2.1.Insalubrité volontaire : incivisme ou
protestation politique
Nous avons également porté notre attention sur
les menus comportements des individus avec les ordures dans les espaces
publics. Il est question pour nous de savoir ce que les individus font des
éléments résiduels de leur consommation alimentaire
(mégot de cigarette, bout de pain, noix des fruits etc.) et leurs
emballages (plastiques en particuliers ce qu'on appelle Léda
qui sont les emballages plastiques noirs fabriqués au Nigeria,
papier, tissus etc.) lorsqu'ils n'en ont plus besoin alors qu'ils se trouvent
:
- dans leurs espaces privés ;
- dans les espaces publics.
36 Cf Ecole de Chicago
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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Deux types de comportement sont observables.
D'abord un petit nombre de personnes interrogées
avouent rechercher systématiquement une poubelle ou un endroit
susceptibles d'accueillir leurs déchets pour les abandonner lorsqu'elles
se trouvent dans les espaces publics. En fait, compte tenu de l'inexistence des
poubelles publiques le long des trottoirs comme on peut en observer dans les
axes routiers du centre ville de Yaoundé et, compte tenu de la
rareté des bacs à ordures, ce sont les décharges
anarchiques communément appelées « poubelles » qui sont
qualifiées « d'endroits susceptibles d'accueillir mon ordure.»
Il se trouve par ailleurs que cette catégorie de personnes utilise au
quotidien une poubelle pour gérer ses ordures sans compter que les
espaces aménagés et propres inspirent un minimum de respect. Il
faut considérer que les individus sont plus enclins à abandonner
les ordures dans des espaces antérieurement sales que dans ceux qui ne
le sont pas ou le sont moins. Un espace assaini inspirerait de ce point de vue
du respect quant à sa gestion. C'est peut-être un souci de l'ordre
qui explique ce genre de comportement.
Ainsi donc, on peut présumer qu'en plus de la prise en
considération des conséquences des représentations des
espaces urbains et des ordures ménagères
précédemment vues, le dallage systématique et le nettoyage
régulier des espaces publics urbains se présenterait comme une
voie possible de solution de ce qu'on appelle volontiers la question des
ordures ménagères dans les espaces publics à
N'Djaména.
Ensuite, un petit nombre de personnes interrogées
rendent compte d'un comportement qui consiste au contraire à «
laisser traîner » ou à « abandonner quelque part »
les ordures qui se trouvent dans leurs mains lorsqu'ils se trouvent dans les
espaces publics. Ils gèrent par contre ces ordures dans des territoires
prévus pour cela lorsqu'elles sont dans leurs espaces privés.
Tout se passe comme si l'espace public se définissait vis-à-vis
des ordures ménagères comme une poubelle, une décharge ou
un bac à ordure au format géant, à la dimension de la
ville. Mais ce qui ne se donne pas à voir à l'observateur
imprudent, c'est la signification profondément politique de cette
insalubrité volontaire des espaces publics qu'un certain journalisme -
et pas seulement ce dernier mais également les autorités
communales - qualifient « d'actes d'incivisme » et de «
mentalités villageoises » des n'djaménois. Même si
l'incivisme peut-être convoqué ici pour justifier
l'insalubrité des espaces urbains, le discours que nous
développons jusque-là invite au relativisme des jugements. Il
peut néanmoins être l'un des facteurs défavorisant la
gestion des ordures ménagères. On comprend que notre
démarche privilégie l'explication multi variée des
facteurs.
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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Le soupçon que nous portons sur la signification
politique de la salubrité volontaire des espaces publics est
éveillé par le discours tenu d'une part par les populations sur
les responsabilités imputables aux autorités communales en charge
de l'enlèvement des ordures ménagères dans les espaces
publics, et d'autre part le discours en tout point opposé à celui
des populations et, tenu par les autorités communales sur les
responsabilités des populations en tant que contribuables et dans un
contexte de décentralisation actuellement à l'oeuvre. De quoi
s'agit-il ?
D'une part l'enquête révèle la
récurrence d'un discours qui consiste pour l'essentiel à dire, du
côté de la population urbaine que la mairie qui
prélève les taxes sur l'habitat et qui, de plus obtient des
subventions du gouvernement central de l'Etat a le devoir d'enlever les ordures
ménagères, entre autres activités d'aménagement
urbain et plus généralement de la gestion urbaine, sans
discrimination de quelque nature que ce soit. Certains propos illustrent les
comportements : « Nous payons pour que la mairie nettoie nos rues, alors,
si elle ne le fait pas ce n'est pas nous qui allons ajuster nos comportements
à elle ! ». En réalité le service officiel dessert
uniquement sinon presque exclusivement les quartiers résidentiels qui
coïncident partiellement avec les quartiers du nord. Dans les quartiers du
sud, géographiquement, les avis sont unanimes : « la mairie n'est
jamais venue enlever les ordures dans ce quartier ».
Il va de soi que cette désertion du service public par
le service officiel frustre lesdites populations à qui on exige une taxe
sur l'habitat. Mais où voyons-nous l'insalubrité volontaire des
espaces publics comme l'expression d'une protestation contre une
discrimination? La protestation contre cette discrimination se manifeste par le
fait de jeter les ordures et résidus alimentaires de toute nature dans
les espaces publics et de se justifier en disant : « nous avons
payé la taxe sur l'habitat à la mairie ... mais la mairie ne fait
pas son travail alors qu'elle est prête à venir nous
réclamer de l'argent. » On note également des propos plus
précis comme les suivants : « où voulez-vous que nous
déposions nos ordures ? C'est bien pour assurer ce genre de service
qu'il y a la mairie ! » c'est le décryptage des actes, attitudes et
surtout du discours qui permet de penser que l'on salit les espaces urbains
pour exiger un service que les contribuables payent à travers la taxe,
ce qu'on appelle en France la taxe de nettoyage. La protestation apparaît
très clairement lorsque les populations des quartiers sud disent que
« nous payons la taxe [ou on nous exige la taxe] alors que la mairie
enlève les ordures uniquement chez « eux ». » On voit
transparaître également l'opposition Nous/Eux
observée
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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par Hantigton dans ses analyses à propos du conflit des
civilisations. Mais le « Nous » et le « Eux
» ici représentent davantage respectivement le « Bas
» et le « Haut » au sens de Bayart (F.) Si
l'opposition que nous relevons ici autour du service officiel de la G.O.M n'est
pas aussi systématique qu'on peut le croire, elle met tout au moins en
lumière d'un côté les mécontents et parents pauvres
de la G.O.M (« les Nous ») et de l'autre les enfants
chéris, les bénéficiaires du service officiel, ceux que
les « Nous » désignent « Eux ».
Evidemment les autorités communales reconnaissent une
monopolisation sinon une confiscation du service officiel aussi bien par des
ministres, des militaires que par des personnalités influentes du
régime au pouvoir et qu'une autorité de la commune a
discrètement nommé « gouvernement ». En effet, du fait
des inondations et des dégradations des voies publiques
occasionnées à N'Djaména par les pluies, les
autorités politiques ci-dessus cités «
réquisitionnent » le matériel du garage municipal en
l'occurrence ceux que le service d'hygiène et de santé publique
utilise pour l'enlèvement des ordures dans les quartiers
résidentiels, pour des travaux d'aménagement de leurs espaces
privés et de leur neighborwood. Nos enquêtes à la
voirie entre juillet et août qui sont deux mois de saisons de pluie nous
ont donné l'occasion d'observer cet usage du service public. On assiste
ainsi à une privatisation illégale du service public
facilitée par la position politique des acteurs.
D'autre part, la voirie qui reconnaît bien la
déserte effective et exclusive de l'enlèvement des ordures par le
service officiel des quartiers résidentiels présente un discours
justificateur de son action par deux arguments : premièrement, de l'avis
des autorités communales, ces quartiers sont la vitrine de la ville. Et
à ce titre, ils méritent une toilette régulière
pour refléter l'image de la ville aux yeux des expatriés qui y
habitent37 sans compter que c'est dans ces quartiers que sont
réunies les infrastructures administratives publiques et privées.
L'assainissement de ces espaces devrait en outre contribuer à la
création de bonnes conditions de travail. Mais le résultat de
cette action de salubrité montre qu'il s'agit d'un assainissement au
rabais, vue d'ailleurs les moyens utilisés. Ce sont des moyens qui sont
non seulement insuffisants mais qui servent inconditionnellement les
élites politiques à des fins privées. Ici encore se pose
la question du bien commun ou plus précisément celle de son
aliénation à la volonté des individus.
Du reste, le privilège accordé aux espaces
publics localisés dans les quartiers résidentiels est loin de lui
conférer le qualificatif de vitrine de la ville. Ces quartiers ne sont
en
37 La ville de N'Djaména ne se résume
pas aux quartiers résidentiels. Et les expatriés qui y vivent ne
sont pas dupes non plus. D'ailleurs construit-on une ville pour soi ou pour les
beaux yeux des expatriés ? Les facteurs structurant les
représentations des espaces urbains et rapports aux ordures
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réalité pas aussi salubres qu'on l'espère
et pis, ils sont un point microscopique dans le magma d'insalubrité des
quartiers populaires du sud de N'Djaména. De plus on a perdu de vue
l'impossibilité d'établir des frontières infranchissables
aux ordures et à leurs conséquences sur la santé
publique.
Deuxièmement, les autorités communales
soutiennent que seuls les habitants des quartiers résidentiels payent
régulièrement la taxe sur l'habitat. Ce qui justifie la desserte
dont bénéficie leurs quartiers. « Nous ne pouvons pas
enlever les ordures des quartiers du sud dont la population refuse de payer la
taxe qui nous permet d'être à mesure de fournir ce service. »
On voit se dessiner un cercle vicieux entre voirie et populations des
quartiers du sud. Les uns refusent de payer la taxe sur l'habitat en
prétextant que la mairie ne leur fournit pas le service pour lequel la
taxe est imposée ; les autres refusent de fournir ledit service parce
que les populations refusent de payer la taxe. On retrouve ici la question de
l'antériorité de l'oeuf et de la poule. Dans le cas de la gestion
des ordures qui nous occupe ici, il s'agit d'un faux problème ou
simplement un déplacement du problème par les uns et les autres
car il suffit que les uns et les autres se conforment à la
réglementation sur la gestion des ordures ménagères dans
les espaces urbains. Or ce n'est pas le cas. Et c'est là tout le
problème. Il existe une tranche de la population, notamment celle qui
est proche du pouvoir qui jouit d'une immunité vis-à-vis des
actes de vandalisme sur les espaces publics (rejet des ordures dans les rues,
occupation anarchique des espaces urbains...), les agents de l'ordre des
arrondissements n'appliquent pas la lois si toutefois il leur arrive de
surveiller la gestion que les populations font des espaces publics.
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