INTRODUCTION GENERALE
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Depuis 1921, année où René Maran publie
Batouala (Véritable roman nègre), lauréat du prix
Goncourt, aux écrivains de la Négritude, mouvement
littéraire indépendantiste, culturel et anticolonialiste (dont
les tenants restent notamment Aimé Césaire, Léopold
Sédar Senghor, David Diop, Léon Gontran Damas), jusqu'en 1968, en
passant évidemment par la génération des classiques,
marquée essentiellement par Mongo Beti, Ferdinand Oyono, Ousmane
Socé, Camara Laye, Bernard Binlin Dadié et Cheick Hamidou Kane,
pour ne citer que ceux-là, toute la littérature
négro-africaine a été foncièrement contestataire du
fait colonial et largement extravertie de la tradition africaine. Le roman
négro-africain avant 1968, est en effet caractérisé par
une structure linéaire selon le modèle balzacien, avec des
personnages identifiés et présentant une vision de l'espace
manichéen (soit l'Afrique ou l'Europe, soit le village ou la ville) ; la
thématique dans cette littérature autour des indépendances
est nourrie par la rencontre de l'Occident et de l'Afrique, entre la culture
blanche et l'univers spirituel des Noirs...etc.
Ainsi, qu'il s'agisse de Ville cruelle de Mongo Beti,
d'Une vie de boy de Ferdinand Oyono ou des Bouts de bois de Dieu
de Sembène Ousmane, c'est plutôt à une
littérature chaude, engagée, critique, réaliste que nous
avons affaire, et non pas à une littérature évasive,
fantastique ou onirique non pas bien encore une littérature
méditant sa littérarité. N'est-ce pas cet engagement de
l'écrivain négro-africain que définit Mongo Béti
quand il déclare :
« L'écriture n'est plus en Europe que le
prétexte de l'inutilité sophistiquée, du scrabeux gratuit,
quant, chez nous, elle peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacre
(....), en un mot, servir »7?
L'écrivain négro-africain avant 1968 avait un
cahier de charge où sa mission était bien
déterminée : combattre le colonialisme sur toutes ses formes,
lutter pour les indépendances.
7 Mongo BETI cité par Ambroise KOM in
Notre Librairie, `'Littérature camerounaise», n°99,
octobre-décembre 1999.
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Mais, après la publication de deux oeuvres
remarquables, Le devoir de violence de Yambo Ouologuem (prix Renaudot
1969) et Les soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma,
toute la littérature négro-africaine venait de rompre avec ce
qu'on pourrait appeler « le classicisme négro-africain » pour
adopter une nouvelle forme, une nouvelle expression, une nouvelle
thématique, un nouveau style, en un mot pour s'engager dans l'aventure
de nouvelles écritures caractérisées par la rupture du
style balzacien, l'écriture de l'obscène, la violence
scripturaire, le mélange des genres, l'espace incertain, les titres
énigmatiques et surtout la caricature des figures du pouvoir.
A vrai dire, la littérature négro-africaine
après 1968 est l'expression indélébile du
désenchantement né de l'illusion des indépendances. Ceci
est de conséquence : désormais on a conscience que les ennemis de
l'Afrique, ce sont les Africains eux-mêmes. En effet, contrairement
à l'Afrique « royaume d'enfance » que défendait la
Négritude, la littérature du désenchantement
présente une Afrique sombre, enténébrée et
désarticulée par la violence, les instabilités politiques,
les guerres tribales et fratricides.
Si le terme de `'violence» renvoie en fait au titre de
l'ouvrage du Malien Yambo Oueloguem, Le devoir de violence, il
pourrait en réalité s'appliquer à la quasi totalité
des oeuvres romanesques négro-africaines publiées depuis 1968.
Que ce soit La vie et demie de Sony Labou Tansi, Le pleurer-rire
d'Henri Lopès, Le jeune homme de sable de William Sassine,
ou En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma,
pour nous limiter à ceux-là, le roman négro-africain
adopte désormais le langage de la violence pour dénoncer les
aberrations des régimes totalitaires postcoloniaux, et exprimer les
désillusions des indépendances.
Dans tous les cas, l'écriture se voit assigner comme
toujours mais plus que jamais une fonction fondamentalement politique au sens
double du terme. D'abord parce que l'écriture est en soi un acte
politique, c'est-à-dire un fait social, au sens étymologique du
terme. Ensuite,
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l'écriture, dans le roman négro-africain,
devient, en plus de sa politicité, son caractère naturellement
politique, une politisation c'est-à-dire une description voire une
représentation de la politique dans les états africains
postcoloniaux, et se trouve ainsi affectée et infectée par ses
dures réalités : la violence, la guerre, le mensonge, le culte de
la personnalité, la sexualité, le militarisme...etc. Et si «
tout est politique » actuellement comme l'observait l'écrivain
suisse Keller8, à plus forte raison c'est bien le cas de
l'art en Afrique, fonctionnel et combattant dans son essence même. Car
« les artistes noirs [...] sont en quelque sorte
prédestinés à être responsables par leur parole, par
leur acte et par leur condition même » 9
Dès lors sommes-nous autorisés à analyser
les rapports qui existent entre Ecriture et Politique, la politicité et
la politisation de l'écriture dans le nouveau roman
négro-africain.
D'ailleurs, les importantes innovations scripturales
opérées dans cette nouvelle forme romanesque montrent bien le
reflet et les traits caractéristiques de la politique dans l'Afrique
postcoloniale. Dorénavant, l'écriture, dans le roman
négro-africain, est caractérisée par une syntaxe
décousue, une variation discursive, le mélange des genres,
l'abondance de structures étrangères, de néologismes, et
par une « tropicalisation » de la langue française.
Ici, dans notre étude, nous allons nous
intéresser à l'écriture romanesque chez Ahmadou Kourouma,
qui s'est distingué dans ses romans par de remarquables innovations
structurales et thématiques.
Si nous nous proposons d'étudier « Ecriture et
Politique dans En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou
Kourouma », c'est d'abord parce que Kourouma (Lauréat du prix du
livre Inter en 1999), reste l'un des pères du renouvellement du roman
négro-africain en y intégrant une sorte de « Malinkisation
» du français par des écarts stylistiques et
linguistiques
8 Cité par J.P. SARTRE, Préface
à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache
d'expression française, P.U.F. 1947, rééditée en
1964.
9 Gusine Gawdat OSMAN, L'Afrique dans l'univers
poétique de Léopold Sédar SENGHOR, (Les Nouvelles
Editions Africaines), Dakar-Abidjan-Lomé, 1978, p. 17.
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des normes métropolitaines ; ensuite, à cause de
l'audace scripturale dont il fait montre en essayant de concilier
l'oralité et l'écriture qui sont en réalité deux
esthétiques opposées, d'inventer une esthétique hybride
faite du mélange des genres dans un style hautement original,
annonçant à coup sûr un genre nouveau ; enfin, parce que
dans En attendant le vote des bêtes sauvages, l'auteur
d'Allah n'est pas obligé10 pousse
à la consécration sa vocation exceptionnelle de caricaturer les
figures du pouvoir dans l'Afrique au lendemain des indépendances.
Ahmadou Kourouma pose d'énormes problèmes
scripturaux, esthétiques et thématiques dans En attendant le
vote des bêtes sauvages. Ceci nous amène à faire une
étude structuro-thématique de cette oeuvre, qui est le corpus de
notre mémoire ; nous pourrons nous y interroger sur la manière
dont Kourouma a écrit le récit purificatoire, le donsomana,
dès lors se pose un problème narratologique ; comment il essaie
de concilier l'oralité et l'écriture, la fiction et
l'épopée, subversion dans les genres et architextualité ;
comment il est arrivé à assigner une fonction politique à
l'écriture, reposant ainsi l'éternel problème de
l'engagement littéraire. Nous pourrons également y examiner la
manière dont l'écriture dans l'oeuvre illustre les grands
thèmes comme la dictature, la violence, et le pouvoir.
Par notre travail sur « Ecriture et Politique dans En
attendant le vote des bêtes sauvages », nous comptons
contribuer modestement à l'appréhension de l'oeuvre de Kourouma
en montrant la verve innovante avec laquelle il inaugure dans cette oeuvre le
style de la fable politique, et comment il restitue la naissance de l'Etat
africain postcolonial, son fonctionnement et le portrait sarcastique de ses
dictateurs.
Ce que nous voulons faire ici, c'est d'abord de définir
les concepts du sujet à savoir l'écriture et la politique ; c'est
ensuite de montrer par des analyses narratologique, architextuelle,
onomastique, thématique et psychocritique, comment l'écriture de
Kourouma
10 Ahmadou KOUROUMA, Allah n'est pas
obligé, Paris, Seuil, 2000.
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est une représentation de la politique dans l'Afrique
postcoloniale ; c'est enfin de démontrer en quoi cette écriture
est incontestablement politique, une écriture qui s'impose comme
l'expression de l'affirmation identitaire et culturelle en s'opposant à
la dictature et au néocolonialisme, bref une écriture qui
réclame la Démocratie.
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