« L'informatique doit être au service de
chaque citoyen. Son développement doit s'opérer dans le cadre de
la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à
l'identité humaine, ni aux droits de l'homme, ni à la vie
privée, ni aux libertés individuelles et publiques.
»
Art. ler de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978
relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés
« Indeed, the question of the use of biometrics for
border controls is different than the question of its use for national
ID-cards, in criminal investigations, in fighting terrorism or pandemics, for
access controls at soccer games and in dancings, or say, for the selling of
hamburgers. Rules at a general level just won't do. Which makes the issues at
stake still more difficult: a balance between opacity and transparence must be
searched in respect of each particular or generic set of problems. »
Serge Gutwirth, « Biometrics between opacity and
transparence », 2007
La tension inhérente à la stratégie
juridique de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL),
autorité administrative indépendante (AAI) créée
par la loi du 6 janvier 1978 « relative à l'informatique, aux
fichiers et aux libertés », vis-à-vis des technologies
biométriques apparaît clairement dans le contraste entre ces deux
citations, mises en exergue, l'une venant de l'article fondateur de la loi de
1978, qui a pu constituer un modèle européen en ce qui concerne
la protection des données personnelles, à la fois à
l'échelon de l'Union européenne, et sur celui des autres Etats
nationaux (l'Espagne par exemple), l'autre d'un commentateur juriste dont les
propos pourraient être sans peine tenus par un membre de la CNIL. C'est
cette tension entre l'affirmation de principes généraux qui
forment les fondements de l'ordre juridique démocratique, à
l'exception, peut-être, du concept juridiquement non défini d'
« identité humaine », et le pragmatisme de la Commission, qui
définit
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
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en effet l'esprit de la CNIL, du moins selon ses propres
propos. Peut-être faut-il noter, en outre, que l'affirmation des
principes généraux sur le mode négatif, « ni... ni...
», qui évoque les « outils d'opacité »
théorisés par Serge Gutwirth comme limites posées aux
interférences du pouvoir (afin de protéger une liberté
conçue simultanément comme négative et positive), entre en
tension avec le caractère régulateur de l'action de la CNIL, qui
préfère « encadrer la biométrie » et canaliser
son développement plutôt que poser des limites infranchissables --
ce que Gutwirth appelle « outils de transparence » ; ou plutôt,
si elle pose parfois des interdits catégoriques, c'est pour tracer les
bornes en-deça desquelles certains usages de la biométrie sont
autorisés.
Bien que parfois critiquée pour ce qui apparaît
à d'aucuns comme un comportement « frileux », cette action
régulatrice de la CNIL a sans doute contribué à l'essor
récent de la biométrie: si celle-ci a pu ralentir parfois
certaines ardeurs, l'effet de légitimation que cela implique en retour
ne doit pas être négligé. Depuis l'examen de son premier
dispositif biométrique de reconnaissance d'empreintes digitales au titre
du contrôle d'accès en 1997195, la CNIL a en
effet progressivement édifié les fondements d'une doctrine en
matière de biométrie. Assujettissant en 2004 les dispositifs
biométriques à l'autorisation préalable de la CNIL, sauf
exceptions, le législateur n'a pas réglementé leur usage,
laissant ainsi à la CNIL le soin d'élaborer cette doctrine.
Dès 2001, celle-ci consacre régulièrement
des sections spécifiques de ses rapports d'activité à
cette technologiei96.
La CNIL entend par « biométrie »
l'utilisation de « mesures portant sur les éléments
biologiques d'un individu sur la base d'une méthode de
numérisation des caractéristiques du vivant
»197. Cela exclut par exemple un simple badge
portant une photographie numérisée de son porteur, s'il n'y a pas
de traitement automatisé possible de cette information. En revanche,
cela inclut l'empreinte ADN, parfois exclue du champ des technologies
biométriques. La biométrie est ainsi distinguée de
l'anthropométrie par l'informatisation de la procédure, tandis
que le caractère numérique du gabarit enregistré la
distingue de la dactyloscopie traditionnelle. Or, cette informatisation conduit
à de nombreuses interrogations au sujet de l'échange
195 CNIL (2007), « Biométrie : la CNIL
encadre et limite l'usage de l'empreinte digitale », communiqué du
28 décembre 2007.
196 CNIL, 21e rapport
d'activité 2000, chapitre 4, « Les contrôles
d'accès par biométrie », p. 101-120
197 Bensoussan, Alain (2008), Informatique et
libertés, éd. Francis Lefebvre, 2008, §3 900.
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des données informatisées, que ce soit dans un
cadre infra-national ou internationalX98. Les risques
inhérents à la biométrie dépendent ainsi, dans une
large mesure, de la constitution de bases de données
informatisées, et de la possibilité éventuelle de leur
interconnexion, possibilité conditionnée à la
standardisation des données biométriques informatisées.
Telle que modifiée en 2004, la loi Informatique et
libertés lui accorde un pouvoir d'autorisation expresse des dispositifs
biométriques, qui répond à quatre principes majeurs
formulés par la CNIL199 :
finalité du dispositif (art. 6 loi n°78-17)
proportionnalité (ibid.)
sécurité2O° (ou fiabilité
du dispositif)
information des personnes concernées (art. 32 loi
n°78-17)
Le principe de proportionnalité et de finalité,
consacré à l'art. 6 de la loi de 1978 ainsi qu'à l'art. 5
de la Convention n°108, dispose en particulier que les données
doivent être « adéquates, pertinentes et non excessives au
regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et de
leur traitement ultérieur » (art. 6-3). Le Conseil constitutionnel
a considéré ce principe comme l'une des garanties essentielles de
la vie privée découlant de l'art. 2 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen de 17892°1
198 Les échanges de données à
l'intérieur de pays de l'UE ne sont pas soumis à l'autorisation
préalable de la CNIL, mais à un simple régime de
déclaration, en raison de l'harmonisation des législations
prévue par la directive 95/46/CE. Hors UE, ces données
sont aussi protégées en vertu de cette directive, qui n'autorise
le transfert de données que si la législation du pays
destinataire assure un niveau de protection adéquat aux données.
Cette directive a eu un effet direct aux Etats-Unis, les incitant à
modifier leurs règles, très libérales, dans un sens plus
protecteur, afin de pouvoir bénéficier des données
produites à l'intérieur de l'UE, notamment dans le cadre des
Passenger Name Record (cf. chap. V). Après plusieurs
négociations, rapportées de façon critique par Statewatch,
la Commission européenne a passé l'accord Safe Harbour avec
le Département du Commerce américain. Cf.
http://www.cnil.fr/vos-responsabilites/le-transfert-de-donnees-a-letranger/
199 CNIL (2007) « Communication (...)
relative à la mise en oeuvre de dispositifs de reconnaissance par
empreinte digitale avec stockage dans une base de données », 28
décembre 2007
20° Délib. n°81-94 du 21 juillet
1981 portant adoption d'une recommandation relative aux mesures
générales de sécurité des systèmes
d'information.
2°1 Décision n°2007-557 DC du 15 nov. 2007,
loi relative à la maîtrise de l'immigration, à
l'intégration et à l'asile; déc. n°2008-562 DC du
21 fév. 2008, loi relative à la rétention
de sûreté et à la déclaration
d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
Chapitre III:La CNIL, texte réglementaire et doctrine p.
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Si la « doctrine » de la CNIL s'est
précisée au cours des années, les principes fondamentaux
de celle-ci étaient déjà présents en 2001.
Malgré les innovations apportées par la loi du 6
août 2004, il n'y a pas eu ainsi de revirement notable et évident
dans la conception de la CNIL vis-à-vis des technologies
biométriques, alors même que l'usage de celles-ci s'est
généralisé, à la fois pour des raisons
économiques et technologiques tenant à l'essor de ces techniques,
et pour des raisons liées au contexte de surveillance accru, au niveau
mondial, après les attentats du 11 septembre 2001202. Ainsi,
alors que la CNIL avait autorisé, dans le secteur public, 34 dispositifs
biométriques entre 1978 et 2004, elle en avait examiné, fin
décembre 2007, 788 (secteur public et privé confondus) depuis
2004203. Au contraire, la CNIL a eu tendance à cristalliser
sa doctrine, à la fois par le biais de communiqués ou de
véritables guides se présentant en tant qu'exposés de
doctrine2O4, et par le biais des autorisations uniques,
régime de déclaration apparu avec la réforme de 2004. Ces
guides, bien entendu, ne possèdent pas de caractère juridique
contraignant, pas plus que les délibérations passées de la
CNIL: celle-ci n'est pas contrainte de se sentir, à l'avenir,
liée par ses conceptions passées.
Avec les autorisations uniques, on a pu ainsi assister
à une rationalisation de l'activité de demande d'autorisation par
la CNIL, qui fournit entreprises et organismes concernés en
recommandations concises et en formulaires d'autorisation. Effectuée
afin d'éviter des risques d'engorgement de la commission, qui, par
ailleurs, déclare régulièrement manquer de moyens pour
faire face à ses tâches, cette rationalisation a cependant aussi
eu un effet indéniable sinon d'encouragement, du moins de facilitation
de l'expansion des systèmes biométriques. Comme nous allons le
voir pour ce qu'il s'agit de la restauration scolaire, cela ne signifie pas
pour autant qu'aucune modification de doctrine n'ait eu lieu. Bref, la CNIL,
semble-t-il, a préféré adopter une stratégie visant
à « encadrer la biométrie », comme elle le dit
elle-même, ce qui consiste à la fois à accompagner son
développement et à le canaliser, en favorisant certaines
technologies plutôt que d'autres.
2°2 Cf. chiffres précités de l'International
Biometric Group.
203 « Communication de la CNIL relative à
la mise en oeuvre de dispositifs de reconnaissance par empreinte digitale avec
stockage dans une base de données », 28 décembre 2007,
p.3
204 Cf. par ex. CNIL, L'Echo des séances,
25 septembre 2008. « La CNIL dit non aux empreintes digitales pour la
biométrie dans les écoles »,
http://www.cnil.fr/index.php?
id=2524&news[uid] =583&cHash=4b9d4obo67
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Dans ses grandes lignes, la doctrine de la CNIL, telle que
présentée par elle-même, se résume ainsi: les
dispositifs de reconnaissance d'empreintes digitales sur support central ne
sont autorisés qu'en cas de « fort impératif de
sécurité »; ils peuvent être utilisés à
des fins de « contrôle d'accès » si les empreintes sont
stockées sur support individuel. Les dispositifs de reconnaissance du
contour de la main, technologie qui n'est pas « à trace », les
données étant stockées sur support central
(lecteur-serveur), sont autorisés dans un contexte élargi: «
contrôle d'accès » dans les restaurants scolaires ou les
restaurants d'entreprise, contrôle des horaires dans les entreprises.
Nous verrons cependant qu'une analyse des délibérations de la
CNIL montre que cette « doctrine » n'est pas si simple: la
finalité du « contrôle d'accès » dans les
restaurants se révèle souvent être une finalité de
gestion administrative, voire de contrôle de la présence des
élèves; parfois, plusieurs finalités peuvent être
mêlées, la CNIL ayant par exemple autorisé l'usage de
dispositifs de reconnaissance d'empreintes digitales, stockées sur
support individuel, à des fins mixtes de contrôle des horaires et
de contrôle d'accès. La notion de « contrôle
d'accès » est ainsi à entendre dans un sens large. De
même, le traitement PEGASES d'automatisation des frontières montre
que derrière un « impératif de sécurité »
peut se dissimuler une « biométrie de confort », qui poursuit
aussi des finalités de gestion.