3. Urbi et Orbi12
À travers ce bref état des lieux, il convient de
dire que nous ne pouvons pas analyser toutes les éditions du festival de
la photographie africaine de Bamako.
Le but de ce mémoire est de traiter la question des
usages sociaux de la photographie contemporaine en Afrique. Suivant notre
analyse précédente sur les habitus des photographes des studios
photo et du type de photographies produites, il semble intéressant
d'analyser de nouvelles données, en se basant sur la dernière
édition produite, c'est-à-dire celle de 2007, dont le sujet
commun aux photographes était la ville et leur environnement.
Les images, ainsi réalisées et
présentées au cours de cette édition, ont
révélé les dynamiques actuelles des espaces urbains en
même temps que les enjeux et les paradoxes que vivent les
communautés qui les occupent. Car la ville apparaît, dans le
contexte actuel de la mondialisation, comme un microcosme où se
côtoient, dans des espaces différenciés, les images les
plus contrastées du monde moderne. Lieu de concentration des biens de
consommation, la ville peut être vue comme une aire de rencontres et de
partage, mais aussi d'appropriation et d'exclusion, un espace d'expression de
pouvoirs et de contre-pouvoirs, de créations et de
récréations.
C'est sous cette problématique que les artistes ont
proposé leurs photographies, mais aussi des installations vidéo,
devenues partie intégrante de leur travaux. Nous trouvons
intéressant de travailler sur ces oeuvres qui explorent un sujet
longtemps étudié par les sociologues, puisque toute
création contemporaine est générée par un contexte.
Tout regard est informé par l'environnement dans lequel il s'exprime. Le
chemin complexe qui suit une idée avant de se transformer en objet passe
nécessairement par les rues, les murs, les stands, les programmes
télévision, etc. Tout ceci va attiser une atmosphère
particulière qui a touché les artistes à la marche du
monde. Elle va également participer à l'éclosion et
à la maturité de la création artistique et cela
détermine, d'une manière ou d'une autre, la forme de l'oeuvre.
12 Expression désignant le thème des
7ème rencontres de Bamako.
Urbi = Urbs en latin, qui désigne la ville et Orbi =
orbis dont la traduction littérale est cercle. Dans un sens
étymologique, l'expression désignerait plutôt un centre et
sa périphérie.
24
***
Cette phase que les spécialistes nomment la «
période bamakoise » semble convenir à une étude
sociologique dont le but est de découvrir de nouveaux types de
représentations, et au delà, de révéler un nouvel
espace social et économique africain. En effet, si on prend en
considération qu'une nouvelle génération d'artiste est
apparue, il semble intéressant d'analyser leur profil professionnel
ainsi que leur habitus au niveau de leur production.
Si la photographie de studio a été le reflet de
la transformation de l'espace social et économique en Afrique dans les
années 1940, cette nouvelle ère esthétique devrait nous
apporter de nouveaux éléments sur le panorama culturel et social
africain aujourd'hui.
De plus, le thème des photographies étant la
ville et les périphéries, nous permettra de faire un constat sur
les progrès réalisés en termes de développement
urbain, souvent considéré comme un signe de progrès social
et de modernité.
25
TRANSITION
Comme nous venons de le voir, la photographie en Afrique a
longtemps été sous le contrôle des sociétés
occidentales qui souhaitaient exposer leur puissance coloniale. Cependant,
l'Afrique va rapidement trouver sa propre voie et son propre moyen de
représentation, indépendamment des occidentaux, afin d'affirmer
un changement social et économique.
Dans ce contexte, nous comprenons mieux la citation de
Jean-Bernard Ouédraogo « la transformation des
sociétés africaines induit une profonde individualisation, en
fait, un processus de recomposition des relations sociales qui se
reflètent sur l'espace photographique entier. La photographie devient
ainsi un espace réfléchissant de dynamique des valeurs
». En effet, le colonialisme a bouleversé l'ordre social en
introduisant l'individualisation de chaque homme et femme en Afrique et cette
évolution sociale va se traduire dans la photographie sous la forme de
code technique et esthétique que les studiotistes vont inventer. La
dynamique des valeurs est dès lors traduite par la position des corps,
les décors, la lumière, etc.
Les studios photo sont apparus parce qu'ils répondaient
aux besoins d'une société et d'individus souhaitant s'affirmer et
se détacher des traditions anciennes. Pendant plusieurs années,
ce mode de représentation codifié a suffi aux
sociétés africaines jusqu'à ce que la modernité
s'accentue et apparaisse dans une nouvelle génération de
photographes qui a développé un nouveau système de
représentation que les spécialistes qualifient de «
contemporain ».
Notre but dans cette deuxième partie sera d'analyser
les photographes de cette période, ainsi que leur production. Ces
analyses nous conduiront à trouver leur « habitus » que nous
pourront comparer avec celle des photographes de studio et ainsi comprendre
l'avancée esthétique et technique de cette nouvelle
génération.
Naturellement, l'analyse de ces données nous permettra
de comprendre la transformation des sociétés africaines puisque
une photographie est une trace réelle, visible,
26
éphémère, qui permet de
révéler les techniques d'un groupe ou d'un individu. En tentant
de déchiffrer ces productions artistiques, nous comprendrons la
société puisque chaque photographie est composée d'un
mélange d'éléments réels qui peuvent être
analysés par le sociologue.
Nous pensons que l'analyse des photographies et des
professionnels va apporter une nouvelle nuance dans ce panorama culturel. Il
sera intéressant de voir par la suite, si nous serons tentés de
placer les photographes africains aux côtés des plus grands du
monde et cesser de parler de photographie africaine mais plutôt de
photographie produite en Afrique.
« Les photographes comme les autres artistes, comme
les intellectuels, jouent un rôle dans la société. Ils
inventent leur vocabulaire. Ils rêvent ou dénoncent la
vérité au quotidien. »
George Vercheval13
27
13 Afriques, Musée de la photographie à
Charleroi, (sous la direction de) George Vercheval, 1999, p.6
28
Dans cette seconde partie, nous allons analyser les producteurs
et leurs oeuvres en trois
temps.
Tout d'abord, nous allons nous intéresser à
l'évolution historique et sociale de l'Afrique à partir des
années 80. Cette période marque, en effet, une rupture dans la
société, ce qui va bouleverser les traditions photographiques. La
modernité occidentale va introduire la rentabilité
économique et le machinisme, entre autre, qui vont modifier le travail
des photographes des studios photo. Ceux-ci vont devoir s'adapter au nouveau
mode de production et c'est ainsi que nous allons voir apparaître une
nouvelle génération de photographes que les spécialistes
de l'art vont qualifier de « contemporains ».
Afin d'analyser cette jeune génération
d'artistes, nous avons travaillé sur le catalogue de l'exposition des
7ème rencontre de Bamako14. Nous avons choisi
d'étudier les 37 artistes principaux, représentant quatre
catégories ; les 25 artistes sélectionnés par le jury
artistique du festival qui ont reçu des prix, les 9 artistes de la
catégorie « Nouvelle image » qui ont travaillé sur la
vidéo, les oeuvres de Samuel Fosso dont sa monographie a
été mise à l'honneur et 2 photographes
décédés pour lesquels le festival a souhaité leur
rendre un hommage. Après avoir travaillé sur les données
que nous a offert le catalogue, nous avons complété nos analyses
avec des interviews d'artistes, tirées du site Afrique in
visu15. Toutes les données ont été
répertoriées dans deux tableaux, un concernant les photographes
et leurs parcours professionnels et un autre sur leurs oeuvres.
14 VIIes Rencontres Africaines de la Photographie - Bamako
2007, dans la ville et au-delà, 2007.
15 Afrique in visu est la première plateforme
d'échanges autour du métier de photographe en Afrique. Le site a
été initié en octobre 2006 au Mali. Après
l'ouverture d'une cellule d'expérimentation du projet au Mali et au
Maroc, l'équipe d'Afrique in visu étend son action sur l'ensemble
du continent en particulier en République du Congo, République
Démocratique du Congo, Côte d'Ivoire, Tunisie ...
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Notre méthode de travail a été
d'analyser, dans un premier temps, les photographes afin de dresser leur profil
personnel et professionnel. Nous souhaitons ainsi démontrer
l'évolution de la personnalité de ces artistes que nous allons
pouvoir comparer aux recherches de Jean-Bernard Ouédraogo, qui a
travaillé sur les photographes des studios photo du Burkina Fasso et
leur production. Ces recherches sont en effet très précieuses
pour nous car, elles nous permettent d'avoir des données
chiffrées sur le profil des studiotistes et leur « habitus »
de travail. Ainsi, nous pourrons mieux analyser les différences qui
existent entre les deux générations.
Dans un second temps, nous nous intéresserons à
leur production. Nous avons centré nos analyses sur les techniques
utilisées et leur vision esthétique. Comme nous l'avons vu, les
photographies des studios photo étaient régies par les
mêmes codes techniques et esthétiques. Cependant, l'apparition de
l'individualisation a provoqué l'éclatement social et chaque
individu est devenu un sujet social conscient qui va développer sa
propre vision esthétique et sa technique de travail. Nous tenterons
ainsi de démontrer que les photographies Africaines d'aujourd'hui ne
peuvent plus être considérées comme un tout homogène
mais une production hétérogène que nous pouvons comprendre
par l'analyse personnelle de chaque artiste.
Ces deux analyses couplées seront nécessaires
pour mieux comprendre les relations sociales entre l'artiste et son
environnement humain d'une part, et l'artiste et les moyens de production
d'autre part.
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