II.3.2. Le rapport entre Etats
L'existence de plusieurs Etats se place à l'actif de
l'étude du rapport entre les Etats.
Autrement dit, la nature du rapport que les Etats
entretiennent entre eux nécessite à être
éclairée dans la quête de la paix perpétuelle.
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Il y a certes la guerre qui prévaut entre les Etats,
considérés comme vivants encore dans l'état de nature. Or,
la guerre, selon le mot d'un Grec, est un mal, en ce qu'elle fait plus de
méchant qu'elle n'en emporte. »48
Aussi Kant note-t-il que « quant à la guerre
même, elle n'a besoin d'aucun motif particulier ; elle semble
entrée dans la nature humaine, passant même pour un acte de
noblesse, auquel doit porter l'amour seul de la gloire, sans aucun ressort
d'intérêt. »49
Ceci pousse à souligner en outre le fait que la guerre
entre les Etats ne peut en aucune manière être une guerre
punitive, car, poursuit Kant,
Une guerre punitive contre des ennemis injustes demeure une
idée inconséquente, tant que nous ne prenons en compte que des
Etats dont la souveraineté est illimitée. En effet, ceux-ci ne
pourraient, sans diminuer leur souveraineté, reconnaître une
instance judiciaire qui trancherait impartialement des infractions aux
règles dans les relations entre les Etats. Seules la victoire et la
défaite décident de quel côté est le bon droit
50.
Préconisant la suppression de la guerre dans le rapport
inter-étatique, le deuxième article définitif pour la paix
perpétuelle déclare qu' « il faut que le droit public
soit fondé sur une fédération d'états libres
». Car, remarque Kant,
Tant que ce dernier pas(à savoir l'association des
Etats) n'est pas franchi(...), tant que des Etats consacreront toutes leurs
forces à leurs visées expansionnistes vaines et violentes, tant
qu'ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation interne du
mode de pensée de leurs citoyens, (...) on ne peut s'attendre à
aucun résultat de ce genre (à savoir qu'il n'y aura pas de paix
perpétuelle) . Pour y arriver, il faut un long travail intérieur
de chaque communauté en vue de former ses citoyens51.
Face à cette difficile paix perpétuelle qu'il
s'agit d'établir entre les Etats, il convient d'opter pour le
modèle de la Charte des Nations unies. Cette dernière interdit
les guerres d'agression et, en cas de menace ou de rupture de paix, ou encore
en cas d'agression, autorise le conseil de Sécurité à
prendre les mesures appropriées, qui peuvent être des actions
militaires. Autrement dit,
48 Ibidem, p. 358.
49 Ibidem, p.358.
50 J. Habermas, La paix perpétuelle,
p. 13.
51 E. Kant, H.U., p.199.
28
Le rapport externe des relations internationales entre Etats
qui constituent de simples environnements les uns pour les autres, relations
qui sont régulées par des contrats, est alors modifié par
un rapport cette fois fondé sur un règlement ou sur une
constitution. 52
En outre, Kant souligne que
Si l'on concentre son attention uniquement sur la constitution
civile et ses lois d'une part, et d'autre part sur les relations
internationales, (...) on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne
sera pas seulement utile à l'explication du jeu confus des affaires
humaines, ou à la prophétie politique des transformations
futures, (...) mais qui ouvrira (...) une perspective consolante sur l'avenir,
où l'espèce humaine est représentée dans une
ère très lointaine comme travaillant cependant à
s'élever enfin à un état où tous les germes que la
nature a placés en elle pourront être complètement
accomplie53.
Nonobstant ces germes que la nature place dans l'espèce
humaine pour son complet épanouissement, Kant affirme que « la
nature a placé à côté de chaque peuple, un autre
peuple voisin, qui le presse et l'oblige à e constituer en Etat, pour
formes une puissance capable de s'opposer à ses entreprises.
»54
Cette citation nous aide à mieux comprendre
l'indépendance des Etats que l'auteur du Projet de paix
perpétuelle ne cesse de fustiger.
Abordant le problème du droit après la guerre, Kant
stipule que
Le droit qui fait suite à la guerre,
c'est-à-dire au moment du traité de paix, et compte tenu des
séquelles de la guerre, consiste pour le vainqueur à poser les
conditions auxquelles il peut s'entendre avec le vaincu et négocier des
traités en vue de parvenir à la conclusion de paix, et ce non pas
au non d'un quelconque droit dont il se réclamerait et qui lui
reviendrait en raison de la prétendue lésion qui lui aurait faite
son adversaire, mais en s'autorisant de sa force tout en laissant cette
question en suspens.55
Aussi Kant constate-t-il que
Il ne conviendrait pas mal à un peuple, de
célébrer, après une guerre, à la suite des actions
de grâce pour la paix, un jeûne solennel, pour demander pardon
à Dieu du crime que l'Etat vient de commettre et que le genre humain se
permet encore toujours, de refuser de vivre avec les autres peuples dans un
ordre légal, auquel, jaloux d'une orgueilleuse indépendance, il
préfère le moyen
52 J. Habermas, op.cit., pp. 52-53.
53 E. Kant, H.U., p. 204.
54 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.359.
55 E. Kant, M.M, Doctrine du droit, p.621.
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barbare de la guerre, sans qu'elle lui procure ce qu'il veut,
la jouissance assurée de ses droits. Les actions de grâces qui se
rendent durant la guerre, les hymnes qu'on chante, en vrais juifs, au Seigneur
des armées, ne contrastent pas moins avec l'idée morale du
père des hommes ; elles annoncent une coupable indifférence pour
les principes que les peuples devraient suivre dans la défense de leurs
droits et expriment une joie infernale d'avoir tué bien des hommes, ou
anéanti leur bonheur 56.
Avant de clore ce point, analysons les maximes57
des sophistes que suivent tacitement les moralistes politiques et à quoi
se réduit à peu près tout leur savoir-faire. Ces maximes
sont les suivants :
i) Fac et excusa. Saisis l'occasion favorable de t'emparer
d'un droit sur ton propre Etat, ou sur un Etat voisin. Il vaut mieux
commettre l'acte de violence et l'excuser ensuite que de
réfléchir péniblement à des raisons convaincantes
et de perdre du temps à écouter les objections.
ii) Si fecisti, nega. Nie tout ce que tu as commis. Si tu par
exemple porté ton peuple au désespoir et ainsi à la
révolte, n'avoue pas que ce soit ta faute. Mets tout sur le compte de
l'obstination des sujets. A-tu pris possession d'un Etat voisin, soutiens qu'il
faut s'en prendre à la nature de l'homme, qui, d'il n'est pas
prévenu, s'emparera certainement du bien d'autrui.
Personne, il est vrai, n'est plus le dupe de ces maximes,
trop universellement connues pour en imposer encore.
iii) Divide et impera. Divise-les entre eux, tâche de
les brouiller avec le peuple. Favorise le dernier et promets lui plus de
liberté ; ta volonté aura bientôt force de la loi
absolue.
Ces maximes sont des justificatifs du comportement belliqueux
que l'on observe dans le chef de ceux qui sont toujours prêts à
saisir une occasion pour faire la guerre. Cependant, nous constatons à
la suite de Kant que
56 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.350.
57 Ibidem, p. 370.
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Tous ces détours où s'engage une politique
immorale pour conduire les hommes de l'état de guerre, qui est celui de
la nature, à une situation pacifique, prouvent du moins : que, ni dans
leurs relations personnelles, ni dans leurs rapports publics, les hommes se
sauraient e refuser à l'idée du droit ; qu'ils ne hasardent pas
de fonder la politique sur de simples artifices de prudence, ni par
conséquent de se soustraire à l'idée d'un droit universel
; qu'ils lui témoignent au contraire tous les égard possibles,
surtout dans le droit public, lors même qu'ils imaginent des
prétextes et de palliatifs à l'infini, pour y échapper
dans la pratique, et qu'au fond ils attribuent par une grossière erreur
l'origine et le maintien du droit à la force aidée par la ruse
58.
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