur le devoir. Or, que les moralistes politiques s'y
opposent tant qu'ils voudront ; qu'ils s'épuisent à raisonner sur
l'inefficacité de ces principes contre les affections naturelles des
membres de la société ; qu'ils allèguent même, pour
appuyer leurs objections, l'exemple de constitutions anciennes et modernes,
toutes mal organisées(comme celui de démocrate sans
système représentatif) ; tous leurs arguments ne méritent
pas d'être écoutés ; surtout parce qu'ils occasionnent
peut-être eux-mêmes ce mal moral, dont ils supposent l'existence,
par cette théorie funeste, qui confond l'homme dans une même
classe avec les autres machines vivantes, et que, pour en faire le plus
malheureux de tous les êtres, n'a plus qu'à lui ôter la
conscience de sa liberté 42.
Partant de cette illustration, il convient de retenir,
à la suite de Kant, qu'il faut, dans toute communauté, une
obéissance au mécanisme de la constitution politique
d'après les lois de contrainte. Mais en même temps un esprit de
liberté est requis, étant donné que chacun exige, en ce
qui touche au devoir universel des hommes, d'être convaincu par la raison
que cette contrainte est conforme au droit, afin de ne pas se trouver en
contradiction avec soi-
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même. Car « l'obéissance sans esprit de
liberté est la cause de la naissance de toutes les
sociétés secrètes »43.
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