IV
Renan,Taine et Mallarmé.
Deux hommes de talent,tous deux contemporains et amis de
Mallarmé,avaient introduit presque simultanément dans presque
tous les domaines de la pensée un vraie révolution,une
transformation radicale et profonde..
Deux noms,Taine et Renan,aux deux syllabes
magiques,passèrent en effet comme deux météores dans la
vie intellectuelle de la France de la fin du 19e
siécle,qu'ils marquèrent immanquablement de leur empreinte
indélébile..
Taine,qui semblait en effet avoir donné inconsciemment une
définition quasi exacte du symbolisme,s'est laissé entrainer
jusqu'à énoncer que dans tout homme de génie,qui n'est
par ailleurs qu'un prototype du sol et de la race dont il incarne la
descendance,il devait probablement y avoir « une faculté
maitresse »qui illumine et guide les potentialités du
génie,lequel, se trouvant constamment sous l'effet des sensations,il
s'évertue,par le biais d'un travail d'abstraction continuel,à les
transformer en idées..
Cet aspect de la théorie de Taine,qui n'était pas
du tout étranger à Mallarmé,puisqu'il en avait
déjà pris note durant ses lectures,ne manqua pas de provoquer un
véritable tollé au sein de l'élite intellectuelle,qui
s'acharna aussitôt à le stigmatiser dans des pamphletes d'une
violence inouie..Mallarmé, étant alors un ami lointain de ce
philosophe teméraire,n'a pas lui aussi omis de s'insurger contre de tels
sophismes..
« Ce que je reproche à
Taine,souligna-t-il dans une lettre à Cazalis,c'est de
prétendre que l'artiste n'est que l'homme porté à sa
suprême puissance,tandis qu'on peut avoir parfaitement un
tempérament humain très distinct du tempéramment
littéraire..Je trouve que Taine ne voit que l'impression comme source
des oeuvres d'art et pas assez la réflexion.Devant le papier,l'artiste
se fait ; »
Ce déterminisme inflexible auquel est soumis
l'individu,comme la masse du peuple,n'est à mon sens qu'un simple
reflet de l'humaine condition..
Généralement-et cela est prouvé par la
génétique moderne-l'homme,en naissant,et tout au long de sa vie
sur terre,porte en soi les spécificités mentales et
physiologiques inhérentes à sa race et l'affirmation de
Taine,pour moins neuve qu'elle paraisse d'ailleurs,n'ajoute encore rien
à cette réalité indéniable..
Or Mallarmé,tout en admirant Taine pour ce qu'il avait
produit de nouveau dans le monde des idées,a laissé entendre
néanmoins que la philosophie de Taine,malgré sa pertinence et
l'exactitude de ses vues,n'en était pas moins truffée de
lacunes,de faussetés de toutes sortes,d'arguments erronés qui
n'avaient de fondements que dans l'esprit désinvolte de Taine..
Mais pour atténuer quelque peu la déception que lui
avait laissée les idées de Taine,il pensait que Renan,dont les
doctrines si multiples et si complexes avaient été
propagées largement dans tous les milieux,puisque son oeuvre explore
habilement presque toutes les questions qui touchent de près à
la vie et à l'homme en général..C'est en effet
grâce à lui que le sens du mystère et la soif
d'idéal furent réintégrés et répandus dans
le monde littéraire et dont le développement ne fut d'ailleurs
que l'apanage de quelques esprits de talent..
En outre,ce que Mallarmé semble admirer le plus chez ce
philosophe intarissable,c'est son culte de la vie spirituelle,sa foi en la
raison et sa confiance dans le progrès,attributs que le génial
poéte d'« Un coup de dé n'abolira jamais le
hasard »avait vénérés au plus haut point.
L'idéalisme,issu apparemment de la philosophie allemande
et en particulier de celle de kant,avait alors éclairé
profondément les esprits et réveillé sous son aiguillon
énergique les âmes engourdies..pour répandre à
travers l'atmosphère si étouffante de cette période
poétique en léthargie une fragrance vivifiante et
captieuse..
Et Mallarmé,pris dans la houle de ce courant
irrésistible,donnait des signes d'exaltation et d'enthousiasme,d'avoir
enfin trouvé un nouveau stimulant pour enrichir la substance de sa
poésie..«Si tu savais,écrivit-il alors dans une
lettre à Emmanuel des Essarts,que de nuits
désespérées et de jours de rêverie il faut
sacrifier pour arriver à faire des vers originaux..ce que je n'avais
jamais fait jusqu'ici,et dignes dans leurs suprêmes
mystères de réjouir l'âme d'un
poéte »Mallarmé n'aspirait à rien d'autre
qu'à l'originalité :se libérer tout à fait de
tout cet héritage culturel énorme,il est vrai,qui pésait
lourdement sur sa pensée, et produire une oeuvre qui ne devait rien
à aucune oeuvre antérieure ou contemporaine,une oeuvre enfin
purement et foncièrement mallarméenne :telle était
en vérité la hantise perpétuelle de
Mallarmé
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