I.3. Sortie de l'état de nature : accès
aux lumières
En considérant l'état de nature comme un
état de déraison et de guerre, la préoccupation de la
sortie de l'état de nature se pose avec une acuité accrue. Car la
quête de la paix constitue l'élément moteur qui incite les
individus à vouloir bâtir un état de paix. Chose qui est
possible par le dépassement de l'état de nature, état
anarchique. Il y a donc une double
11
nécessité qui se tient. D'une part, il s'agit de
la nécessité de sortir de l'état de nature et d'autre part
émerge la nécessité de construire un état de paix
pour tous.
L'auteur du Projet de paix perpétuelle formule
cette double nécessité en ces termes :
Qu'il faut donc que l'état de paix soit établi;
car, pour être à l'abri de tout acte d'hostilité, il ne
suffit pas qu'il ne s'en commette point ; il faut qu'un voisin garantisse
à l'autre sa sûreté personnelle ; ce qui ne saurait avoir
lieu que dans un état de législation ; sans quoi l'un est en
droit de traiter l'autre en ennemi, après lui avoir inutilement
demandé cette garantie7.
Cette évocation kantienne élucide ostensiblement
la notion de l'état de législation, la notion de l'Etat de droit
- objet du deuxième chapitre de notre travail -. Il est certes capital
de souligner l'exigence de la sortie rapide de l'état d'anarchie pour
entrer dans cet état de paix, de droit dûment établi.
Aussi est-il de bon droit de rappeler que les Etats peuvent
aussi vivre dans l'état de nature et se comporter de la même
façon que les individus vivant à l'état de nature. C'est
ce que Kant note dans le Projet de paix perpétuelle en
disant
Qu'il en est des peuples, en tant qu'Etats, comme des
individus, s'ils vivent dans l'état de nature et sans lois, leur
voisinage seul est un acte de lésion. L'un peut, pour garantir sa
sûreté, exiger de l'autre qu'il établisse avec lui une
constitution qui garantisse à tous leurs droits. Ce serait là une
fédération de peuples, sans que ces peuples formassent
néanmoins un seul et même Etat, l'idée de l'Etat supposant
le rapport d'un souverain au peuple, d'un supérieur à son
inférieur8.
Il est certainement de bon droit de souligner que le processus
de sortie de l'état de nature reste identique tant pour les individus
que pour les Etats. Habermas a pris le soin de l'expliciter en décrivant
la situation en ces termes : « de même il a été
mis fin à l'état de nature entre les individus autonomes, de
même il s'agit de mettre fin à l'état de nature entre Etats
belliqueux »9.
7 E. Kant, op.cit., p.340.
8 Ibidem, p.345.
9 J. Habermas, La paix perpétuelle. Le
bicentenaire d'une idée kantienne. Traduction de l'Allemand par
Rainer Rochlitz, Paris, Les Editions du Cerf, 1996, p. 17.
12
Mettre fin à l'état de nature à
l'échelle individuelle et/ou étatique renvient à
s'efforcer d'entrer dans un processus de paix où les libertés des
individus sont garanties par la loi. Ceci constitue la conviction
habermassienne qu'il explicite lui-même de la manière suivante :
« en constituant un Etat déterminé par le moyen d'un
contrat social, la sortie de l'état de nature permet en effet aux
citoyens de ce pays de mener leur vie dans des conditions de liberté
garanties par la loi »10.
A bien considérer cette conviction de Habermas, il
ressort que l'idée du contrat social est ce qui est à la base de
la sortie de l'état de nature et du rétablissement de
l'état de paix. Car, pour Habermas, c'est « le droit
sanctionné par l'Etat qui met fin définitivement à
l'état de nature »11.
La sortie de l'état de nature se conçoit en
effet comme le passage de l'état de nature à l'état civil
où seul le droit garantit les libertés des individus.
D'après Kant,
Le passage de l'état de nature à l'état
civil, cette possession putative, quoique illégale, peut
néanmoins être maintenue comme honnête, en vertu d'une
permission du droit naturel. Mais il ne faut pas que son
illégalité soit reconnue, car du moment où, dans
l'état de nature, une possession putative, et dans l'état civil,
une acquisition pareille, sont reconnues comme injustes, elles ne sauraient
plus avoir lieu, parce qu'elles deviennent alors une lésion des droits
12.
Aussi pouvons-nous considérer la sortie de
l'état de nature comme coïncidant à l'accès aux
lumières. Et Kant conçoit les lumières comme la sortie de
l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par
sa propre faute. La minorité est, pour lui, l'incapacité de se
servir de son entendement sans être dirigé par un autre.
D'où la devise des lumières : Sapere Aude ! Aie le courage de te
servir de ton entendement !
10 Ibidem
11 Ibidem, p.16.
12 Kant, op.cit., p.339, notes.
13
Cette devise des lumières est à situer dans la
prise en considération par l'homme de son état de nature et dans
la recherche des voies et moyens pour en sortir. L'usage de l'entendement
devient dans la perspective de Kant le moyen privilégié ainsi que
le passage obligé dans le processus de la sortie de l'état de
nature, mieux, dans le passage de l'état de déraison à
l'état de raison.
En outre convient-il de souligner que, pour Kant,
Il est difficile pour l'individu de s'arracher tout seul
à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel.
Il s'y est même attaché, et il est pour le moment
réellement incapable de se servir de son propre entendement parce qu'on
ne l'a jamais laissé s'y essayer.13
Or, pour répandre les lumières, Kant professe
« qu'il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à
vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter
ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous
les domaines. »14
L'usage public de notre raison doit toujours être libre,
et lui seul peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais
son usage privé peut souvent être étroitement
limité, sans pour autant empêcher sensiblement le progrès
des lumières. Cette affirmation rejoint la description que Charles
Larmore donne de l'homme, à savoir : « L'homme est visiblement
fait pour penser. C'est toute sa dignité, et tout son mérite est
de penser comme il faut. »15
Retenant en contrepartie que l'idée maîtresse de
la sortie de l'état de nature se résume de façon
précise dans le souci de la constitution civile, ce que nous avons
nommé, à la suite de Kant, état de législation,
mieux , Etat de droit, mieux encore Etats de droit.
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