La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron( Télécharger le fichier original )par Théodore Temwa Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008 |
2- Economie planifiée et économie de marchéEconomie dirigée, économie centralisée et économie planifiée sont autant des synonymes de l'économie de plan comme le sont l'économie privée et l'économie libérale à l'économie de marché. L'expression « économie planifiée » pourrait prêter à équivoque. Clarifions-la en disant qu'il ne s'agit pas de la programmation en plans quinquennaux ou triennaux comme c'est le cas dans les systèmes économiques, mais de la centralisation par l'Etat de toutes les activités productives comme le veut le système socio-économico-politique socialiste. Pour R. Aron dont l'économie politique vise à promouvoir le capitalisme, il n'y a pas de doute que l'économie socialiste qui s'acharne contre la propriété privée soit vouée à l'échec. Entre l'économie de plan que prône le système socialiste, et l'économie de marché que prône le système capitaliste, la seconde est, selon lui, celle qui convient le mieux aux sociétés industrielles. On sait que c'est le pessimisme de Marx qui l'avait rapproché de David Ricardo, et conduit à l'adoption du système socialiste. Il était question pour lui d'en découdre avec le capitalisme, et le socialisme lui offrait les meilleurs moyens de lutte. Mais les pays qui ont essayé ce système économique se sont désagrégés progressivement, et ceux qui continuent de le pratiquer sont confrontés à des graves pénuries. La défaite de l'Allemagne nazie était directement liée à sa politique économique qui créait la famine à l'intérieur du pays en vidant et en canalisant les ressources totalisées vers les nombreux fronts de guerre. C'est non moins pour la même raison que l'Union Soviétique se désagrégera. Intéressons-nous de près aux caractéristiques essentielles de l'économie planifiée que sont le collectivisme des masses et la collectivisation des terres. Ainsi que le décrit Aron, toute économie planifiée du centre est potentiellement une économie de guerre - ou, si l'on veut, tout organisme de planification, maître de l'ensemble des ressources nationales, choisit les emplois finaux qu'il juge prioritaires. [Dans un régime communiste], l'armement jouit de cette priorité, les investissements viennent ensuite, la consommation civile à la fin, quand elle n'est pas tout simplement ignorée (soulignée par nous)21(*). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les échecs sociaux, médicaux et économiques de l'URSS contrastaient avec ses succès militaires, spatiaux et scientifiques. « Anémié mais formidable, dit Pascal Bruckner, il alimentait d'un même geste l'effroi et le mépris »22(*). On sait que les économies qui avaient tragiquement échoué étaient celles de la Russie de Staline et de Brejnev ou celle de la Chine du Grand Bond en avant. Parmi les pays en voie de développement, ceux qui sont mal en point sont bien ceux qui ont copié les recettes soviétiques ou maoïstes. Se voulant aussi libéral comme Aron, Jean-François Revel déclare que : Jamais aucune expérience n'avait abouti en un aussi bref délai à un échec aussi absolu, et aussi autonome, conséquences de ses seuls vices internes, à l'exclusion de tout facteur externe, cataclysme naturel, épidémie ou défaite militaire.23(*) Mais les communistes, ajoute-t-il, n'ont jamais reconnu leurs propres échecs ; ils excellent au contraire dans l'art de trouver des causes externes. Suivant la règle selon laquelle il faut toujours s'en prendre à quelque chose, ils accusent généralement les phénomènes naturels ou à défaut, l'émiettement démocratique. Pour eux, dit Revel, le communisme n'est pas de ce monde et son échec est imputable au monde, non pas au concept communiste. Partout où s'est réalisée la collectivisation des terres, a suivi une famine délibérément orchestrée par l'incompétence agronomique. Il s'agit là d'une « famine politique » selon l'expression de Jean-Louis Margolin qui qualifiait ainsi la grande famine orchestrée par Mao par sa politique du Grand Bond entre 1959 et 1961. En ce qui concerne l'Union Soviétique, la situation que décrit Aron n'est guère reluisante : Bien loin que la réussite économique puisse compenser la perte des libertés, cette perte même s'avère contre-productive. [...]. L'aberration du soviétisme tient à l'extension de l'autoritarisme, partiellement nécessaire dans la production, à l'économie tout entière au point de l'ériger en principe du régime, alors qu'il ne constitue qu'un aspect du système institutionnel.24(*) Aron affirme ainsi « la supériorité des économies mixtes sur le soviétisme » car, relève-t-il, Plus généralement, tous les témoignages directs, toutes les observations sur place révèlent l'inefficacité ou, pour parler le langage de Maurice Duverger, l'irrationalité du socialisme à la mode soviétique. Double irrationalité : la planification centralisée et autoritaire avec un régime de prix arbitraire aboutit au gaspillage du capital, à la simultanéité des projets, multiples et grandioses [...] Irrationalité aussi dans l'entreprise, soit que l'indicateur provoque une répartition non conforme aux besoins, des diverses sortes de produits, soit que les travailleurs répondent par la « paresse » à leurs conditions de vie et une organisation autoritaire.25(*) De fait, Revel se veut catégorique : l'économie de marché, fondée sur la liberté d'entreprendre et le capitalisme démocratique, un capitalisme privé, dissocié du pouvoir politique mais associé à l'Etat de droit, cette économie-là seule peut se réclamer du libéralisme. Et c'est elle qui est en train de se mettre en place dans le monde, souvent à l'insu même des hommes qui la consolident et l'élargissent chaque jour. Non pas qu'elle soit la meilleure, ni la pire. C'est qu'il n'y en pas d'autre, sinon dans l'imagination. C'est selon lui ce que disait Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire en 1989. Il décrivait le « point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement humain. » Cela se justifie selon Revel par le fait que le libéralisme ne propose pas, comme le communisme, la réalisation d'une société parfaite et définitive. Le capitalisme, ajoute-t-il, n'apporte certes pas l'égalité, mais le communisme encore moins, et, lui, sur fond de pauvreté générale. Mais très souvent, le débat est truqué quand on juge le communisme sur ce qu'il est censé apporter et le capitalisme sur ce qu'il apporte effectivement. Aron relevait que la condamnation fortuite du régime libéral provenait du fait qu'on le compare, en tant que régime possible et réel, avec un régime utopique. Il énonce ce constat ainsi qu'il suit : Le régime communiste ne veut pas être compris par ce qu'il est mais parce qu'il sera ; le communisme se définit moins par sa pratique actuelle que, au moins à ses propres yeux, par l'idée qu'il se fait de lui-même et par les objectifs qu'il prétend atteindre. Aussi ne peut-on étudier le communisme abstraction faite de ce qu'il veut accomplir. [...] [Au contraire], les régimes pluralistes tels qu'ils fonctionnent constituent la réalité sans trahir l'idée qui les inspire.26(*) Aron comme Tocqueville sont d'accord avec ce rôle égalisateur de l'économie libérale. L'étatisme ou le totalitarisme économique attribué à tort ou à raison à Marx n'engendre quant à lui que misère, injustice et massacres, non par de contingentes trahisons ou malchances mais par la logique même de sa vérité profonde. Pour Vittorio Hösle, le marxisme n'a pas seulement proposé une solution impropre, la solution socialiste s'est révélée essentiellement plus ineffective que celle de l'Etat social ; Marx reste lui-même captif de l'économisme du XIXe siècle, car au fond, lui aussi admet que la résolution des problèmes économiques résout automatiquement les questions politiques. Le marxisme poursuit-il, ne voit pas par exemple que l'aliénation de l'homme ne dépend pas uniquement, ni même en premier lieu d'une forme déterminée de l'économie, alors qu'il est manifeste que le caractère de marchandise de toutes les valeurs n'est pas éliminé par la transformation en société et par l'étatisation. Un changement de conscience est ici nécessaire, et ne pourra pas à vrai dire intervenir sur une base matérialiste.27(*) Actuellement, notons-le, il existe un vocabulaire de réprobation du système capitaliste. Intellectuels, hommes politiques, hommes d'Eglise dénoncent les méfaits chaotiques du capitalisme dans les pays qui avaient connu les structures rassurantes et stables du socialisme réel et qui avaient entrepris, avec l'effondrement du communisme, de démanteler leurs économies administrées. Mais la question demeure : comment peut-on ranger le capitalisme dans le postcommunisme ? Tout compte fait, on s'aperçoit que le socialisme comme régime de justice et d'égalité n'a pas les moyens de réaliser ses rêves. En dehors de la comparaison de la perfection de ce qui n'existe pas (l'utopie communiste) avec les imperfections de ce qui existe (le capitalisme), il reste et demeure, selon Aron, un mythe. * 21 R. Aron, Les dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984, p. 141. * 22 Pascal Bruckner, La mélancolie démocratique. Comment vivre sans ennemis ?, Seuil, Paris, 1992, p. 27. * 23 Jean-François Revel, La grande parade. Essai sur la survie de l'utopie socialiste, Plon, Paris, 2000, p. 42. * 24 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, Ed. Robert Laffont, Coll. « Libertés 2000 », Paris, 1977, p. 220. * 25 Ibid., p. 218. * 26 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 238 - 239. * 27 Vittorio Hösle, op.cit, p. 63. |