B) La photographie de studio : création d'un
nouveau code africain
Donnant suite à la partie précédente,
nous allons analyser l'évolution du langage artistique de la
photographie, c'est-à-dire, tenter de définir les « habitus
» techniques et esthétiques des photographes, au travers les
photographies de studio, puisqu'elles sont le reflet du nouvel espace social et
économique africain. Notre difficulté sera de devoir
écarter la force des préjugés ethnocentriques qui en
matière de « styles indigènes » ont longtemps
dirigé les jugements en tant que « discours maître »,
invention exclusive de la modernité occidentale dominante. Dans ce sens,
nous allons tenter de comprendre le « divorce » entre le code
esthétique occidental et celui des africains.
L'une des principales caractéristiques de la
photographie africaine est qu'elle est doublement esthétique (vue comme
une technique et une production d'objet qui contre cette vision ethnocentriste
dominante. En effet, au lieu de construire des commentaires en rapport à
cet art, l'interprétation s'est tournée vers une forme de
discours qui a servi ses propres buts doctrinaires. Nous devons donc rechercher
ce style, ce nouveau code qui nous servira de base pour pouvoir
appréhender les nouvelles formes contemporaines de la photographie.
Comme nous l'avons vu, c'est à partir des années
40 que les africains vont créer les studios photo. Grâce à
eux, l'Afrique va être en mesure de s'approprier son propre regard,
même si formellement ce regard reste indiscutablement marqué par
des canons esthétiques hérités de la tradition
occidentale.
Néanmoins, ce qui va changer radicalement, c'est la
relation entre le photographe et son modèle. Tous deux vont se tenir sur
le pied d'égalité et sont unis par des destins et des histoires
similaires. À partir de ce moment là, il n'y a plus de rapport de
soumission ou d'esclavage. En s'appropriant la photographie, et plus
particulièrement la pratique du portrait, ils vont commencer à
développer de nouvelles techniques et perpétuer un ensemble de
codes quasi universels.
La photographie de studio a imposé de nouvelles
tendances esthétiques avec une mise en forme déterminée,
des objets symboliques, un décor défini et une pose
étudiée.
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Dans un studio, l'espace recomposé est
déterminé par une fonction du système symbolique et
historique. En effet, le choix du cadrage, qui correspond à la
délimitation de la représentation visuelle, symbolise
l'expression d'une notion et d'un discours iconologique. L'organisation de
l'espace des signes est intimement liée aux normes instituant
techniquement le beau, au style pictural recherché. Derrière ce
fait anodin, se cache une normalisation esthétique. Par
conséquent, le sujet est considéré comme catégorie
sociale de l'action et de représentation.
La norme photographique veut que le sujet soit
présenté au milieu. Cette normalisation reflète
l'orientation originelle du regard collectif vers la singularité de
l'Homme Nouveau en exhibant ses attributs les plus valorisants. L'ordre social,
en instituant la singularité du sujet, impose une certaine fixation de
l'attention sur l'homme ou les événements. Tout ceci correspond
aussi à la recherche d'équilibre que l'Afrique ancienne avait
imposé.
D'un point de vue technique, le carré devient une norme
contemporaine :
- le fait de placer le personnage au centre résulte du
fait que tout doit être proportionnel,
- ceci provoque une nouvelle interprétation classique
des formules dominantes dans l'ordre social,
- aujourd'hui ces codes persistent : photographies de mariage,
carte d'identité, baptême qui marquent toutes les photographies
« officielles » des moments de la vie liés à la
religion, la croyance et aux événements.
Ce carré représente le théâtre de
la réorganisation et du rangement que nous nommons « composition
», où s'expriment les canons de la normalité photographique
locale. À l'intérieur du cadre, les objets traduisent un ordre
qui doit faire référence au beau. Toute cette composition vise
une perception finale d'ordre des objets représentés mais doit
s'achever sur le jeu d'ombre et de lumière qui donne des nuances
esthétiques. Tous les studiotistes exposent un style « nettiste
» pour éliminer les « sur » ou « sous »
expositions refusant ainsi d'aller au bout des possibilités de
l'appareil photo.
Ils doivent absolument :
- rester en accord avec la vison naturelle donc ils
privilégient la netteté, - éviter les positions
anarchiques.
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A contrario, les anciens préfèrent tirer le noir
et blanc car selon eux, l'image serait plus proche de la vérité.
De plus, cela correspond à leur socialisation professionnelle.
Afin d'illustrer nos propos, nous proposons d'analyser plus en
détails, une photographie de Seydou Keita8 qui est le premier
photographe reconnu par les européens.
Seydou Keita, Trois femmes avec un poste de radio, CA,
1960.
Sur cette photographie, nous pouvons constater que les trois
femmes sont au milieu de la scène, et l'une est placée au centre
des deux autres. La femme qui se trouve au centre, semble être plus
importante au niveau social que les deux autres. Elle porte une robe qui semble
plus occidentale que de tradition africaine. De plus, on notera la
présence de
8 Bamako, Mali 1923 - Bamako, Mali 2001
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colliers et d'une montre, symbole européen. Les deux
autres femmes sont assises de part et autre de la table où est
posé un poste de radio. Ces deux femmes sont habillées avec les
mêmes robes, de tradition africaine, et portent également des
colliers. Au niveau du décor, les trois femmes posent devant une
teinture en arabesque.
Les positions des trois femmes nous révèlent
qu'elles appartiennent à un certain niveau social, certainement assez
aisé et en relation avec l'Europe. La femme du centre est plus
importante que les deux autres. Le photographe a matérialisé
cette supériorité par sa position face aux autres femmes, ses
habits et ses accessoires. Il faut savoir que la position que va avoir le sujet
(derrière, aux extrémités, devant ou au milieu de la
scène) reflète les positions acquises dans l'ordre social.
Le photographe de studio va traduire les couches sociales avec
des techniques de mise en place esthétique. Il demandera au client de se
« transformer » c'est à dire qu'il va lui proposer un certain
type de vêtements afin de poser en nouveau personnage. C'est cette
théâtralisation qui montre l'ordonnance sociale.
Les objets sont aussi symboliques. Le poste de radio montre
qu'elles appartiennent à une classe aisée. La montre
également fait partie des objets symboliques que les africains
reconnaissent comme étant marque d'une puissance sociale. Cette
photographie nous offre un exemple d'une volonté d'immortaliser l'image
sociale de ces femmes.
***
Nous pouvons constater que les photographes africains ont,
très vite, cherché à se démarquer des règles
de représentations des Européens. Le travail des photographes
(geste, préparation de la photo, etc.) est le résultat de leur
propre vision du monde. À ce sujet, Jean-Bernard Ouédraogo cite
Francastel dans son ouvrage9 « ce qui crée chaque
époque, ce n'est pas la représentation de l'espace, mais l'espace
lui-même, c'est à dire la vision que les hommes ont du monde
à un moment donnée ». Effectivement, les techniques et
la recherche
9 Jean-Bernard Ouédraogo, 2002.
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esthétique des photographies durant toutes ces
années, révèlent un lien indissociable entre
l'économie du pays et la société en pleine mutation.
La photographie de studio va connaître un grand
succès auprès des Africains, durant quelques années et
aujourd'hui, elle est encore pratiquée dans certains pays où la
population est moins touchée par la modernité.
Cependant, depuis environ vingt ans, l'Afrique est
rentrée dans une nouvelle phase de la photographie que nous pouvons
nommer « la période bamakoise ». En effet, une nouvelle
génération de photographes va faire disparaître cette
tradition du portrait, en cassant les habitus des studiotistes. Là
où les photographes des années 40 vont s'arrêter dans la
recherche technique et esthétique de leur appareil photo, ces nouveaux
artistes vont apprendre à exploiter toutes les possibilités
qu'offre une photographie : accentuation du flou, décentrage, photo en
noir et blanc ou couleur, création de l'irréel, etc.
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