EPILOGUE
Le passé et l'avenir.
La création est le produit,le résultat de la
destruction...
Détruire pour créer,tel était l'aphorisme
universel brandi hautement à toute époque et par toute
génération..
Descartes,dans l'ardeur de la jeunesse,avait décidé
fermement de balayer toutes les conceptions philosophiques,pourtant très
en voques en son temps,comme prélude à l'éclosion d'une
philosphie toute nouvelle,basée sur la logique et la raison...
Les poétes éminents,les écrivains de
génie et tous les penseurs qui ont exercé une influence notable
sur leur temps ,en avaient fait de même..
Or,Mallarmé,à la fin d'un dix-neuvième
siécle,quasiment à bout de souffle,oû la pensée est
devenue stérile et d'une fadeur
nauséabonde,Mallarmé,poussé par l'intime conviction que
tout est à refaire en poésie,bouscula tous les dogmes
conservateurs,rénova les régles de la métrique,enterra
à la stupéfaction générale les formes de la
poésie traditionnelle,pour produire une poésie tout
enrobée d'un voile de magie et d'enchantement ,susceptible d'être
à la fois un viatique substantiel pour l'esprit et pour le coeur.
Tuer pour rajeunir et pour créer;
Ainsi la création procède nécessairement de
l'extermination,de l'annihilation de ce qui est vil,archaïque,vieillot et
fade,pour faire naître une nouvelle sève et un nouvel
idéal pittoresque et grandiose..
Et pourtant, en dépit du balayage total de tout ce qui
existe de bas et de médiocre,le passé continuerait encore
à péser de tout son poids pendant longtemps
,indéfinément..Il ne suffit pas de faire table rase de toutes les
idéologies,de toutes les traditions et de toutes les régles qui
avaient prévalu jusqu'alors,il convient encore de faire en sorte que
tous ces phénomènes intellectuels ou spirituels ,s'extirpent du
passé,s'effacent définivement de la mémoire du temps ,ce
qui est une eoeuvre très difficile,sinon impossible,surtout en
poésie,oû l'esprit romantique,comme on a pu le constater,domina
longtemps la poésie symboliste tout autant que l'esprit classique se
manifesta en toute évidence dans toute la production parnassienne;
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Les réminiscences poétiques,pourtant vagues et
obscures,s'éparpillent çà et là,dans la
poésie mallarméenne,tout aussi bien que dans la poésie
contemporaine symboliste ou non..
Le passé ne pèse pas seulement de tout son poids
sur la pensée poétique du siécle, en particulier celle de
Mallarmé ou même celle de Rimbaud,mais c'est encore le spectacle
du passé en deuil,le passé fertile en événements
malencontreux et tristes,le passé qui enveloppe en son sein tout un
monde de misères,de désastres et de conflits atroces et
sanguinaires,ce qui avait largement contribué à nourrir la
poésie symboliste d'images et de souvenirs circonstanciés
,puisés dans ce passé si fécond,au même titre que la
poésie baudelairienne.
Il pense;;;
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
jamais,jamais!A ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et têtent la douleur comme une louve,
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!
Le fardeau de ce passé mélancolique et
douloureux,pésa longtemps sur la pensée de
Mallarmé,lequel,apparemment n'a rien dévoilé -du moins
dans ses poémes les plus célèbres-de toutes les
tribulations subies et la misère atroce qu'une destinée
pénible lui avait infligée et ce,bien qu'on ait néanmoins
l'impression de percer dans chaque vers de ses sonnets,surtout ceux que l'on
considère incontestablement comme les plus subjectifs,l'ombre
persistante d'une âme qui souffre profondément..
Quoi qu'il en soit,la pensée n'est ppas faite en
définitive pour demeurer figée et statique,elle est au contraire
destinée à évoluer et si la poésie, qu'elle soit
classique ou romantique,resta à l'état fixe,pendant une certaine
période,sans être touchée par aucune évolution ou
transformation quelconque..cet état de stagnation des régles et
des idées,provoqua naturellement des impressions de monotonie et de
satiété morbide,qui ont fini par s'étendre et contaminer
la pensée littéraire générale,comme l'a bien
souligné H.de Régnier:
Il est un port.
Le silence y somnole entre des quais de songe,
Le passé en algues s'allonge,
Aux oscillations lentes des poissons d'or;
Le souvenir s'ensable d'oubli et d'ombre
Du soir et toute tiéde du jour mort.
Qu'il soit un port
Oû l'orgueil à la proue y dorme en l'eau qui
dort.
Cette léthargie perpétuelle de la vie et des
idées,s'accentue davantage pour sombrer en fin de compte dans un oubli
impénètrable,mais que la nostalgie du passé,le
désir brûlant de sonder l'histoire révolue et de
connaître les pensées et les modes de vie d'antan,tout cela incite
le poéte ou l'écrivain à s'engager dans les
m éandres du passé pour s'imprégner de son
génie et de son prestige,pris comme modèle indiscutable pour
cimenter et revigorer la vision qu'il s'était formé de la
poésie...Et la jeunesse,plus qu'aucune autre période de la
vie,se penche comme d'instinct sur le passé,car tout ce que semblerait
lui offrir ce passé est impérativement empreint de
mystère et de magie Rimbaud, qui,à peine sorti de l'enfance,clama
sa nostalgie de ce passé qui n'est plus:
Oisive jeunesse
A tout asservie,
par délicatesse
J'ai perdu ma vie
Ah!que le temps vienne
Oû les coeurs s'éprennent!
La douceur de la vie dans le passé,ce bonheur exaltant
dont le régne avait atteint son apogée,ce parfum d'ivresse
charnelle et sentimentale,tout cela est révolu maintenant et
Rimbaud,plus que Mallarmé,déplorait lamentablement la perte de
ces moments de concupiscence intellectuelle et sensuelle qui ne reviendront
plus jamais..
Ce dilemme angoissant entre le passé et le
présent,ce tiraillement perpétuel entre deux pôles,tous
deux obscurs et mystérieux,tout cela devient encore plus
aigu,lorsque,à certains moments,pris d'une aversion
obsédante,nous tentons de nous éloigner de l'un et de
l'autre,car nous nous sentons,comme par une force magnétique,attirer
malgé nous vers l'un et l'autre à la fois..les horizons du
passé,avec son monde d'écrivains et de poétes
innombrables,son arsenal de doctrines et d'idées
enchevêtrées,s'estompent devant nos yeux éblouis..de
l'autre le poids du présent,dans lequel nous vivons,avec ses multiiples
problèmes et ses profondes incertitudes,nous accable
indéfinément..d'oû le cri de détresse de ce
météore à visage humain du nom de Rimbaud:
Par quel crime,par quelle erreur
Ai-je mérité ma faiblesse actuelle?
Ainsi si le passé pèse pour de bon sur le
présent ,il ne saurait l'être indéfinément..d'autant
plus que,gravement,le présent s'accentue et se déploie ,pour
faire oublier le passé,grâce à cette explosion soudaine de
l'énergie vitale,qui,à la faveur de certaines circonstances
inattendues,secoue tout notre être,pour nous débarrasser ,comme
Mallarmé au lendemain de sa vision divine,du poids du passé..
Par contre les acquis de la liberté et du savoir,demeurent
en nous constamment vivaces,ce sont en effet les fruits de nos luttes et de nos
labeurs interminables,ainsi queVerhaeren,qui avait sondé le passé
le plus lointain, s'ingéniait à mettre en évidence la
grandeur à travers la masse des foules:
Tout ce qui fut rêvé jadis;
Ce que les fronts les plus hardis
Vers l'avenir ont instauré;
Ce que les âmes ont brandi
Ce que les yeux ont imploré,
ce que toute la sève humaine
Silencieuse et renfermé,
s'épanouit,aux mille bras armés,
De ces foules,brassant leur houle avec leur haine.
Ce dynamisme éloquent,cet épanchement
fébrile,cette explosion volcanique et terrible,tout ne s'accomplit que
dans des moments fatidiques,oû le génie de l'homme,prisonnier et
esclave de la tyrannie,se décide enfin de s'affranchir de ses
chaînes séculaires..
Et cet état de délivrance finale,s'accompagne
forcément d'une sorte d'optimisme factice et naïf,comme si le
passé,avec tout son passé dominateur et ses obsessions
viscérales,était enfin terrassé et anéanti à
jamais dans la mémoire du temps..Non,on ne tue pas le passé..car
le passé ,c'est la vie et la vie est une accumulation de facteurs
divers:de joie et de tristesse,de pleurs et d'enthousiasme,d'échec et de
réussite,de peur et de courage.:
Le chant des cieux,la marche des peuples!
Esclaves,ne maudissons pas la vie!
La malédiction ne provient pas de la race humaine,qui est
en fait toujours résignée et patiente,elle descend au contraire
d'en haut,en guise d'expiation,pour briser l'essor continuel de cette
humanité conquérante..
Et de l'autre côté,le présent,qui
exaspère par ses tracasseries affligeantes,ses soucis,ses doutes,ses
multiples échecs et ses tentatives de rénovation,s'abaisse pour
se refugier dans le plaisir perpétuel des réitérations et
du rabâchage monotone des sentiments..
Ce présent que Mallarmé,a enrichi et
illuminé par cette éclaircie remarquable,se dresse
néanmoins et s'affirme avec force et vigueur,pour préluder encore
à un avenir idéal.
Quand irons-nous,par delà les monts et les
grèves,
Saluer la naissance du travaille nouveau
La sagesse nouvelle,
La fuite des tyrans et des démons,
La fin de la superstition.
Oui,quel sera l'avenir de la poésie
mallarméenne?Que deviendrait-elle dans un ou deux siécles?
Jusqu'à présent,après presque moins d'un
siécle déjà écoulé,elle a su surmonter
l'érosion du temps...elle a triomphé de toutes les tentatives de
dénigrement et de désaffection..elle a su en outre,en
dépit de son caractère quasi inaccessible, se faire une place et
une place de premier choix ..dans l'esprit des générations
successives..
Les siécles écoulés ont en effet enseveli
dans l'oubli de nombreux courants littéraires et poétiques;ils
ont enterré des centaines de poétes et d'écrivains de
toutes tendances..
Or la poésie mallarméenne et Mallarmé
lui-même,seraient-ils pris dans l'engrenage du temps et avoir le
même destin que la plupart de ses prédecesseurs?
Il serait difficile de prédire cette
éventualité,car,malgré la rigueur du temps et de son
injustice,des générations d'éclairés ont toujours
su épargner les poétes qui se caractérisent par leur
génie et leur efficience intellectuelle..parmi lesquels Mallarmé
lui-même.
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