CHAPITRE 1
L'histoire de l'Afrique est étroitement liée au
colonialisme. Ce sont les pays occidentaux qui vont introduire la
modernité auprès de populations considérées
à l'époque comme « sauvage ». C'est dans ce contexte
que la photographie va faire son apparition auprès de la population.
Elle ne servira, au départ, qu'à asseoir la puissance coloniale.
Les analyses des systèmes économiques africains ont rarement pris
en considération les photographes, cependant, l'étude de cette
action urbaine offre l'occasion d'observer à la fois les
stratégies de survie et les rythmes de transformation de l'espace social
et économique de la société africaine. C'est pourquoi,
dans un premier temps, nous étudierons ce rapport entre le
système économique et social naissant et l'apparition de la
photographie. Nous verrons comment les Africains vont réussir à
se démarquer du mode de représentation imposé par les
européens, et ainsi commencer à construire une nouvelle image.
L'adaptation de la photographie va se faire
différemment en Afrique, puisqu'il s'agit d'un système
européen. Elle va se faire avec leurs moyens et leur idéologie
déterminée par le contexte social. Par conséquent, nous
nous intéresserons, dans un second temps, aux techniques et la vision
esthétique des photographes des studios photo, puisque nous le verrons,
ils symbolisent la transformation de l'espace social et économique en
Afrique à partir des années 1940 jusqu'aux années 1980,
qui marquent le début d'une nouvelle ère artistique.
En effet, les années 1980/90 marquent l'arrivée
d'une nouvelle génération d'artistes, qui vont casser les «
habitus »4, tant au niveau technique que esthétique, des
studiotistes. Ces nouveaux artistes, que les spécialistes
européens vont très vite qualifier « d'artistes
contemporains », vont participer à la naissance du festival de la
photographie contemporaine de Bamako. Cette nouvelle phase artistique semble
convenir à une étude sociologique dont le
4 Le terme « d'habitus » a été
inventé par le sociologue Pierre Bourdieu pour désigner un
certain nombre de règles, de comportements, de valeur d'un groupe
d'individu qui appartient à un champ. En d'autre terme, ici on parlera
des « habitus » des photographes, c'est à dire de leur valeur
esthétique et leur technique qui caractérise leurs travaux.
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but est découvrir de nouveaux types de
représentations, et au-delà, de révéler un nouvel
espace social et économique africain.
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A. De l'Afrique communautaire à
l'individualisation occidentale
La naissance de la photographie se situe en Europe entre 1822
et 1826. Cette invention attribuée à Nicéphore Niepce est,
à ses débuts, intimement liée à la période
de l'Autre.
En effet, le Siècle des Lumières est
dominé par les voyages « pittoresques » qui provoquent le
goût pour les sociétés « exotiques ». Les
conditions sociales de cette invention témoigne d'une volonté de
démocratisation, dont la démocratisation des
représentations n'est qu'un aspect ou un registre. Somme toute,
l'apparition de la photographie va bouleverser les représentations
collectives et celle du soi. Initialement utilisée par les peintres pour
affiner leurs portraits, elles se démocratisent. Dès lors, on
assiste à l'explosion du nombre d'amateurs photographiques qui
deviennent de plus en plus autonomes.
L'arrivée de la photographie en Afrique s'effectue avec
les ethnologues qui tentent de découvrir ces peuples dits «
primitifs ». Ils vont s'appuyer sur leurs photographies non pas comme
illustrations mais comme preuve tangible de leur découverte, comme
l'illustre les travaux de Désiré Charnay5.
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Désiré Charnay, Album Madagascar, 1864.
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5 Ethnologue français Ð 1828 -1915.
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Cette photographie est un parfait exemple de ce qui
était rapporté par les ethnologues en Europe, afin d'illustrer
les analyses scientifiques et sociologiques sur ces peuples.
À cette époque, l'Afrique, que nous pouvons
qualifier « d'ancienne », est communautaire. Dans le mode de
représentation, l'Afrique ancienne admet l'accumulation et la
valorisation d'une série d'objets classifiés mais interdit toute
appropriation individuelle de même que toute cotation coutumière
est prohibée. La vision des anciens privilégie la composition, la
scénarisation des figures et déploie une perspective en mouvement
coordonnée.
À cause du colonialisme, les africains vont commencer
à introduire un nouveau système de représentation de
l'Autre dans leur société. En effet, les colons vont modifier la
structure sociale des communautés en introduisant l'individualisation
sociale.
Dès lors, les Africains ont vu un éloignement
des règles anciennes à cause de cette
dé-communautarisation ce qui a provoqué une multiplication des
actes d'adhésion à la modernité. Le statut individuel
change et devient un acteur social conscient.
La deuxième conséquence du colonialisme est
l'introduction d'un médiateur moderne : l'argent. Ce changement provoque
un cloisonnement de nouvelles classes sociales notamment la bourgeoisie. Comme
l'explique Pierre Bourdieu, « La photographie porte les aspirations
d'une frange de la petite bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie en
traduisant le désir de faire partie de la classe supérieure dont
elles imitent le modèle culturel »6. En effet, le
développement de l'image photographique est en partie une réponse
technique et sociale liée aux exigences nouvelles de la
société bourgeoise.
Tandis que l'Afrique ancienne n'insiste pas sur la
singularité de l'Homme, ces peuples se retrouvent confrontés
à un changement visuel. La photographie en Afrique fut donc un moyen
d'exposition de la puissance coloniale dont le but était d'impressionner
et de discipliner les colonisés. Mais l'action la plus importante de la
photographie en colonie consistait à mettre en scène des
identités nouvelles, à exposer des valeurs récentes
appelées l'Homme Nouveau. L'image fixe apportant la preuve de
l'ascension sociale, on voit
6 Pierre Bourdieu, Un Art moyen. Essai sur les usages
sociaux de la photographie, Minuit, 1965, avec Luc Boltanski, Robert
Castel, Jean-Claude Chamboredon.
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apparaître de nouveaux mobiliers, habits et symboles. La
photographie servait aussi de moyen de contrôle de l'espace public
naissant.
Cette distinction naissante va bouleverser l'ordre social
ainsi que le regard qui doit faire une sélection plus vaste des objets.
La conséquence directe de ce nouveau système est le
déplacement des populations de la campagne à la ville. Tout ceci
va codifier l'identité individuelle mais aussi la vision
esthétique et les procédures techniques.
La photographie en Afrique va ainsi commencer à devenir
le double social et spirituel du sujet photographié. D'où le
choix du photographe pour ses qualités de médiateur,
d'interprète social, d'intercesseur qui en font plus qu'un technicien
habile, un fabricant « d'icône ». Ceci peut être mis en
rapport avec la réticence souvent citée de certains peuples
à se faire photographier, pour ne pas se voir « leur âme
volée ». Les photographes africains n'y échappent pas : le
photographe congo-angolais Antoine Freitas, dans un village du pays Kasaï,
en fait part en 1939 au dos de sa photographique.
Antoine Freitas, carte photographique d'époque (vintage),
1939.
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Cette photographie illustre le passage de la magie à la
rationalité économique du système européen
importé. La pose des trois femmes, en habits traditionnels, montre un
besoin de cristalliser une position sociale face à un groupe.
Dans les années 40, on assiste à la
création des studios photos qui répondent à la
transformation de l'espace social et économique de la
société africaine. La photographie intérieure a une place
importante dans la représentation de soi comme modalité
d'expression de l'Homme Nouveau. Les Africains, émergeant des
contraintes communautaires, sont attirés par cette pratique pour gagner
de l'argent. Pour les colons, ils trouvent leur intérêt dans la
création des filiales de petits photographes qui vont photographier la
« brousse » pour eux.
C'est dans les années 60 qu'on assiste à un
développement d'un public amateur. L'émergence de la photographie
comme métier est une réponse à un besoin qu'exprime la
civilité de la nouvelle configuration sociale. Les peuples ont alors
besoin de poser, dans de nouvelles conditions, qui reflètent l'argent et
consolident les positions professionnelles.
Mais les colons ont du mal à initier les Africains aux
nouvelles technologies. La photographie se développe avec les
photographes ambulants et vont répandre ce savoir-faire. Souvent, ils
optent pour ce métier à défaut et ne souhaitent pas avoir
la qualification d'artistes souvent associés au titre d'expert
professionnel. Nous sommes donc face à une profession marchande. La
destruction des sociétés anciennes va permettre le triomphe des
liens sociaux marchands.
Les photographes vont souvent exercer un long apprentissage
avant de se mettre à leur compte. Le perfectionnement des appareils,
à l'époque très simplifié, autorise un accès
facile au métier sans plus aucune contrainte technique lourde et
esthétique. On assiste donc à l'apparition d'une identité
professionnelle homogène et stable mais aussi une opposition entre les
jeunes et les anciens.
L'accès à la profession (faiblement
organisée) ne dispose pas encore de moyen de contrôle technique et
institutionnel. Les anciens ont beaucoup de mal à s'intégrer
à ce nouveau corps de métier. En effet, inscrit dans un nouvel
ordre social, imposé de l'extérieur, les actions photographiques
ont très peu de liens avec la division ancienne de travail compromise
par le colonialisme. D'après Jean-Bernard Ouédraogo, on assiste
une
« amateurisation professionnelle »7
puisque le côté professionnel correspond aux laboratoires qui
développent les photographies et non aux photographes.
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À la suite de cette rapide analyse, notre premier
constat est d'affirmer que l'évolution de la photographie en Afrique est
étroitement liée à l'évolution économique et
sociale du continent. En effet, la photographie va devenir progressivement le
moyen, pour un individu, de se positionner dans la société. Les
différents changements de représentation montrent que la
société est en transformation. Ainsi, le photographe exhibe ces
nouveautés au travers de ses productions. Incontestablement, les racines
de la photographie sont sociologiques, elles deviennent, pour nous, un
document, une trace qui nous permet de repérer le rapport entre la
production d'une nouvelle oeuvre et la transformation de la
société.
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7 Jean-Bernard Ouédraogo, 2002, p.119
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