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Des identités de papier à  l'identité biométrique

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par David Samson
Ecole des hautes études en sciences sociales - Master 2 de théorie et analyse du droit 2009
  

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CONCLUSION

Si l' « identité biométrique », au sens d'une « identité biologique » déterminée, est une expression peut-être dépourvue de sens, aucune caractéristique biométrique ne pouvant être utilisée comme critère certain et univoque de l'identité numérique d'un individu, l'identification biométrique est, elle, une réalité indubitable, marquée d'une part par la progression importante des systèmes biométriques d'identification administrative, et d'autre part par l'essor des systèmes de contrôle d'accès biométrique. Bien que ces deux types de systèmes puissent poursuivre des finalités différentes, étant utilisés dans des contextes variés, ceux-là étant en particulier l'apanage de l'Etat, tandis que ceux-ci sont aussi utilisés par des entreprises et des particuliers, ce n'est que par un artifice de l'analyse juridique qu'on peut réellement les distinguer. En effet, l'usage à des fins souveraines de la technologie biométrique n'est pas indépendant de l'usage à des fins commerciales et privées, quoique ces deux formes d'utilisation de la biométrie soient soumises à des normes distinctes. L'un des risques soulignés à maintes reprises par les autorités de protection des données personnelles et les associations de défense des droits de l'homme, à savoir l'instauration d'une « société de surveillance », dépend particulièrement de l'articulation de ces deux modes d'usage de ces technologies, qu'elles soient nouvelles ou plus anciennes. Les organismes en charge de la mise en oeuvre de ces technologies, qu'ils soient politiques ou économiques, en sont d'ailleurs parfaitement conscients: les populations s'accoutumeront d'autant plus à ces nouvelles formes d'identification qu'elles seront omniprésentes dans tous les domaines de la vie sociale, au travail comme à l'aéroport, dans les restaurants scolaires ou d'entreprises comme aux guichets des préfectures... L'un des risques soulignés, par exemple, par la Commission nationale consultative des droits de l'homme, lors de son examen du projet de carte d'identité INES, consistait à étendre, sous le motif légitime de l'identification administrative, les cas où des organismes privés exigeraient des preuves biométriques de l'identité. Le « devoir d'identification » tend à devenir omniprésent9°5.

9°5 CCNE, avis n°98 précité.

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Ceci justifie donc qu'on ait pu étudier la mise en oeuvre des technologies biométriques dans ces différents secteurs. Pour autant, l'interaction entre ces différentes logiques ne doit pas conduire à leur confusion. Outre un régime juridique distinct, matérialisé en France en particulier par l'autorisation préalable de la CNIL à laquelle sont soumis les dispositifs biométriques ne répondant pas à des impératifs souverains, ceux-ci ne faisant l'objet que d'un avis consultatif, les dispositifs de contrôle d'accès visent le plus souvent à s'assurer de l'identité d'une personne, fonctionnant ainsi davantage sur une logique de vérification de l'identité, tandis que les systèmes d'information biométriques mis en place par l'Etat, aussi bien dans le cadre administratif des documents d'identité et de voyage que dans le cadre policier et judiciaire des fichiers relatifs aux infractions pénales, poursuivent aussi, voire principalement, une finalité d'identification. Les discours promouvant l'usage de la biométrie jouent souvent de cette ambiguïté entre vérification et identification, en affirmant que la biométrie, loin de constituer un risque à l'égard de la vie privée, permettrait de protéger celle-ci en nous garantissant contre l'usurpation d'identité. Or, de fait, la constitution de bases de données biométriques permet un autre usage que la simple vérification de l'identité, laquelle ne requiert de conserver les données que sur des supports individuels. Outre le fait de sécuriser le lien entre le document d'identité et son porteur, ces systèmes d'information biométriques permettent aussi d'identifier, à leur insu, des individus, soit en mettant en place des dispositifs de reconnaissance faciale, soit en identifiant des traces prélevées lors d'enquêtes judiciaires.

Ils peuvent aussi être utilisés à des fins de traçabilité des individus, ainsi qu'à des fins de profilage visant à établir des schémas abstraits et statistiques de comportements individuels, qui permettent de constituer des catégories « à risque ». Prolongeant ainsi, d'une certaine manière, les dispositifs d'administration institués au XVIIIe et au XIXe siècle, étudiés par V. Denis et M. Foucault, la biométrie permet ainsi simultanément de suivre au plus près l'individu tout en constituant des « populations » distinctes, sujettes à des traitements différenciés. Les fonctions statistiques et de traçabilité individuelle sont étroitement liées, et revêtent toutes deux une importance majeure, bien qu'on ait tendance à accentuer l'aspect individuel en raison des risques pressentis à l'égard des libertés individuelles et de la vie privée. Toutes deux sont mises en oeuvre à la fois par l'instauration de systèmes

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d'information biométriques, et par les contrôles d'identité qui seuls rendent véritablement opérants ces systèmes: les visas biométriques illustrent par exemple ce point906

La fonction affichée de vérification mise en oeuvre par les dispositifs biométriques ne doit donc pas, malgré son importance réelle, être surestimée, non plus que la différence entre celle-ci et la fonction d'identification. D'une part, toutes deux procèdent d'un « devoir d'identification », nonobstant ni les risques accrus que soulève la conservation des données sur un support central, ni la réelle valeur ajoutée de la vérification biométrique qui peut avantageusement remplacer des codes lors d'opérations quotidiennes, notamment commerciales. D'autre part, pour constituer techniquement deux opérations distinctes, vérification et identification biométrique sont socialement conjointes: si les autorités de protection de données personnelles font à juste titre la distinction entre ces opérations, il n'en demeure pas moins que toutes deux conduisent à l'accoutumance progressive de la population aux dispositifs biométriques. Enfin, les dispositifs biométriques poursuivent d'autres fonctions, notamment de gestion des flux et d'élaboration de statistiques, et donc de politiques publiques, qui peuvent, ou non, être mis en oeuvre, selon les caractéristiques techniques du dispositif, mais aussi selon qu'ils sont liés à d'autres opérations, tels les contrôles d'identité. Examiner la biométrisation des documents d'identité et de voyage sans s'intéresser d'une part aux systèmes d'information auxquels ils sont reliés, d'autre part aux contrôles et aux vérifications d'identité qu'ils permettent, n'a pas de sens: c'est bien la liaison entre les « data doubles », ou, plus précisément, les « universal data elements » (C. Willse) qui permettent le profilage des populations, et la dimension singulière du contrôle d'identité qui vise toujours un individu déterminé, bien que ce dernier soit toujours pris dans une catégorisation préalable -- ne serait-ce que parce qu'il habite dans une zone « connue » pour abriter de nombreux étrangers -- qui donne toute sa force à la biométrisation des documents

906 Voir par ex. le rapport au Parlement sur « les orientations de la politique de l'immigration » effectué par le Secrétariat général du comité interministériel de l'immigration (déc. 2008, La Documentation française, p.36), qui cite plusieurs avantages du visa biométrique:

« prévention de la fraude »;

« certitudes sur l'identité des demandeurs de visa »;

« traçabilité des demandeurs de visa biométrique: la comparaison des empreintes digitales à différents moments et dans des lieux différents permet d'assurer le suivi de certains demandeurs ayant attiré l'attention des services intéressés »;

« meilleur contrôle des retours dans le pays d'origine : les contrôles d'identité sur et à la sortie du territoire permettent de mieux connaître les mouvements de population, notamment ceux des étrangers en situation irrégulière, et de faciliter ainsi leur éloignement vers leur pays d'origine. »

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d'identité et de voyage. De même, les contrôles d'accès utilisés aussi bien dans les restaurants scolaires que dans les aéroports, à des fins d'automatisation des frontières (programme PEGASE, etc.), relèvent tout autant, voire plus, d'une logique de gestion des flux, appréhendée à travers les techniques modernes de management, que d'une logique de sécurisation de l'identité.

L'identification, visée première de la biométrie, peut ainsi être subordonnée à d'autres impératifs, tels le contrôle de la liberté de circulation et d'aller-et-venir. En ceci, l'identification biométrique ne fait qu'hériter des dispositifs antérieurs d'identification administrative, qui ont été instaurés dans une double finalité de distinction entre les citoyens et les étrangers, les « ayant droits » et les « sans droits », et de contrôle à la fois de l'immigration et de l'émigration, comme ont pu le montrer aussi bien J. Torpey que G. Noiriel. Ce faisant, le rôle de la photographie, qui peut représenter d'une certaine manière l'âge d'or de l' « objectivité mécanique », telle que décrite par P. Galison, qui vise à se passer de la subjectivité humaine, conserve ses fonctions antérieures de « signalement » tout en étant portée à une nouvelle puissance sous l'effet de la numérisation et de son stockage par maintes administrations. Hier comme aujourd'hui, elle demeure le média principal permettant aussi bien l'authentification du lien entre un document et son porteur et l'identification de personnes recherchées, qui peuvent ainsi être régulièrement interpellés. Bien entendu, la subjectivité n'est jamais complètement évacuée: si le signalement par photographie est plus objectif qu'un dessin, et plus parlant qu'une description écrite d'un individu, il n'en demeure pas moins que c'est toujours le contrôleur lui-même qui effectue l'opération de re-connaissance, en comparant la photographie au visage qu'il regarde. L'apparence et le regard, qui doivent être pris en compte, tant bien que mal, par le droit, lequel constitue à cet égard des concepts étranges tels que les « signes extérieurs d'extranéité », demeurent une composante irréductible de l'identification, à laquelle ni l'identification par l'écrit, ni l'identification biométrique, ne permettent de se passer. Ces trois registres d'identification sont entremêlés, tant et si bien que s'il y a un sens à parler d'identification biométrique, ce n'est qu'en plaçant celle-ci dans la continuité, diachronique mais aussi synchronique, des autres modes d'identification.

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S'il y a donc continuité entre l'identification biométrique et l'identification administrative, les ruptures n'en sont pas moins présentes. D'une part, en attachant l'identité civile et juridique à des caractéristiques biométriques, et notamment à des technologies « à trace », telles que les empreintes digitales et génétiques, mais aussi, potentiellement, les photographies numérisées, les empreintes palmaires, etc., lesquelles sont stockées sur des supports centraux, il y a sans nul doute autonomisation d'un « corps virtuel » qui permet ensuite de retrouver des traces de la personne sur les lieux qu'il a pu traverser. Au lieu de ne s'incarner que dans des papiers d'identité, l'identité juridique, c'est-à-dire la personnalité civile, se matérialise dans des traces biométriques qui peuvent être relevées à son insu: c'est bien la trace du nom dans le corps, et dans l'espace, que l'on peut déceler grâce à la biométrie, qui hérite en ceci de l'anthropométrie judiciaire. Diverses autorités morales, dont en particulier le Comité consultatif national d'éthique, ont pu voir là une réduction de l'ipséité de la personne à la mêmeté. Cependant, nous avons vu que cela pouvait aussi bien conduire à une redéfinition de l'ipséité, c'est-à-dire de la conscience de soi, laquelle n'est pas une forme universelle mais historique. Si la conscience de soi est liée intimement au sentiment de responsabilité, à la capacité de répondre de soi-même, la biométrie pourrait aussi bien conduire à réduire le champ d'importance de l'attestation autobiographique, au profit d'un critère technique et biologique de vérification, qu'à modifier le champ même des actes dont une personne acceptera de se reconnaître comme responsable et auteur : qu'elle en ait eu conscience ou non, qu'elle s'en souvienne ou non, preuve sera faite qu'elle a été présente en tel lieu. Sans que la possibilité fantastique de changer de corps n'intervienne, il se pourrait bien qu'une personne se retrouve dans une situation similaire à celle de Daniel Gray dans la nouvelle de Greg Egan: regardant son propre corps comme celui d'un autre; contrairement à ce nouvel avatar de Dorian Gray, il ne pourrait toutefois prétendre qu'il s'agisse réellement d'un autre: il s'agit bien de soi-même comme un autre.

D'autre part, comme ont pu le remarquer D. Bigo et E. Guild, les nouveaux procédés d'automatisation des frontières et de « contrôle à distance », via l'instauration de documents de voyage biométriques, mais aussi par d'autres procédés tels le système électronique d'autorisation de voyage (ESTA) mis en oeuvre par les Etats-Unis, et actuellement à l'étude par la Commission européenne, conduisent à

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une modification de la notion même de frontière: celle-ci n'est plus attachée au territoire, mais devient mobile, suivant l'individu dans ses mouvements, et dotée d'une puissance plus ou moins restrictive selon la catégorie à laquelle appartient l'individu. Les frontières collent désormais aux corps qui se heurtent à celles-ci avant même d'être entrés sur le territoire national. L'identification biométrique s'intègre alors à une politique générale de l'immigration, de l'asile, et de l'anti-terrorisme, conceptualisée au sein de l'Union européenne sous le nom d' « espace de liberté, de sécurité et de justice », et marquée par l'accès croissant des services chargés de la sécurité intérieure aux différentes bases de données biométriques, elles-mêmes mises en réseau au niveau européen. On peut s'interroger sur l'efficacité réelle de ces dispositifs biométriques concernant le contrôle des frontières. En effet, si l'évolution technique de la biométrie, ces dernières années, demeurait inimaginable dans les dernières années du XXe siècle9°7, il n'en demeure pas moins que les critiques diverses émises envers la simple possibilité du contrôle efficace et absolu des frontières, tel que prôné par les différents discours sur l'immigration, restent de mise: aujourd'hui comme hier, la conjonction entre le caractère massif des « flux de migration », ou encore de l'exode généralisé de catégories entières de populations soumises à différentes crises (politiques, économiques, alimentaires, environnementales, etc.), et le caractère particulier de chaque décision individuelle à l'origine de l'exil de chacun, conduit à faire de l'idéal de maîtrise complète des frontières un idéal utopique, prenant chaque jour davantage des allures dystopiques. S'ajoutant à une batterie

9O' Les remarques de Didier Bigo, en 1996, sont ainsi à la fois lucides et éclairantes: s'il n'imaginait pas, alors, et ce pour des raisons budgétaires, la possibilité d'un système d'enregistrement des empreintes digitales des demandeurs d'asile, ce qui est le principe même du système EURODAC en vigueur depuis 2003, il ajoute que, quand bien même les progrès techniques permettraient de telles évolutions, le caractère à la fois massif et singulier des exils et des exodes hypothèque, par essence, les discours de maîtrise complète de l'immigration.

« Entait, écrivait-il, le contrôle aux frontières terrestres n'est plus réalisable techniquement. Le durcissement des textes diminue le nombre de légaux et renforce celui des clandestins, mais il ne les empêche pas de passer. La « forteresse » ne peut pas être construite. Les moyens en hommes et en matériel ne suivront jamais les rhétoriques, sauf à changer de régime politique. Ainsi, le projet de saisie des empreintes digitales des étrangers déposant des demandes de séjour coûterait plusieurs centaines de millions de francs. Il en va de même des projets visant à créer des papiers d'identité à puce, qui enregistreraient tous les déplacements des personnes, ou des technologies militaires de surveillance des frontières. Des milliards seraient dépensés souvent en pure perte pour recréer un système rappelant le mur de Berlin.

(...)

Augmenter les moyens technologiques, même en multipliant par cent, voire par mille, les effectifs, ne suffirait pas. De même, menacer de sanctions pénales les personnels de la Sécurité sociale, les médecins, les enseignants, les prêtres qui ne dénonceraient pas les personnes en situation irrégulière qu'ils connaissent, risque certes de transformer la société en instaurant la suspicion, mais n'arrêtera pas l'immigration. » (Bigo, Didier (1996), art. cit.)

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d'autres décisions politiques et juridiques (durcissement des lois régissant la nationalité et l'entrée et le séjour des étrangers sur le territoire national, que ce soit aux Etats-Unis ou dans les Etats de l'Union européenne, augmentation de la présence militaire aux frontières, externalisation de l'asile, etc.), les technologies biométriques contribuent inévitablement à élever le coût humain des migrations, sans pouvoir réellement les bloquer. Leurs promoteurs ont beau jeu de promettre une « sécurité complète » en louant les merveilles apportées par le « progrès » technologique; les migrants et, de façon générale, les sujets du contrôle biométrique peuvent toujours exploiter les failles de ces systèmes techniques (ce qui peut aller, dans le cadre des migrants, jusqu'à l'automutilation visant à s'effacer les empreintes digitales). En assurant une « sécurité absolue », les défenseurs à outrance des techniques biométriques ne font pas que suivre un discours général, positiviste et technophile; de façon symétrique et inverse, en craignant l'avènement d'une société totalitaire, les critiques de la « société de contrôle » vont au-delà de la simple technophobie. Ces adversaires se rejoignent en effet sur le point même de l'illusion de la possibilité même du contrôle absolu et total, phantasme orwellien qui s'est doublé de l'élaboration et de la popularisation du concept de « totalitarisme », entendu comme possibilité d'une emprise totale de l'Etat sur les individus. Les opinions critiques et défensives de la biométrie s'intègrent alors au continuum d'un discours récurrent, depuis la chute du mur de Berlin, sur la possibilité d'une maîtrise parfaite, et illusoire, des frontières et des « flux migratoires ».

D'un autre côté, l'utilisation croissante, dans le secteur privé, de dispositifs de contrôle d'accès, conduisent aussi à mettre en question le « monopole légitime des moyens de circulation » que l'Etat-nation s'était attribué. De plus en plus d'espaces, privatisés, peuvent se soustraire à ce monopole légitime, qui matérialise à la fois un contrôle sur les flux de circulation et un contrôle sur l'accès à certains droits ou services, tandis que certaines entreprises ou personnes morales privées peuvent se constituer, pour leurs propres usages, des bases de données biométriques permettant de distinguer entre leurs clients légitimes et les autres. Les technologies utilisées à des fins souveraines sont ainsi réinvesties dans le secteur privé, comme le montre l'exemple du Graduate Management Admission Test.

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En outre, l'identification administrative et biométrique moderne se distingue profondément des modes antérieurs d'identification, en ce qu'elle ne vise plus seulement les citoyens, mais aussi les étrangers. Si, auparavant, les Etats faisaient confiance aux passeports émis par d'autres Etats, ainsi qu'aux actes d'état civil effectués à l'étranger, désormais chacun veut s'assurer, à des fins simultanément administratives et judiciaires (le cas des Etats-Unis étant alors le plus représentatif de cette confusion des finalités, mais l'Union européenne n'est pas en reste), de l'identité des étrangers, non seulement dès lors qu'ils entrent sur le territoire national, mais dès le moment où ils émettent le souhait de s'y rendre, en effectuant une demande de visa. Cela marque sans doute une mutation importante de l'état civil, qui non seulement s'est fait numérique et se lie de plus en plus aux technologies biométriques, mais couvre désormais étrangers et nationaux. L'Etat-nation contemporain cherche à s'assurer directement de l'identité de la population mondiale, dès lors que des éléments de celle-ci entrent en contact, ne serait-ce que de manière fugace, à l'occasion d'une demande (rejetée) de visa, ou d'un changement d'avion, et cela sans en référer aux dispositifs étatiques étrangers.

Si l'identification biométrique est un processus général, s'incarnant sous de multiples facettes et poursuivant différentes fonctions, il n'en demeure pas moins que, sous l'effet des autorités de protections de données personnelles, ainsi que des autorités judiciaires, sa mise en oeuvre concrète obéisse à des distinctions fines, plus ou moins solides. Ainsi, nous avons étudié en détail les délibérations de la CNIL, qui montrent que, par-delà une doctrine générale codifiée dans des guides et accréditant une stabilité de l'attitude de la CNIL, qui fait appel aux principes généraux de proportionnalité, de finalité, de sécurité des données, d'information, etc., cette doctrine est mouvante et parfois ambiguë. Outre les divergences d'interprétation possible des principes généraux de protection des données personnelles, incarnées par les différentes approches retenues par les diverses autorités de protection de données personnelles, les finalités retenues ne sont pas forcément les finalités réelles des dispositifs biométriques, comme peuvent l'illustrer aussi bien les dispositifs de contrôle d'accès dans la restauration, qui visent davantage une efficacité gestionnaire qu'un impératif de sécurité, que ceux utilisés dans les entreprises lorsque les données sont stockées sur support individuel, qui visent alors davantage la confidentialité de l'information protégée plutôt qu'une réelle finalité sécuritaire, ou encore que le

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passage automatisé aux frontières. De même, la distinction entre technologie « à trace » et technologies « sans trace », ou l'extension du concept de « données sensibles », n'est pas univoque: quid des photographies, faisant apparaître la couleur de la peau? Quid des empreintes digitales, pouvant parfois délivrer des informations concernant la santé des individus? Quid des empreintes palmaires, ou encore, de nouveau, des photographies et des dispositifs de reconnaissance faciale? Par ailleurs, l'autorité de la CNIL, bien que simplement morale, depuis la réforme de 2004, en ce qui concerne les « traitements de souveraineté » ou relatifs aux infractions pénales, n'en demeure pas moins réelle. Contrairement à d'autres pays, tels les Philippines, nous n'avons pas, ainsi, ou faut-il dire encore?..., de bases de données dactyloscopiques visant à distinguer les « ayant-droits » à des prestations sociales et les autres. Tout comme ses homologues à l'échelle européenne, elle conduit les autorités politiques et administratives à éclater les fichiers suivant des finalités diverses, et, au sein même des fichiers, à constituer des « sous-fichiers », comme le montre l'exemple d'EURODAC. De même, dans le secteur privé, la CNIL utilise largement de son pouvoir pour prohiber l'utilisation de certaines techniques au profit d'autres technologies, jugées moins dangereuses. Dans ces deux cas, cependant, les finalités ne sont pas remises en cause: ce qui est apprécié, c'est le caractère proportionnel des mesures envisagées, ainsi que les risques éventuels de détournement de finalité. Et pourtant, l'évolution de la conjoncture aidant, il est difficile à ces autorités de s'opposer aux détournements de finalité bien réels des bases de données biométriques, comme le montre l'accès étendu des services de police et des services de renseignement, accès qui ne cesse de s'étendre, la proposition de modification du règlement EURODAC effectuée par la Commission en septembre 2009 n'en étant que le dernier exemple en date. Les fichiers à finalité administrative sont ainsi de plus en plus utilisés à des fins judiciaires de recherche de suspects, ou à des fins préventives, voire « prospectives », d'identification des catégories « à risque », ce qui est apparent dans l'usage omniprésent des statistiques. Les autorités de protection des données poursuivent ainsi une fonction d'aiguillonage, favorisant certaines techniques aux dépens d'autres dispositifs, encadrant tant bien que mal l'usage des bases de données, et certifiant la sécurité des systèmes, ce qui leur donne une fonction économique importante. Elles jouent ainsi ce rôle ambigu, qui consiste tout à la fois à garantir certains droits et à légitimer l'usage de certaines techniques ou systèmes d'information biométriques. Cela conduit

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certains à critiquer leur caractère « frileux » à l'égard des « nouvelles technologies », tandis que d'autres au contraire remettent en cause leur existence même, préférant s'appuyer sur des relais politiques (associatifs, municipaux, régionaux, etc.) plutôt que juridiques pour garantir la protection des données personnelles.

Au regard du droit, les bases de données biométriques poursuivent différentes fonctions et soulèvent des enjeux complexes. On peut dire, d'abord, que la constitution de ces fichiers, et leur fragmentation, conduit à matérialiser les catégories juridiques, lesquelles prennent véritablement corps dans ces systèmes d'information. Ainsi, la catégorie des étrangers non-admis est-elle matérialisée dans le Fichier national des non-admis; celle des réfugiés dans EURODAC; celle des demandeurs de visa dans VISABIO, etc. Ces catégories peuvent bien entendu se recouvrir: un citoyen français ayant demandé un passeport sera enregistré dans le système TES, mais, si d'aventure il faisait l'objet d'une procédure judiciaire, il pourrait être fiché dans le FNAED, voire le FNAEG. En matérialisant ces catégories juridiques dans des systèmes d'information, l'administration peut ensuite élaborer des statistiques la guidant dans l'élaboration des politiques publiques: c'est là, par exemple, l'une des fonctions importantes d'EURODAC ou d'ELOI. Ensuite, en permettant l'encartement biométrique généralisé, mais différencié, de la population, ces bases de données permettent de donner une effectivité croissante aux normes juridiques: elles assurent le suivi des populations et la traçabilité des individus, qui sont d'autant plus facilement interpellés le cas échéant. Etre « signalé » ou « connu des services de police » n'est pas un vain mot; en permettant l'encartement biométrique des individus, les normes juridiques préparent le terrain à l'effectivité des mesures de police, tout autant qu'elles orientent les contrôles d'identité vers des zones déterminées et des espaces localisés, afin d'obéir au « double bind » contradictoire opposant logique de reconnaissance par le face-à-face à la logique d'identification administrative, et mesures de police obéissant aux ordres formulés par les circulaires ministérielles aux normes constitutionnelles interdisant la discrimination et les restrictions injustifiées de la liberté d'aller et de venir. Mais on peut aussi s'interroger sur la façon dont la biométrie rend effectif les normes juridiques: n'y a-t-il pas, en effet, un risque de perversion de ces normes dans leur application même, dans la mesure où la biométrie peut conduire à mettre l'accent sur l'apparence physique ou l'appartenance ethnique?

Enfin, comme l'ont souligné diverses personnes et organismes à l'occasion du débat sur la carte d'identité INES (dont D. Bigo, la CNCDH, etc.), l'identification biométrique pose un véritable problème au regard non pas de l'effectivité des normes, mais de leur trop grande effectivité. En effet, les faux papiers, pour dangereuse que soit la fraude documentaire à l'égard des impératifs d'ordre public, qui englobent souvent des aspects relatifs à la politique de l'immigration ou à la distinction des ayant-droits, sont aussi des sauf-conduits indispensables en cas d'installation de régimes autoritaires. C'est là le sens de l'instauration de dispositifs de destruction des fichiers prescrits par la CNIL, qui tendent à être de moins en moins installés. Il se pourrait bien que la condition d'un régime démocratique soit tout autant l'ineffectivité relative de ses normes que leur efficacité permanente. Seul ce hiatus entre la norme et son application pourrait préserver un espace marginal de liberté individuelle, indispensable si le caractère démocratique du régime aboutissait à être mis en cause. Si le concept de totalitarisme a une valeur heuristique, et pas seulement polémique, ne pourrait-on pas proposer de le définir, de façon qu'apparemment provocante, comme adéquation parfaite et complète de la norme au réel? La crainte, justifiée, de l'impossibilité d'échapper à l'identification administrative doit toutefois être relativisée: comme nous avons pu le montrer, la possibilité de l'usurpation d'identité, et donc de sa falsification, ne disparaît pas dans un régime d'identification biométrique, qui certes rend possible une traçabilité accrue des individus. S'il se fait plus rare, la confiance parfois excessive accordée aux technologies biométriques, et la transmutation du caractère seulement vraisemblable de l'identification opérée en certitude juridique irréfragable, conduit à porter à une nouvelle puissance le phénomène des « vrais-faux papiers », qu'ils soient obtenus grâce à une ruse effectuée lors de la demande des « documents sources », ou par un dispositif mettant en échec les dispositifs de reconnaissance biométrique, ou encore par l'utilisation des failles de la « chaîne de l'identité », qui peuvent permettre d'obtenir, par des effets d'illégalismes tolérés, certains documents qui donnent ensuite le droit d'obtenir d'autres documents, conduisant ainsi à l'élaboration de statuts juridiques distincts et gradués. D'une part, la ligne de partage ne s'arrête pas à la simple distinction, grossière, entre étranger et national, ayant-droit et sans-droits: elle conduit au contraire à l'élaboration d'identités multiples, qui peuvent combiner toutes ces caractéristiques à des niveaux différents, le citoyen pouvant se trouver sans-droits

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lorsque l'impératif de « dignité de la personne » conduit à lui dénier toute liberté de choix, tandis que l'étranger sans-papiers peut acquérir, progressivement, certains droits, et certains papiers validant ces droits. D'autre part, l'effectivité « trop grande » des normes régissant l'identité civile risque de se transformer en « hyper-effectivité », le faux et l'incertitude s'insérant au coeur même de la vérité et de la certitude juridique. Plus la conviction que les identités civiles sont garanties de façon certaine par des dispositifs techniques complexes grandit, plus le péril représenté par la falsification de l'identité croît, celle-ci devenant de plus en plus inimaginable. Ainsi, en apposant le sceau de la validité juridique aux dispositifs techniques de reconnaissance biométrique, le droit court le risque de renforcer d'autant les simulacres d'identité, qui n'obéissent plus au simple critère binaire discriminant entre le vrai et le faux, l'identité vérace et l'identité fictive, l'identité citoyenne et l'identité étrangère ou dépourvue de droits, mais occupent tout un continuum d'identités bénéficiant de statuts intermédiaires entre l'illégalité totale et la citoyenneté « n'ayant rien à se reprocher ».

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille