II
Séjour en Angleterre.
.Après son long séjour au lycée,au cours
duquel il a appris beaucoup de choses sur la vie aussi bien que sur le savoir
intellectuel,le jeune Stéphane entra de plain-pied dans le monde,ce
monde mouvementé oû l'esprit matérialiste s'étant
développé intensément sous le second Empire,continuait
cependant son régne en dominateur implacable,infestant presque tous les
domaines,même celui de la conscience.
Ainsi ayant atteint à la fois sa majorité et la
maturité nécessaire pour affronter la vie,le jeune homme,pris
soudain d'une ambition sans bornes,se décida de faire son chemin dans
l'enseignement6..
Après avoir exploré et examiné
munitieusement tous les faits et les données qui s'étaient
présentés à son esprit,il prit finalement le parti de
poursuivre son apprentissage dans la langue de Milton,langue à laquelle
il s'était par ailleurs suffisamment initié et dont il
s'était par la suite engoué de façon toute
particulière,au point qu'il commença dès lors à
considérer comme la seule arme qui pût lui permettre de faire
face en toute sécurité aux problèmes de la vie
Ainsi,on rema rque justement que la décision prise
à ce sujet,non pas pour satisfaire un caprice ou une fantaisie,mais pour
s'assurer à lui-même un gagne-pain honnête et digne..
On croyait probablement que ce goût pour la langue
anglaise est né en lui,à la suite de la lecture de quelques
poémes de Byron,pour lequel d'ailleurs il avait une grande
admiration..
En réalité,ce n'était ni Byron ni
Shakespeare non plus qui avaient forgé le goût de Mallarmé
pour l'anglais ;mais il s'agissait de tout autre
poéte,américain cette fois et non pas anglais,qui avait
exercé pour de bon une forte influence sur l'esprit du jeune adolescent
alors qu'il était encore au lycée :c'était en effet
Allan Edgar Poe,poéte macabre et émouvant,que le monde
littéraire n'avait pas encore découvert à l'époque
oû Mallarmé,à la suite de Baudelaire,s'acharnait à
en approfondir le génie par de nombreuses lectures et traductions,et
c'était justement pour continuer à déceler les
mécanismes mystérieux de l'oeuvre de Poe,qu'il avait entreprise
de connaître à fond la langue anglaise..
La lecture de Poe,jointe à celle de
Baudelaire,était sa principale préoccupation durant son
séjour au lycée qui devait avoir quitté vers 1857,alors
âgé de 15 ans à peine ,pour se lancer dans les
méandres de la vie,d'une vie laborieuse et intense.
Et pour être en mesure de répondre parfaitement
à cette inclination juvénile,le futur poéte des
« fenêtres7 » s'embarqua pour le pays de
l'immortel Shakespeare,pays dont il n'avait pas cessé de
rêver,savourant d'avance le plaisir de contempler les splendides
monuments,legs d'une longue histoire jalonnée de troubles ,de
vicissitudes et de révolutions..
Dès son installation dans un quartier de Londres,sur la
partie gauche de la Tamise,il s'aperçut que quelque chose d'obscur se
mouvait en lui,qu'un tourbillon de sentiments inexprimables se
déclenchait dans tout son être...
nous sommes en 1862,Stéphane venait d'avoir vingt
printemps,couronné d'un beau mariage,un mariage de raison,oû toute
forme d'extravagance était exclue :il avait pris pour
épouse,une femme douce,affable,prête à tout sacrifier pour
lui assurer le calme et la quiétude indispensables...
Dans son modeste studio,situé au coeur de Londres,il
songea,au milieu de ce tohu-bohu qui montait jusqu'à lui..
Paris est trop loin d'ici...Paris s'estompe dans les horizons de
son imagination ardente..Paris avec son beau monde,ses extravagances,ses
colifichets ineptes,ses grandioses paysages et son vaste ciel...Paris n'est
plus qu'une image terne,opaque,releguée au coin de son inconscient
pour être substituée à ce vaste univers londonien oû
il se trouvait tout d'un coup plongé et dont les vibrations
musicales,telle une cascade se déferlant sur un roc solitaire,submergent
et pénètrent tout son être....
Pour lui,rien en apparence n'avait prévu cette grave
métamorphose qui s'est opérée en lui en si peu de
temps..Il se sentait comme sous l'emprise d'un acte de sorcellerie,de magie
incompréhensible,tellement il était comme secoué par la
beauté,le chrame de cette ville dont il garda plus tard des souvenirs
émouvants..
Grâce à la souplesse de son intelligence et à
la capacité d'assimilation dont il est doué,il parvint,au bout
d'un temps record,à appréhender les secrets de la langue
anglaise et à en maitriser à peu près parfaitement les
mécanismes complexes ; ;
Rien ne pouvait être difficile pour ce jeune garçon
si bien doué,au point que,stimulé par un désir ardent de
faire à tout prix d'énormes progrés,il avait
déjà commencé à s'exprimer impeccablement dans
cette langue étrangère-si souvent inaccesible pour la plupart de
ses concitoyens-avec un accent aisé et sans la moindre
complication..
De temps en temps,il se baladait dans les rues,histoire de
contempler les gens affairés et de jeter,par curiosité ,des
regards furtifs dans les vitrines des magasins des bouquinistes dont Londres
regorgeait à l'époque..
Un jour il tomba par hasard sur une édition
complète d'Edgar Poe et se rappela aussitôt avec ferveur les
nuits qu'il avait passées à lire ce poéte
américain dans une traduction de Baudelaire...et sans hésiter,en
dépit de ses ressources assez limitées,il décida
d'acquérir cette édition qu'il emporta avec lui à son
retour en France..
Au bout de quelque temps,à l'issue de ce stage pratique,le
jeune Mallarmé,s'accoutuma à la langue anglaise comme à
sa langue maternelle et ce qui est étonnant,il est devenu aussi habile
dans l'une comme dans l'autre..Las enfin de vivre loin de sa patrie,pour
laquelle il a commencé déjà à éprouver de la
nostalgie,une nostagie irrésistible,il prit le chemin du retour,heureux
de revoir ses coins familiers et de revivre dans
l'atmosphère oû s'était douillettement
baignée sa tendre enfance...
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