2.2. Gestion des espaces, gestion des ordures
ménagères : au croisement des contraintes
géologiques.
A partir des ordures ménagères, on peut tenter
d'apprécier le niveau de vie des ménages par le truchement de
leur consommation alimentaire en fouillant dans leurs poubelles dès lors
qu'on s'accorde pour considérer le contenu des poubelles tant par sa
qualité que par sa quantité comme un indicateur de niveau de vie
des ménages ; ou encore, étudier des phénomènes
sociaux comme la souillure ou les dualités
propreté/saleté, pureté/impureté telle que le fait
si brillamment Mary Douglas dans De la souillure (1986), la
stratification sociale, le tabou, etc. Ce sont là, autant de choses
autour desquelles les individus établissent des rapports de
proximité, de mise à l'écart avec les ordures
ménagères.
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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Il est probable qu'on nous reproche en revanche de
préférer l'étude des représentations
socio-culturelles des espaces urbains à ces aspects sociologiques des
ordures. Il est bien vrai que les espaces urbains sont incontestablement du
ressort de la géographie urbaine, de l'urbanisme voire de
l'éthologie mais grâce à l'Ecole de Chicago, ils sont
aujourd'hui un domaine très fécond en sociologie urbaine. L'une
des premières problématiques de cette Ecole avait d'ailleurs
porté sur les interactions mutuelles qu'il y a entre « les deux
principaux éléments de l'écosystème urbain »
que ses théoriciens distinguent à savoir « la structure
matérielle de la ville d'une part (bâtiments, rues, automobiles,
métro, téléphone, ascenseurs, etc.) [qui n'est rien
d'autre que ce que nous appelons dans notre terminologie espaces urbains] et
l'organisation morale d'autre part (les règles de comportement) »
(B.Valade et al., 1996 : 454). Evidemment l'hypothèse sous-jacente
à cette problématique énonce que l'afflux de nouveau
habitants à Chicago conduit à une expansion de la structure
matérielle de la ville, laquelle entraîne des processus de
décomposition (délinquance par exemple) et de recomposition (par
le développement des moyens de communication urbains, l'émergence
des zones résidentielles dans lesquelles la population se stabilise ou
enfin, the last but not the least, le mode d'occupation de l'espace
urbain. (B.Valade et al., 1996 : 454)
Et si nous avons choisi d'étudier les
représentations des espaces urbains (publics et privés), c'est
d'abord compte tenu d'une sorte de discrimination dont sont l'objet les espaces
publics urbains et qui a pour conséquence majeure le
développement de son insalubrité au profit de la salubrité
plus ou moins relative de l'espace privé. Tel est le tout premier pont
que nous établissions entre représentations des espaces urbains
et gestion des ordures ménagères. Mais nous avons
réalisé, lors de notre descente sur le terrain dans la ville de
N'Djaména que les représentations des ordures
ménagères sont tout aussi importantes que celles des espaces
urbains dans la compréhension de la gestion des ordures
ménagères et de l'insalubrité attestée de la ville
de N'Djaména. Les représentations des espaces urbains ne
suffisent pas en effet à rendre compte de la manière dont les
ordures sont gérées dans les espaces urbains publics comme
privés. D'où la formulation de notre première
hypothèse où nous coordonnons désormais
représentations des ordures ménagères et
représentations des espaces urbains pour rendre compte de la G.O.M. Et,
comme nous avons tenté de le montrer, dans les chapitres
précédents comment les représentations des espaces urbains
instruisent à la fois leurs usages et leur investissement par les
ordures, il reste à montrer comment les représentations des
ordures ménagères déterminent leur propre gestion dans ces
espaces.
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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2.2.1. L'ambivalence du NIMBY
Ces représentations sont perceptibles à travers
les définitions des ordures ménagères et leurs fonctions.
Les ordures sont des saletés, des impuretés et souillures que les
hommes choisissent généralement de mettre hors de porté de
mains. Mais à N'Djaména, les ordures ménagères ne
sortent pas toujours des demeures des individus compte tenu de la fonction
qu'elles y remplissent. Les ordures en effet servent de remblais dans un
environnement où la pédologie favorise les inondations. On
achète des ordures lorsque l'habitation est située dans une zone
de forte dépression lorsqu'on n'en produit pas assez pour cela. Il y a
finalement dans la G.O.M à N'Djaména deux cas de figures qui
traduisent un va-et-vient entre les ordures et les espaces publics et
privés :
1. les ordures telles que nous l'avons montré
précédemment partent du « chez » vers les espaces
publics ;
2. les ordures ménagères partent ensuite des
espaces publics vers le « chez ». Celles produites par les
ménages dans ce cas de figure ne sortent pas de « chez » eux.
Il existe même des ménages qui autorisent les voisins à
jeter leurs ordures soit dans un coin de leur maison, soit devant leur
concession. Ce deuxième cas de figure est exactement l'inverse du
mouvement précédemment décrit. Cette situation est
à l'origine d'un développement du marché des ordures
ménagères. Et la mairie est l'un des grands fournisseurs
de cette marchandise.
Il transparaît ici une mise en oeuvre de logiques
d'acteurs qui consiste dans leur préférence des ordures comme
remblais donc ayant une place dans le « chez » lieu où, en
principes elles ne sont pas désirées. Ceci permet de dire une
fois de plus que le rejet n'est pas une caractéristique fondamentale de
la définition des ordures. Les ordures ne sont pas nécessairement
ce dont l'individu se débarrasse. La preuve, à N'Djaména
c'est bien ce que les individus définissent comme ordures qu'ils
conservent « chez » ou achètent et rependent dans leurs cours.
Une forme originale de la revalorisation des ordures ménagères,
qui trahit en fait la mise en oeuvre d'une logique d'acteurs, donne sens
à un comportement qui est des moins banals. Il faut tirer profit des
biens de consommation à tous les niveaux, de leur consommation
(notamment alimentaire) jusqu'à la valorisation de leurs
éléments résiduels non directement consommables.
Tout ceci ne doit pas être minimisé dans cette
recherche des facteurs explicatifs de l'insalubrité ou comme le dira
Anne-Sidonie Zoa « le développement des cités-poubelles
» car
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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non seulement en occultant cet aspect on ne réussira
jamais à fournir une explication satisfaisante aux comportements
développés par les individus envers les ordures
ménagères dans un environnement dont la pédologie est si
défavorable comme N'Djaména mais surtout il apparaît que
tout projet d'assainissement qui ne le prend pas en compte sera voué
à l'échec. En termes clairs, les individus refusent d'envoyer
leurs ordures dans les bacs à ordures parce qu'elles leurs servent
à résoudre un problème d'inondation du sol. Il faut
craindre que les bacs à ordures construits actuellement par la mairie et
qui attendent d'être opérationnels (voir tableau et ci-dessous
ainsi que la planche de photos à l'annexe 3) ne servent pas aux
populations à stocker leurs ordures. Il faut nécessairement tenir
compte de cette contrainte spatiale dans la gestion des ordures à
N'Djaména.
Tableau : n°11 Répartition des bacs à
ordures par arrondissement : première phase
Arrondissements
|
Nombre de bacs à ordures
|
Premier arrondissement
|
7
|
Deuxième arrondissement
|
12
|
Troisième arrondissement
|
9
|
Quatrième arrondissement
|
10
|
Cinquième arrondissement
|
7
|
Sixième arrondissement
|
11
|
Septième arrondissement
|
2
|
Huitièmement arrondissement
|
2
|
Total
|
60
|
Source : Nos enquêtes juillet 2004
Tableau n°12 : Répartition des bacs à
ordures par arrondissement : deuxième
phase
Localisation
|
Nombre de bacs à Ordures
|
Marché Choléra
|
2
|
Marché de Farcha
|
2
|
Marché central
|
2
|
Marché de Dembé
|
2
|
Marché à Mil
|
2
|
Marché du champ des fils
|
2
|
Marché de Diguel
|
2
|
Gare routière
|
1
|
Marché Dombolo
|
1
|
Marché Diguel Est
|
2
|
Présidence
|
1
|
Commissariat central
|
1
|
Brigade
|
1
|
Hôpital
|
2
|
Total
|
23
|
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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91
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Source : nos enquêtes (juillet 2004)
Aussi paradoxale que cela puisse paraître, la notion de
NIMBY entendu Not In My Back Yard ne se vérifie pas toujours
dans la gestion des ordures ménagères. Des pratiques contraires
à celles qui sont définies par le sigle NIMBY sont observables
dans un milieu urbain comme N'Djaména qui d'ailleurs en fournit
l'explication. Il faut rappeler que le NIMBY que G. Bertolini (1987)
évoque de façon sommaire dans Le marché des Ordures
renvoie à la situation de refus par les individus que soient
installés près de leur demeure des infrastructures accueillant
les déchets urbains. Déjà au 12e siècle,
à défaut de contester le stockage des ordures ordonné par
l'autorité royale dans leur voisinage, les bourgeois décident de
louer les services des entreprises qui les en débarrassent (voir supra
chapitre I ou G. Bertolini, 1987). On peut également observer le NIMBY
au niveau macro social notamment celui des Etats africains lorsque ceux-ci
choisissent de ne pas (ou de ne plus) accepter sur leur territoire les
déchets industriels des pays développés (voir supra
chapitre I ou A-S Zoa, 1996).
A N'Djaména, un comportement qu'on peut décrire
approximativement comme représentatif du NIMBY est celui qui consiste
pour les individus, non pas à exprimer leur désaccord quant au
stockage des ordures ou à l'installation des infrastructures dans leur
voisinage mais à détruire celles que la mairie construit. Selon
le Chef du service d'Hygiène et de Santé Public de la voirie de
N'Djaména, 2/3 des bacs à ordures de la ville ci-dessus
présentés ont été détruits par les habitants
voisins. Cet acte de vandalisme vise ici tout simplement à mettre un
terme à l'usage des bacs qui sont soit hors d'usage, soit qui ont
disparus sous les ordures non (ou jamais) enlevées par le service
officiel. C'est dire que l'on peut accepter les ordures dans son voisinage
lorsqu'elles sont accueillies dans un récipient destiné à
sa gestion. Elles ne sont pas désirées au contraire lorsqu'elles
débordent leur territoire pour investir les espaces privés des
individus. Evidemment ce que André Le Bozec (1994) qualifie de «
syndrome du NIMBY » à propos de la gestion des ordures en France
n'est pas, dans le cas des populations n'djaménoises, une manifestation
du refus systématique d'installation des infrastructures.
L'ambivalence du NIMBY vient en revanche du
développement d'une rationalité contraire à celle du NIMBY
tel que nous venons de le voir. Ce que révèle l'enquête de
terrain en fait se trouve être l'attribution d'une fonction de remblais
que les individus ont assignée aux ordures ménagères.
L'ordure, qui est utilisée ici comme remblais, est très
généralement
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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les résidus des déchets de consommation qui ont
été soit entassés et brûlés à l'angle
de la cour ou devant la concession, soit qui ont subi une biodégradation
par le temps. Mais il existe également des ménages qui utilisent
pour remblayer leur cour les ordures qu'ils ne soumettent à aucune
transformation. La règle d'ailleurs est de transformer en
décharges toutes les crevasses de la cour de la concession. Il faut
ajouter que les ménages utilisent les ordures pour remblayer aussi les
rues ou plus exactement les devantures de leur concession.
Ainsi, à cause de l'inégalité du relief,
les ordures sont répandues aussi bien dans les espaces privés que
dans les espaces publics. Selon le chef du service d'hygiène et de
santé publique de la voirie, en réalité très peu
d'ordures sortent effectivement de la ville du fait d'abord de la non
effectivité de la collecte des ordures par le service officiel ; ensuite
par l'usage des ordures précédemment décrit. Il note par
conséquent que tout ceci conduit à la contamination de la nappe
phréatique par les microbes « ce qui a conduit la STEE
(Société Tchadienne d'Eau et d'Electricité) à aller
plus loin sous la terre chercher de l'eau ». Il observe avec regret que
tous les puits d'eau de N'Djaména ne sont plus des sources d'eau potable
(s'ils ne l'ont jamais été38), pour la population.
Allassembaye Dobingar nous offre une description d'une pédologie
plutôt propice aux inondations :
« N'Djaména, fut construit ... dans une zone
marécageuse. Etaient alors exondés l'espace sur lequel a
été construit le fort militaire et les logements des colons,
espaces qui deviendra plus tard le centre ville. Tout autour
s'étendaient de grands marécages que drainaient plusieurs petits
affluents du Chari. Avec la croissance urbaine, ces zones marécageuses
ont été progressivement investies par les populations pour
bâtir leurs habitations... » (Allassembaye, 2001 : 21). A ceci il
faut rappeler le fait que la ville de N'Djaména se construit sur un sol
essentiellement argileux, ce qui pose un problème d'infiltration et de
ruissellement des eaux de pluies, bref de leur rétention. Du coup, tous
les ménages cherchent à élever le niveau du sol de leur
concession de façon à le rendre exondé. D'où
l'usage des ordures ménagères.
Finalement, les ordures remplissent pour les
N'Djaménois une fonction qui est immédiatement perçue et
utilisée par la plupart d'entre eux. Evidemment cela enrichit les
représentations que ceux-ci ont des ordures et par ricochet marque les
rapports aux ordures et à leur lieu de gestion. Ceci mobilise tout
simplement des actions, réactions et interactions autours de ces
données (ordures ménagères, espaces urbains). Aussi, au
risque de nous répéter si l'on ne comprend pas ces dimensions, on
s'étonnera de ce que les individus choisissent de
38 C'est nous qui soulignons.
Les facteurs structurant les représentations des espaces
urbains et rapports aux ordures
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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répandre dans leurs espaces privés et dans ceux
publics des ordures que tout le monde attend en principe provisoirement dans
les poubelles, ou définitivement dans les décharges finales.
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