2.Le contrôle d'accès biométrique
met-il en jeu l'intégrité du corps ou la dignité ?
Au pôle opposé, on a la critique de D.
Touchent464, qui souligne une autre ambiguïté
alléguée du jugement : tout en admettant que l'utilisation
biométrique de l'empreinte digitale « met en cause le corps humain
et porte ainsi atteinte aux libertés individuelles », le TGI admet
cette remise en cause lorsqu'il s'agit d'une « finalité
sécuritaire ou protectrice de l'activité exercée dans des
locaux identifiés. » Or, selon
D. Touchent, « l'intégrité du corps humain
et la manière dont il est utilisé par la biométrie
constitue un aspect de la dignité humaine. » Dès lors,
« la mise en place du badgeage par empreintes digitales ou tout autre
système basé sur des éléments mettant en cause le
corps humain doit être interdit. Si on autorise ce genre de
procédé, rien ne permet de dire que, dans les années
à venir, l'employeur ne pourra pas invoquer l'usage d'une puce
sous-cutanée pour des impératifs de sécurité et de
compétitivité de l'entreprise », ce qui ne relève
pas, comme le remarquait la CNCDH, de la science-fiction465. «
Les seules atteintes possibles [à la dignité humaine],
poursuit-il, sont celles opérées par l'autorité
administrative ou judiciaire et qui sont justifiées par la protection de
l'ordre public ou de la sécurité des personnes.
»466 Si ce dernier point concorde avec la jurisprudence
précitée du Conseil constitutionnel, il n'en va probablement pas
de même du prélèvement des empreintes digitales: on peut
présumer que celui-ci ne serait pas considéré comme
douloureux, invasif ou
« attentatoire » à la dignité, et telle
semble être la position adoptée par la jurisprudence.
463 Barbry, E. (2005) « La biométrie dans
l'entreprise: quand l'innovation se heurte à la culture de l'interdit
», Gazette du Palais, 20-21 juillet 2005, p.7
464 Dahmène Touchent, « La mise en oeuvre
d'un système de badgeage par empreintes digitales dans l'entreprise
», La Semaine juridique, Entreprise et Affaires, n°37, 15
septembre 2005,1337.
465 CNCDH, avis du ler juin 2006
précité.
466 Ibid.
Chapitre N:L'intégrité du corps humain
p. 178
On voit que la position de Touchent s'oppose frontalement
à celle des soutiens de l'usage de la biométrie utilisant les
empreintes digitales dans le cadre de l'entreprise. D'une « mise en cause
du corps humain » admise par le TGI, Touchent dérive une «
atteinte à la dignité humaine », laquelle est
constitutionnellement protégée. La dignité du travailleur
est en outre spécifiquement protégée par la Charte des
droits fondamentaux proclamée lors du sommet de Nice (art. 31),
laquelle, certes, ne possède pas de statut contraignant en droit (ni
communautaire, ni français)467 Toutefois, la Cour de
cassation a reconnu au salarié le droit à la dignité sur
le fondement de l'art. L12o-2 du Code du
travai1468
Précisons que la « mise en cause du corps humain
» ne correspond, à strictement parler, à aucun texte
juridique explicite, contrairement à l' « atteinte à
l'intégrité du corps humain » (art. 16-3 du Code civil). La
Cour se serait ainsi montrée prudente. On considère d'ordinaire
qu'il y a violation de l'intégrité physique du corps quand on
outre-passe ses frontières (s'il y a « intrusion » ou «
intervention corporelle interne », pour reprendre les termes du Conseil
constitutionnel). Toutefois, certains dispositifs biométriques, en
opérant à distance pour sonder l'intimité des personnes
(on pense surtout à des applications futures de celles-ci, mêlant
vidéosurveillance, reconnaissance faciale et contrôle des
paramètres physiologiques de la personne, ou encore au « scanner
corporel »469), pourraient conduire à interroger cette
notion de « frontières du corps ». En effet, il devient de
plus en plus envisageable de traverser celles-ci à distance, sans
contact physique: de fait, sinon en droit, l'atteinte à
l'intégrité du corps ne se réduit pas à une «
intervention corporelle interne ». On peut invoquer un certain nombre de
textes à l'appui de la position de Touchent, qui ne vise pas seulement
à qualifier le dispositif biométrique en question
d' « atteinte à l'intégrité du corps
humain », mais de violation de la dignité de la personne. Ainsi, le
rapport du Conseil de l'Europe relatif à la Convention 108 sur la
protection des données personnelles souligne que certaines personnes
« éprouveront une résistance psychologique à
l'idée que le corps humain soit utilisé comme une
467 *La Charte européenne des droits fondamentaux est
entrée en vigueur conjointement avec le traité de Lisbonne, le
167' décembre 2009 (art. 6 du Traité sur l'UE). Elle
concerne le droit communautaire (y compris lorsque des Etats membres de l'UE
applique celui-ci).
468 Cass. Soc., 25 février 2003, pourvoi n°oo-42301:
Juris-Data n°2003-017934; JCP E2003, 612, cité par D.
Touchent, art. cit.
469 Utilisé dans les aéroports,
celui-ci « déshabille » la personne, équivalant, selon
le Parlement européen, à une « fouille au corps corporelle
». Cf. Résolution du Parlement européen du 23 octobre 2008
sur l'impact des mesures de sûreté de l'aviation et des scanners
corporels sur les droits de l'homme, la vie privée, la dignité
personnelle et la protection des données
Chapitre N:L'intégrité du corps humain
p. 179
source d'information. D'autres encore n'accepteront pas
qu'une partie de leur corps, ne serait-ce qu'un doigt, soit «
analysée » par une machine. D'autres, peuvent exprimer leur
inquiétude face à la banalisation sans considération du
corps
humain. La résistance peut dépendre de facteurs
socioculturels, religieux ou propres à chaque individu. »
Quoiqu'un tel constat puisse aisément être estimé
véridique, un tel rapport n'a cependant pas de statut juridiquement
contraignant. De plus, par le caractère subjectif de
l'appréhension, on peut supposer que cela n'induirait qu'une obligation
de recueillir le consentement de la personne concernée, ce qui est
déjà le cas actuellement , bien que la nature des relations de
travail puisse faire douter de l'entière liberté de ce
consentement. La CNIL, tout comme le G2947° et
l'Autorité grecque de protection des données
471, ont d'ailleurs
souligné le caractère de dépendance propre aux relations
de travail. L'Autorité grecque a indiqué à plusieurs
reprises que le consentement n'était pas un critère de jugement
vis-à-vis de la légalité d'un dispositif
biométrique lorsque celui-ci ne répondait pas aux critères
de proportionnalité et de finalité472 .
En effet, dans un cas analogue, celui du refus des Témoins
de Jéhovah opposé aux transfusions sanguines, leur consentement
vis-à-vis de celles-ci est nécessaire, au vu de la loi du 4 mars
2002 sur les droits des patients, du moins tant que leur vie
n'est pas en jeu. Il en va de même pour la vaccination obligatoire,
considérée par la Cour européenne des droits de l'homme
comme une atteinte à la vie privée473.
Cependant, s'il s'agit réellement de « dignité
de la personne », le principe de consentement, comme le remarque à
plusieurs reprises l'Autorité grecque (HDPA), n'est pas suffisant ni
même requiem. Or, plusieurs autorités morales considèrent
que la biométrie engage la dignité de l'homme. Ainsi, la
Commission nationale consultative des droits de l'homme affirme que la «
collecte de ces éléments représentatifs de l'être
touche la dignité humaine en ce qu'elle réduit chacun à
47° G29, avis n°8/2001.; Debet, Anne (2007),
« Mesure de la diversité et protection des données
personnelles », rapport de la CNIL, 15 mai 2007, p.14.
471 Autorité grecque de protection des
données (2001), directive n°115/2001 concernant la protection des
données personnelles des travailleurs (« workers
»).
472 HDPA, décision n°245/9 du
20 mars 2000 concernant un dispositif de
reconnaissance d'empreintes digitales utilisé à des fins de
contrôle de la présence des employés.
473 CEDH, Salvetti u. Italie, 9 juillet
2002.
474 Cf. l'arrêt célèbre du Conseil d'Etat,
Morsang-sur-Orge, 27 oct. 1995, sur le « lancer de nains
». Cf. infra pour l'HDPA.
Chapitre N:L'intégrité du corps humain p. 180
l'extraction de son patrimoine biologique », doté
d'une « vie propre » à travers la constitution d'un double
numérique de la personne475.
Selon Touchent, l'interdiction des dispositifs
biométriques faisant appel aux empreintes digitales dans l'entreprise se
justifierait donc au regard de la dignité humaine, et de la
dignité du salarié, laquelle ne peut être limitée
par les finalités de l'entreprise, contrairement aux libertés
individuelles et collectives du salarié: il s'agit d'un « minimum
incompressible ». Aussi, ce commentateur ne regrette pas qu'une
décision timide du TGI, mais met en cause la position de la CNIL, qui
admet l'usage des dispositifs faisant appel aux empreintes digitales,
principalement à des finalités de contrôle d'accès.
En faisant intervenir le concept de dignité, il cherche une limite
maximale et une protection garantie, ce qui concorde mal avec le pragmatisme
affiché de la CNIL.
Certains qualifieraient sans doute la position de Touchent,
visant à interdire catégoriquement tout dispositif
biométrique portant atteinte à l'intégrité du corps
humain, en tant qu'il constituerait une atteinte à la dignité,
comme radicale. En effet, ce passage impliquerait non seulement que le
consentement lui-même ne soit plus pris en compte, mais aucune
finalité de l'entreprise ne permettrait de passer outre de cette
interdiction. De plus, si la biométrie était
considérée comme constituant effectivement une atteinte à
la dignité, c'est-à-dire si la loi ou la jurisprudence
admettaient ce jugement de valeur comme fondé en droit, comment
expliquer que la dignité puisse être respectée dans le
cadre de l'entreprise, où la biométrie serait interdite, et
bafouée par l'Etat, au prétexte qu'il s'agirait
d'impératifs souverains, d'ordre public ou de sûreté de
l'Etat? Il semble donc plus cohérent de défendre l'interdiction
de la biométrie dans l'entreprise à l'aide du concept
d'intégrité du corps humain, plutôt qu'avec celui de
dignité.
475 CNCDH, avis du ier juin 2006 précité.
Chapitre N:L'intégrité du corps humain p. 181
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