CONCLUSION
Si l' « identité biométrique », au
sens d'une « identité biologique » déterminée,
est une expression peut-être dépourvue de sens, aucune
caractéristique biométrique ne pouvant être utilisée
comme critère certain et univoque de l'identité numérique
d'un individu, l'identification biométrique est, elle, une
réalité indubitable, marquée d'une part par la progression
importante des systèmes biométriques d'identification
administrative, et d'autre part par l'essor des systèmes de
contrôle d'accès biométrique. Bien que ces deux types de
systèmes puissent poursuivre des finalités différentes,
étant utilisés dans des contextes variés, ceux-là
étant en particulier l'apanage de l'Etat, tandis que ceux-ci sont aussi
utilisés par des entreprises et des particuliers, ce n'est que par un
artifice de l'analyse juridique qu'on peut réellement les distinguer. En
effet, l'usage à des fins souveraines de la technologie
biométrique n'est pas indépendant de l'usage à des fins
commerciales et privées, quoique ces deux formes d'utilisation de la
biométrie soient soumises à des normes distinctes. L'un des
risques soulignés à maintes reprises par les autorités de
protection des données personnelles et les associations de
défense des droits de l'homme, à savoir l'instauration d'une
« société de surveillance », dépend
particulièrement de l'articulation de ces deux modes d'usage de ces
technologies, qu'elles soient nouvelles ou plus anciennes. Les organismes en
charge de la mise en oeuvre de ces technologies, qu'ils soient politiques ou
économiques, en sont d'ailleurs parfaitement conscients: les populations
s'accoutumeront d'autant plus à ces nouvelles formes d'identification
qu'elles seront omniprésentes dans tous les domaines de la vie sociale,
au travail comme à l'aéroport, dans les restaurants scolaires ou
d'entreprises comme aux guichets des préfectures... L'un des risques
soulignés, par exemple, par la Commission nationale consultative des
droits de l'homme, lors de son examen du projet de carte d'identité
INES, consistait à étendre, sous le motif légitime de
l'identification administrative, les cas où des organismes privés
exigeraient des preuves biométriques de l'identité. Le «
devoir d'identification » tend à devenir
omniprésent9°5.
9°5 CCNE, avis n°98 précité.
Conclusion p.
328
Conclusion p. 329
Ceci justifie donc qu'on ait pu étudier la mise en
oeuvre des technologies biométriques dans ces différents
secteurs. Pour autant, l'interaction entre ces différentes logiques ne
doit pas conduire à leur confusion. Outre un régime juridique
distinct, matérialisé en France en particulier par l'autorisation
préalable de la CNIL à laquelle sont soumis les dispositifs
biométriques ne répondant pas à des impératifs
souverains, ceux-ci ne faisant l'objet que d'un avis consultatif, les
dispositifs de contrôle d'accès visent le plus souvent à
s'assurer de l'identité d'une personne, fonctionnant ainsi davantage sur
une logique de vérification de l'identité, tandis que les
systèmes d'information biométriques mis en place par l'Etat,
aussi bien dans le cadre administratif des documents d'identité et de
voyage que dans le cadre policier et judiciaire des fichiers relatifs aux
infractions pénales, poursuivent aussi, voire principalement, une
finalité d'identification. Les discours promouvant l'usage de la
biométrie jouent souvent de cette ambiguïté entre
vérification et identification, en affirmant que la biométrie,
loin de constituer un risque à l'égard de la vie privée,
permettrait de protéger celle-ci en nous garantissant contre
l'usurpation d'identité. Or, de fait, la constitution de bases de
données biométriques permet un autre usage que la simple
vérification de l'identité, laquelle ne requiert de conserver les
données que sur des supports individuels. Outre le fait de
sécuriser le lien entre le document d'identité et son porteur,
ces systèmes d'information biométriques permettent aussi
d'identifier, à leur insu, des individus, soit en mettant en place des
dispositifs de reconnaissance faciale, soit en identifiant des traces
prélevées lors d'enquêtes judiciaires.
Ils peuvent aussi être utilisés à des fins
de traçabilité des individus, ainsi qu'à des fins de
profilage visant à établir des schémas abstraits et
statistiques de comportements individuels, qui permettent de constituer des
catégories « à risque ». Prolongeant ainsi, d'une
certaine manière, les dispositifs d'administration institués au
XVIIIe et au XIXe siècle, étudiés par V. Denis et M.
Foucault, la biométrie permet ainsi simultanément de suivre au
plus près l'individu tout en constituant des « populations »
distinctes, sujettes à des traitements différenciés. Les
fonctions statistiques et de traçabilité individuelle sont
étroitement liées, et revêtent toutes deux une importance
majeure, bien qu'on ait tendance à accentuer l'aspect individuel en
raison des risques pressentis à l'égard des libertés
individuelles et de la vie privée. Toutes deux sont mises en oeuvre
à la fois par l'instauration de systèmes
330
d'information biométriques, et par les contrôles
d'identité qui seuls rendent véritablement opérants ces
systèmes: les visas biométriques illustrent par exemple ce
point906
La fonction affichée de vérification mise en
oeuvre par les dispositifs biométriques ne doit donc pas, malgré
son importance réelle, être surestimée, non plus que la
différence entre celle-ci et la fonction d'identification. D'une part,
toutes deux procèdent d'un « devoir d'identification »,
nonobstant ni les risques accrus que soulève la conservation des
données sur un support central, ni la réelle valeur
ajoutée de la vérification biométrique qui peut
avantageusement remplacer des codes lors d'opérations quotidiennes,
notamment commerciales. D'autre part, pour constituer techniquement deux
opérations distinctes, vérification et identification
biométrique sont socialement conjointes: si les autorités de
protection de données personnelles font à juste titre la
distinction entre ces opérations, il n'en demeure pas moins que toutes
deux conduisent à l'accoutumance progressive de la population aux
dispositifs biométriques. Enfin, les dispositifs biométriques
poursuivent d'autres fonctions, notamment de gestion des flux et
d'élaboration de statistiques, et donc de politiques publiques, qui
peuvent, ou non, être mis en oeuvre, selon les caractéristiques
techniques du dispositif, mais aussi selon qu'ils sont liés à
d'autres opérations, tels les contrôles d'identité.
Examiner la biométrisation des documents d'identité et de voyage
sans s'intéresser d'une part aux systèmes d'information auxquels
ils sont reliés, d'autre part aux contrôles et aux
vérifications d'identité qu'ils permettent, n'a pas de sens:
c'est bien la liaison entre les « data doubles », ou, plus
précisément, les « universal data elements »
(C. Willse) qui permettent le profilage des populations, et la dimension
singulière du contrôle d'identité qui vise toujours un
individu déterminé, bien que ce dernier soit toujours pris dans
une catégorisation préalable -- ne serait-ce que parce qu'il
habite dans une zone « connue » pour abriter de nombreux
étrangers -- qui donne toute sa force à la biométrisation
des documents
906 Voir par ex. le 5° rapport au
Parlement sur « les orientations de la politique de l'immigration »
effectué par le Secrétariat général du
comité interministériel de l'immigration (déc. 2008, La
Documentation française, p.36), qui cite plusieurs avantages du visa
biométrique:
« prévention de la fraude »;
« certitudes sur l'identité des demandeurs de visa
»;
« traçabilité des demandeurs de visa
biométrique: la comparaison des empreintes digitales à
différents moments et dans des lieux différents permet d'assurer
le suivi de certains demandeurs ayant attiré l'attention des services
intéressés »;
« meilleur contrôle des retours dans le pays d'origine
: les contrôles d'identité sur et à la sortie du territoire
permettent de mieux connaître les mouvements de population, notamment
ceux des étrangers en situation irrégulière, et de
faciliter ainsi leur éloignement vers leur pays d'origine. »
Conclusion p ·
Conclusion P. 331
d'identité et de voyage. De même, les
contrôles d'accès utilisés aussi bien dans les restaurants
scolaires que dans les aéroports, à des fins d'automatisation des
frontières (programme PEGASE, etc.), relèvent tout autant, voire
plus, d'une logique de gestion des flux, appréhendée à
travers les techniques modernes de management, que d'une logique de
sécurisation de l'identité.
L'identification, visée première de la
biométrie, peut ainsi être subordonnée à d'autres
impératifs, tels le contrôle de la liberté de circulation
et d'aller-et-venir. En ceci, l'identification biométrique ne fait
qu'hériter des dispositifs antérieurs d'identification
administrative, qui ont été instaurés dans une double
finalité de distinction entre les citoyens et les étrangers, les
« ayant droits » et les « sans droits », et de
contrôle à la fois de l'immigration et de l'émigration,
comme ont pu le montrer aussi bien J. Torpey que G. Noiriel. Ce faisant, le
rôle de la photographie, qui peut représenter d'une certaine
manière l'âge d'or de l' « objectivité
mécanique », telle que décrite par P. Galison, qui vise
à se passer de la subjectivité humaine, conserve ses fonctions
antérieures de « signalement » tout en étant
portée à une nouvelle puissance sous l'effet de la
numérisation et de son stockage par maintes administrations. Hier comme
aujourd'hui, elle demeure le média principal permettant aussi bien
l'authentification du lien entre un document et son porteur et l'identification
de personnes recherchées, qui peuvent ainsi être
régulièrement interpellés. Bien entendu, la
subjectivité n'est jamais complètement évacuée: si
le signalement par photographie est plus objectif qu'un dessin, et plus parlant
qu'une description écrite d'un individu, il n'en demeure pas moins que
c'est toujours le contrôleur lui-même qui effectue
l'opération de re-connaissance, en comparant la photographie au visage
qu'il regarde. L'apparence et le regard, qui doivent être pris en compte,
tant bien que mal, par le droit, lequel constitue à cet égard des
concepts étranges tels que les « signes extérieurs
d'extranéité », demeurent une composante irréductible
de l'identification, à laquelle ni l'identification par l'écrit,
ni l'identification biométrique, ne permettent de se passer. Ces trois
registres d'identification sont entremêlés, tant et si bien que
s'il y a un sens à parler d'identification biométrique, ce n'est
qu'en plaçant celle-ci dans la continuité, diachronique mais
aussi synchronique, des autres modes d'identification.
Conclusion P. 332
S'il y a donc continuité entre l'identification
biométrique et l'identification administrative, les ruptures n'en sont
pas moins présentes. D'une part, en attachant l'identité civile
et juridique à des caractéristiques biométriques, et
notamment à des technologies « à trace », telles que
les empreintes digitales et génétiques, mais aussi,
potentiellement, les photographies numérisées, les empreintes
palmaires, etc., lesquelles sont stockées sur des supports centraux, il
y a sans nul doute autonomisation d'un « corps virtuel » qui permet
ensuite de retrouver des traces de la personne sur les lieux qu'il a pu
traverser. Au lieu de ne s'incarner que dans des papiers d'identité,
l'identité juridique, c'est-à-dire la personnalité civile,
se matérialise dans des traces biométriques qui peuvent
être relevées à son insu: c'est bien la trace du nom dans
le corps, et dans l'espace, que l'on peut déceler grâce à
la biométrie, qui hérite en ceci de l'anthropométrie
judiciaire. Diverses autorités morales, dont en particulier le
Comité consultatif national d'éthique, ont pu voir là une
réduction de l'ipséité de la personne à la
mêmeté. Cependant, nous avons vu que cela pouvait aussi bien
conduire à une redéfinition de l'ipséité,
c'est-à-dire de la conscience de soi, laquelle n'est pas une forme
universelle mais historique. Si la conscience de soi est liée intimement
au sentiment de responsabilité, à la capacité de
répondre de soi-même, la biométrie pourrait aussi bien
conduire à réduire le champ d'importance de l'attestation
autobiographique, au profit d'un critère technique et biologique de
vérification, qu'à modifier le champ même des actes dont
une personne acceptera de se reconnaître comme responsable et auteur :
qu'elle en ait eu conscience ou non, qu'elle s'en souvienne ou non, preuve sera
faite qu'elle a été présente en tel lieu. Sans que la
possibilité fantastique de changer de corps n'intervienne, il se
pourrait bien qu'une personne se retrouve dans une situation similaire à
celle de Daniel Gray dans la nouvelle de Greg Egan: regardant son propre corps
comme celui d'un autre; contrairement à ce nouvel avatar de Dorian Gray,
il ne pourrait toutefois prétendre qu'il s'agisse réellement d'un
autre: il s'agit bien de soi-même comme un autre.
D'autre part, comme ont pu le remarquer D. Bigo et E. Guild,
les nouveaux procédés d'automatisation des frontières et
de « contrôle à distance », via l'instauration de
documents de voyage biométriques, mais aussi par d'autres
procédés tels le système électronique
d'autorisation de voyage (ESTA) mis en oeuvre par les Etats-Unis, et
actuellement à l'étude par la Commission européenne,
conduisent à
Conclusion p · 333
une modification de la notion même de frontière:
celle-ci n'est plus attachée au territoire, mais devient mobile, suivant
l'individu dans ses mouvements, et dotée d'une puissance plus ou moins
restrictive selon la catégorie à laquelle appartient l'individu.
Les frontières collent désormais aux corps qui se heurtent
à celles-ci avant même d'être entrés sur le
territoire national. L'identification biométrique s'intègre alors
à une politique générale de l'immigration, de l'asile, et
de l'anti-terrorisme, conceptualisée au sein de l'Union
européenne sous le nom d' « espace de liberté, de
sécurité et de justice », et marquée par
l'accès croissant des services chargés de la
sécurité intérieure aux différentes bases de
données biométriques, elles-mêmes mises en réseau au
niveau européen. On peut s'interroger sur l'efficacité
réelle de ces dispositifs biométriques concernant le
contrôle des frontières. En effet, si l'évolution technique
de la biométrie, ces dernières années, demeurait
inimaginable dans les dernières années du XXe
siècle9°7, il n'en demeure pas moins que les
critiques diverses émises envers la simple possibilité du
contrôle efficace et absolu des frontières, tel que
prôné par les différents discours sur l'immigration,
restent de mise: aujourd'hui comme hier, la conjonction entre le
caractère massif des « flux de migration », ou encore de
l'exode généralisé de catégories entières de
populations soumises à différentes crises (politiques,
économiques, alimentaires, environnementales, etc.), et le
caractère particulier de chaque décision individuelle à
l'origine de l'exil de chacun, conduit à faire de l'idéal de
maîtrise complète des frontières un idéal utopique,
prenant chaque jour davantage des allures dystopiques. S'ajoutant à une
batterie
9O' Les remarques de Didier Bigo, en 1996, sont ainsi
à la fois lucides et éclairantes: s'il n'imaginait pas, alors, et
ce pour des raisons budgétaires, la possibilité d'un
système d'enregistrement des empreintes digitales des demandeurs
d'asile, ce qui est le principe même du système EURODAC en vigueur
depuis 2003, il ajoute que, quand bien même les progrès techniques
permettraient de telles évolutions, le caractère à la fois
massif et singulier des exils et des exodes hypothèque, par essence, les
discours de maîtrise complète de l'immigration.
« Entait, écrivait-il, le contrôle aux
frontières terrestres n'est plus réalisable techniquement. Le
durcissement des textes diminue le nombre de légaux et renforce celui
des clandestins, mais il ne les empêche pas de passer. La «
forteresse » ne peut pas être construite. Les moyens en hommes et en
matériel ne suivront jamais les rhétoriques, sauf à
changer de régime politique. Ainsi, le projet de saisie des empreintes
digitales des étrangers déposant des demandes de séjour
coûterait plusieurs centaines de millions de francs. Il en va de
même des projets visant à créer des papiers
d'identité à puce, qui enregistreraient tous les
déplacements des personnes, ou des technologies militaires de
surveillance des frontières. Des milliards seraient
dépensés souvent en pure perte pour recréer un
système rappelant le mur de Berlin.
(...)
Augmenter les moyens technologiques, même en
multipliant par cent, voire par mille, les effectifs, ne suffirait pas. De
même, menacer de sanctions pénales les personnels de la
Sécurité sociale, les médecins, les enseignants, les
prêtres qui ne dénonceraient pas les personnes en situation
irrégulière qu'ils connaissent, risque certes de transformer la
société en instaurant la suspicion, mais n'arrêtera pas
l'immigration. » (Bigo, Didier (1996), art. cit.)
Conclusion p · 334
d'autres décisions politiques et juridiques
(durcissement des lois régissant la nationalité et
l'entrée et le séjour des étrangers sur le territoire
national, que ce soit aux Etats-Unis ou dans les Etats de l'Union
européenne, augmentation de la présence militaire aux
frontières, externalisation de l'asile, etc.), les technologies
biométriques contribuent inévitablement à élever le
coût humain des migrations, sans pouvoir réellement les bloquer.
Leurs promoteurs ont beau jeu de promettre une « sécurité
complète » en louant les merveilles apportées par le «
progrès » technologique; les migrants et, de façon
générale, les sujets du contrôle biométrique peuvent
toujours exploiter les failles de ces systèmes techniques (ce qui peut
aller, dans le cadre des migrants, jusqu'à l'automutilation visant
à s'effacer les empreintes digitales). En assurant une «
sécurité absolue », les défenseurs à outrance
des techniques biométriques ne font pas que suivre un discours
général, positiviste et technophile; de façon
symétrique et inverse, en craignant l'avènement d'une
société totalitaire, les critiques de la «
société de contrôle » vont au-delà de la simple
technophobie. Ces adversaires se rejoignent en effet sur le point même de
l'illusion de la possibilité même du contrôle absolu et
total, phantasme orwellien qui s'est doublé de l'élaboration et
de la popularisation du concept de « totalitarisme », entendu comme
possibilité d'une emprise totale de l'Etat sur les individus.
Les opinions critiques et défensives de la biométrie
s'intègrent alors au continuum d'un discours récurrent,
depuis la chute du mur de Berlin, sur la possibilité d'une
maîtrise parfaite, et illusoire, des frontières et des « flux
migratoires ».
D'un autre côté, l'utilisation croissante, dans
le secteur privé, de dispositifs de contrôle d'accès,
conduisent aussi à mettre en question le « monopole légitime
des moyens de circulation » que l'Etat-nation s'était
attribué. De plus en plus d'espaces, privatisés, peuvent se
soustraire à ce monopole légitime, qui matérialise
à la fois un contrôle sur les flux de circulation et un
contrôle sur l'accès à certains droits ou services, tandis
que certaines entreprises ou personnes morales privées peuvent se
constituer, pour leurs propres usages, des bases de données
biométriques permettant de distinguer entre leurs clients
légitimes et les autres. Les technologies utilisées à des
fins souveraines sont ainsi réinvesties dans le secteur privé,
comme le montre l'exemple du Graduate Management Admission Test.
Conclusion p · 335
En outre, l'identification administrative et
biométrique moderne se distingue profondément des modes
antérieurs d'identification, en ce qu'elle ne vise plus seulement les
citoyens, mais aussi les étrangers. Si, auparavant, les Etats faisaient
confiance aux passeports émis par d'autres Etats, ainsi qu'aux actes
d'état civil effectués à l'étranger,
désormais chacun veut s'assurer, à des fins simultanément
administratives et judiciaires (le cas des Etats-Unis étant alors le
plus représentatif de cette confusion des finalités, mais l'Union
européenne n'est pas en reste), de l'identité des
étrangers, non seulement dès lors qu'ils entrent sur le
territoire national, mais dès le moment où ils émettent le
souhait de s'y rendre, en effectuant une demande de visa. Cela marque sans
doute une mutation importante de l'état civil, qui non seulement s'est
fait numérique et se lie de plus en plus aux technologies
biométriques, mais couvre désormais étrangers et
nationaux. L'Etat-nation contemporain cherche à s'assurer directement de
l'identité de la population mondiale, dès lors que des
éléments de celle-ci entrent en contact, ne serait-ce que de
manière fugace, à l'occasion d'une demande (rejetée) de
visa, ou d'un changement d'avion, et cela sans en référer aux
dispositifs étatiques étrangers.
Si l'identification biométrique est un processus
général, s'incarnant sous de multiples facettes et poursuivant
différentes fonctions, il n'en demeure pas moins que, sous l'effet des
autorités de protections de données personnelles, ainsi que des
autorités judiciaires, sa mise en oeuvre concrète obéisse
à des distinctions fines, plus ou moins solides. Ainsi, nous avons
étudié en détail les délibérations de la
CNIL, qui montrent que, par-delà une doctrine générale
codifiée dans des guides et accréditant une stabilité de
l'attitude de la CNIL, qui fait appel aux principes généraux de
proportionnalité, de finalité, de sécurité des
données, d'information, etc., cette doctrine est mouvante et parfois
ambiguë. Outre les divergences d'interprétation possible des
principes généraux de protection des données personnelles,
incarnées par les différentes approches retenues par les diverses
autorités de protection de données personnelles, les
finalités retenues ne sont pas forcément les finalités
réelles des dispositifs biométriques, comme peuvent l'illustrer
aussi bien les dispositifs de contrôle d'accès dans la
restauration, qui visent davantage une efficacité gestionnaire qu'un
impératif de sécurité, que ceux utilisés dans les
entreprises lorsque les données sont stockées sur support
individuel, qui visent alors davantage la confidentialité de
l'information protégée plutôt qu'une réelle
finalité sécuritaire, ou encore que le
Conclusion P. 336
passage automatisé aux frontières. De
même, la distinction entre technologie « à trace » et
technologies « sans trace », ou l'extension du concept de «
données sensibles », n'est pas univoque: quid des photographies,
faisant apparaître la couleur de la peau? Quid des empreintes digitales,
pouvant parfois délivrer des informations concernant la santé des
individus? Quid des empreintes palmaires, ou encore, de nouveau, des
photographies et des dispositifs de reconnaissance faciale? Par ailleurs,
l'autorité de la CNIL, bien que simplement morale, depuis la
réforme de 2004, en ce qui concerne les « traitements de
souveraineté » ou relatifs aux infractions pénales, n'en
demeure pas moins réelle. Contrairement à d'autres pays, tels les
Philippines, nous n'avons pas, ainsi, ou faut-il dire encore?..., de bases de
données dactyloscopiques visant à distinguer les «
ayant-droits » à des prestations sociales et les autres. Tout comme
ses homologues à l'échelle européenne, elle conduit les
autorités politiques et administratives à éclater les
fichiers suivant des finalités diverses, et, au sein même des
fichiers, à constituer des « sous-fichiers », comme le montre
l'exemple d'EURODAC. De même, dans le secteur privé, la CNIL
utilise largement de son pouvoir pour prohiber l'utilisation de certaines
techniques au profit d'autres technologies, jugées moins dangereuses.
Dans ces deux cas, cependant, les finalités ne sont pas remises en
cause: ce qui est apprécié, c'est le caractère
proportionnel des mesures envisagées, ainsi que les risques
éventuels de détournement de finalité. Et pourtant,
l'évolution de la conjoncture aidant, il est difficile à ces
autorités de s'opposer aux détournements de finalité bien
réels des bases de données biométriques, comme le montre
l'accès étendu des services de police et des services de
renseignement, accès qui ne cesse de s'étendre, la proposition de
modification du règlement EURODAC effectuée par la Commission en
septembre 2009 n'en étant que le dernier exemple en date. Les fichiers
à finalité administrative sont ainsi de plus en plus
utilisés à des fins judiciaires de recherche de suspects, ou
à des fins préventives, voire « prospectives »,
d'identification des catégories « à risque », ce qui
est apparent dans l'usage omniprésent des statistiques. Les
autorités de protection des données poursuivent ainsi une
fonction d'aiguillonage, favorisant certaines techniques aux dépens
d'autres dispositifs, encadrant tant bien que mal l'usage des bases de
données, et certifiant la sécurité des systèmes, ce
qui leur donne une fonction économique importante. Elles jouent ainsi ce
rôle ambigu, qui consiste tout à la fois à garantir
certains droits et à légitimer l'usage de certaines techniques ou
systèmes d'information biométriques. Cela conduit
Conclusion p · 337
certains à critiquer leur caractère «
frileux » à l'égard des « nouvelles technologies
», tandis que d'autres au contraire remettent en cause leur existence
même, préférant s'appuyer sur des relais politiques
(associatifs, municipaux, régionaux, etc.) plutôt que juridiques
pour garantir la protection des données personnelles.
Au regard du droit, les bases de données
biométriques poursuivent différentes fonctions et
soulèvent des enjeux complexes. On peut dire, d'abord, que la
constitution de ces fichiers, et leur fragmentation, conduit à
matérialiser les catégories juridiques, lesquelles prennent
véritablement corps dans ces systèmes d'information. Ainsi, la
catégorie des étrangers non-admis est-elle
matérialisée dans le Fichier national des non-admis; celle des
réfugiés dans EURODAC; celle des demandeurs de visa dans VISABIO,
etc. Ces catégories peuvent bien entendu se recouvrir: un citoyen
français ayant demandé un passeport sera enregistré dans
le système TES, mais, si d'aventure il faisait l'objet d'une
procédure judiciaire, il pourrait être fiché dans le FNAED,
voire le FNAEG. En matérialisant ces catégories juridiques dans
des systèmes d'information, l'administration peut ensuite
élaborer des statistiques la guidant dans l'élaboration des
politiques publiques: c'est là, par exemple, l'une des fonctions
importantes d'EURODAC ou d'ELOI. Ensuite, en permettant l'encartement
biométrique généralisé, mais
différencié, de la population, ces bases de données
permettent de donner une effectivité croissante aux normes juridiques:
elles assurent le suivi des populations et la traçabilité des
individus, qui sont d'autant plus facilement interpellés le cas
échéant. Etre « signalé » ou « connu des
services de police » n'est pas un vain mot; en permettant l'encartement
biométrique des individus, les normes juridiques préparent le
terrain à l'effectivité des mesures de police, tout autant
qu'elles orientent les contrôles d'identité vers des zones
déterminées et des espaces localisés, afin d'obéir
au « double bind » contradictoire opposant logique de reconnaissance
par le face-à-face à la logique d'identification administrative,
et mesures de police obéissant aux ordres formulés par les
circulaires ministérielles aux normes constitutionnelles interdisant la
discrimination et les restrictions injustifiées de la liberté
d'aller et de venir. Mais on peut aussi s'interroger sur la façon dont
la biométrie rend effectif les normes juridiques: n'y a-t-il pas, en
effet, un risque de perversion de ces normes dans leur application même,
dans la mesure où la biométrie peut conduire à mettre
l'accent sur l'apparence physique ou l'appartenance ethnique?
Enfin, comme l'ont souligné diverses personnes et
organismes à l'occasion du débat sur la carte d'identité
INES (dont D. Bigo, la CNCDH, etc.), l'identification biométrique pose
un véritable problème au regard non pas de l'effectivité
des normes, mais de leur trop grande effectivité. En effet, les faux
papiers, pour dangereuse que soit la fraude documentaire à
l'égard des impératifs d'ordre public, qui englobent souvent des
aspects relatifs à la politique de l'immigration ou à la
distinction des ayant-droits, sont aussi des sauf-conduits indispensables en
cas d'installation de régimes autoritaires. C'est là le sens de
l'instauration de dispositifs de destruction des fichiers prescrits par la
CNIL, qui tendent à être de moins en moins installés. Il se
pourrait bien que la condition d'un régime démocratique soit tout
autant l'ineffectivité relative de ses normes que leur efficacité
permanente. Seul ce hiatus entre la norme et son application pourrait
préserver un espace marginal de liberté individuelle,
indispensable si le caractère démocratique du régime
aboutissait à être mis en cause. Si le concept de totalitarisme a
une valeur heuristique, et pas seulement polémique, ne pourrait-on pas
proposer de le définir, de façon qu'apparemment provocante, comme
adéquation parfaite et complète de la norme au réel? La
crainte, justifiée, de l'impossibilité d'échapper à
l'identification administrative doit toutefois être relativisée:
comme nous avons pu le montrer, la possibilité de l'usurpation
d'identité, et donc de sa falsification, ne disparaît pas dans un
régime d'identification biométrique, qui certes rend possible une
traçabilité accrue des individus. S'il se fait plus rare, la
confiance parfois excessive accordée aux technologies
biométriques, et la transmutation du caractère seulement
vraisemblable de l'identification opérée en certitude juridique
irréfragable, conduit à porter à une nouvelle puissance le
phénomène des « vrais-faux papiers », qu'ils soient
obtenus grâce à une ruse effectuée lors de la demande des
« documents sources », ou par un dispositif mettant en échec
les dispositifs de reconnaissance biométrique, ou encore par
l'utilisation des failles de la « chaîne de l'identité
», qui peuvent permettre d'obtenir, par des effets d'illégalismes
tolérés, certains documents qui donnent ensuite le droit
d'obtenir d'autres documents, conduisant ainsi à l'élaboration de
statuts juridiques distincts et gradués. D'une part, la ligne de partage
ne s'arrête pas à la simple distinction, grossière, entre
étranger et national, ayant-droit et sans-droits: elle conduit au
contraire à l'élaboration d'identités multiples, qui
peuvent combiner toutes ces caractéristiques à des niveaux
différents, le citoyen pouvant se trouver sans-droits
Conclusion p.
338
Conclusion P · 339
lorsque l'impératif de « dignité de la
personne » conduit à lui dénier toute liberté de
choix, tandis que l'étranger sans-papiers peut acquérir,
progressivement, certains droits, et certains papiers validant ces droits.
D'autre part, l'effectivité « trop grande » des normes
régissant l'identité civile risque de se transformer en «
hyper-effectivité », le faux et l'incertitude s'insérant au
coeur même de la vérité et de la certitude juridique. Plus
la conviction que les identités civiles sont garanties de façon
certaine par des dispositifs techniques complexes grandit, plus le péril
représenté par la falsification de l'identité croît,
celle-ci devenant de plus en plus inimaginable. Ainsi, en apposant le sceau de
la validité juridique aux dispositifs techniques de reconnaissance
biométrique, le droit court le risque de renforcer d'autant les
simulacres d'identité, qui n'obéissent plus au simple
critère binaire discriminant entre le vrai et le faux, l'identité
vérace et l'identité fictive, l'identité citoyenne et
l'identité étrangère ou dépourvue de droits, mais
occupent tout un continuum d'identités bénéficiant de
statuts intermédiaires entre l'illégalité totale et la
citoyenneté « n'ayant rien à se reprocher ».
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