Femme ou fée? Mélior dans "Partonopeu de Blois"( Télécharger le fichier original )par Julie Grenon-Morin Université Sorbonne-nouvelle - Master 1 2010 |
DEUXIÈME PARTIEMélior et d'autres personnagesIII. Mélior et les femmesa. Sa soeur UrraqueUrraque est la jeune soeur de Mélior et sera bientôt reine. Les deux femmes s'apprécient, ce qui est visible par l'attention que porte Urraque envers l'impératrice lors de son conflit avec Partonopeu. En effet, sans l'intervention de la soeur, les deux amants ne se seraient probablement jamais réconciliés. La jeune femme dut, par contre, user de mensonges et de duperies pour parvenir à ses fins, quoique cela ne blesse en fin de compte personne. Après la transgression de l'interdit par Partonopeu, Urraque se charge de faire embarquer le héros sur un bateau qui le conduira à Nantes. Cet évènement constitue leur première rencontre. Plus tard, la soeur de Mélior le retrouvera par hasard dans les Ardennes, devenu fou. Elle le soignera et réussira à sortir le jeune homme de sa torpeur en lui faisant croire que Mélior lui avait pardonné et en lui envoyant de fausses lettres de sa part. Enfin, Urraque use de psychologie / manipulation envers sa soeur aînée : elle tente de la convaincre de se chercher un autre ami, tout en sachant que Mélior est encore éprise de Partonopeu et ce, pour lui faire avouer son amour. Contrairement à Mélior, Urraque n'est pas une fée. Il n'est jamais dit dans le texte qu'elle possède des dons spéciaux, outre sa très grande beauté : A tant vint une longe et gente A un cler vis, crase et rovente, A cevele blois, lons et delgiés- Sains treceor li vont as piés- A un front large, blanc et plain- N'i a ne froncete ne grain-, A uns noires delgiés sorcius, A iols nés, a bouce crasete, A levre sanguine et grosete, A dens menues, bien assises, Blances, a parissans devises57(*). Puisque Urraque n'est pas capable de magie, l'idée que la fée Mélior a acquis ses dons et non qu'ils lui ont été transmis par leur mère est renforcée. Urraque n'a visiblement pas eu la même éducation aussi poussée que celle de l'impératrice, puisqu'elle était perçue comme l'héritière du trône de Constantinople. La plus jeune des deux femmes dépend même de sa soeur, puisqu'elle lui doit son domaine de Salence. C'est à cet endroit que Partonopeu se fera adouber. Cependant, la soeur de Mélior lui donne son écoute, son aide et sa disponibilité. Outre Partonopeu, Urraque est le personnage qui lui démontre le plus d'amour. À plusieurs reprises, la cadette ressent de la tristesse et de la pitié pour les tourments de sa soeur. Elle est celle qui guide l'aînée sur la voie de l'Amour : «Quanqu'amis fait est pardonnable58(*)». Si elle se montre compatissante, Urraque se montre également sévère voire cruelle à l'égard du comportement de l'amante de Partonopeu : Trop est, fait ele, amors diables [Dont] li coros est si durables. Trop male cose a en amer S'on n'i puet ires pardoner59(*). La relation d'Urraque et de Mélior est beaucoup plus fusionnelle que celle de Mélusine et de ses soeurs Palatine et Mélior. Il n'y a qu'au tout début du roman de Jean d'Arras que les trois jeunes femmes sont ensembles. Elles s'attirent les foudres de leur mère fée et se font jeter des sorts divers. Celui de Mélusine, cela est bien connu, est de se transformer en serpent / dragon le samedi. Pour Palatine (Palestine), elle doit demeurer enfermée dans le mont Canigou dans les Pyrénées pour conserver le trésor de son père en attendant un chevalier qui viendra la délivrer. Finalement, pour Mélior, il s'agit de garder un épervier merveilleux dans un château d'Arménie. Leur mère Présine, tout comme cela a été le cas pour Mélusine, a été trahie par son époux Elinas, roi d'Albanie (Écosse). Il ne devait pas voir la fée pendant ses couches, ce qu'il fit avant qu'elle ne disparaisse avec ses filles à Avalon. Des années plus tard, les soeurs veulent venger leur mère en enfermant Elinas dans la montagne de Brumbloremmlion et c'est ce qui causera la colère de leur mère. Mélior de Partonopeu de Blois est la seule des deux à avoir connu l'amour et elle semble savoir le type d'amour qu'elle veut, c'est-à-dire dénué de haine : Cant Deu plaira, ju amerai, Mais ja mon ami ne harrai(...) S'amors fait haïr son ami, Dont face amer son enemi60(*). Elle reproche ainsi à sa soeur de se montrer trop dure envers le comte de Blois. Toujours du côté des deux amants séparés, Urraque se montre néanmoins vigilante afin que tout se termine bien pour eux. Par exemple, elle s'arrange pour que Mélior ne découvre pas que Partonopeu se cache derrière le chevalier qui gagne toutes les joutes lors du tournoi pour la main de la souveraine. Aux aguets, la cadette a su démasquer le jeune homme avant tout le monde, même avant la jeune Persewis, éprise de Partonopeu et servante d'Urraque, malgré son sang royal. Tout comme ces femmes (Persewis, Mélior et Urraque), les Parques ou Moires de l'Antiquité sont au nombre de trois : Klotho, Lachésis et Atropos, chez les Grecs. On voit souvent dans les Parques les ancêtres des fées médiévales. Il s'agirait de femmes dotées de pouvoirs et transformées dans les récits au cours des siècles. Les Parques étaient des déesses du Destin. Cette image ne correspond pas à Mélior, même si on la sait probablement capable de divination. Le Roman d'Alexandre met à profit cette idée d'une trinité de fées61(*). Les fées dont il est alors question sont Lucine, déesse de l'Enfantement, Venus, déesse de l'Amour, et Sarra, déesse des Destinées. Ce modèle ne s'applique toutefois pas à Partonopeu de Blois, puisque le seul personnage de fée est l'impératrice Mélior. Ce n'est qu'au cours des siècles suivants qu'évoluera cet archétype. Les fées seront alors de plus en plus présentées en petit groupe. Dans son ouvrage Le monde des fées dans l'Occident médiéval, L. Harf-Lancner, stipule que les Parques sont souvent associées au repas. Cette idée n'est pas si éloignée de Mélior, puisque l'une des premières choses accomplies par Partonopeu à son arrivée dans le château de la fée est de s'attabler pour un festin merveilleux, dans tous les sens du terme. L'auteur explique que cela dessert la volonté de bien ancrer l'image de la fée marraine (dans ce cas-ci la fée amante) dans l'esprit de la victime. Le personnage enchanté par les fées est, tout comme Partonopeu, un comte, dans l'exemple de L. Harf-Lancner, Amadas et Ydoine. Les deux hommes sont très fatigués. Partonopeu dit lui-même à Mélior qu'il ne peut pas aller trouver refuge hors du palais de la fée, car il est trop exténué par son voyage. Dans Partonopeu de Blois, le repas est donc une prémices à l'aventure fabuleuse qu'attend le héros. Lors des deux repas, de riches accessoires sont au rendez-vous : «[Les fées] disposent devant son lit une grande nappe richement ouvragée et trois coupes d'argent magnifiques, trois cuillers, trois écuelles et trois couteaux à manche d'ivoire62(*)». La triade des fées revient dans Le Jeu de la feuillé63(*) d'Adam de la Halle de 1276, un siècle environ après Partonopeu de Blois. Cette fois, les fées présentes sont associées à une date : la nuit de la Saint-Jean, tout comme dans Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare, où les fées sont largement à l'honneur. Encore une fois, les thèmes de la table dressée et du repas reviennent. Rappelons que Mélior avait par ailleurs fait préparer assez de place et de mets pour mille chevaliers. Dans Le Jeu de la feuillée, il s'agit d'une seule table placée sous des feuillages. Les trois fées du récit se nomment Morgue, Arsile et Maglore. L. Harf-Lancner note que la fée vindicative se retrouve également ici, tout comme c'était le cas dans Amadas et Ydoine, de même que Perceforest. Dans le roman de 1276, il s'agit de Maglore et non Morgue qui, comme on le sait, est souvent perçue comme une créature méchante. Les fées de la Halle possèdent aussi des pouvoirs, dont elles se servent contre le personnage principal Adam. L'évolution du personnage de la fée est donc observable en faisant la lecture de plusieurs récits. Tout comme il n'est pas clair que Mélior soit une femme ou bien une fée, les fées du Moyen âge ont une double appartenance païenne et littéraire : «Tout se passe comme si l'entrée des fées en littérature signait à la fois leur acte de mort comme déesses païennes et leur acte de naissance comme mythe littéraire64(*)». On peut donc dire que l'union formée par les deux soeurs Urraque et Mélior s'est métamorphosée avec le temps en une petite confrérie de fées. Comme quoi les liens féminins occupent une grande place au Moyen âge. * 57 Partonopeu de Blois, op. cit., pp. 326-328. * 58 Ibid., p. 330. * 59 Ibid., p. 336. * 60 Ibid., p. 426. * 61L. Harf-Lancner. Le monde des fées dans l'Occident médiéval, op. cit., p. 31-34. * 62 Ibid., p. 35. * 63 Théâtre comique au Moyen âge (Le), Choix de pièces : Le Jeu de la Feuillée, La Farce de Maistre Pierre Pathelin et La Condamnation de Banquet. Textes et traductions par Jean Frappier et A.-M. Gossart, Paris, Larousse, collé Classiques Larousse, s.d., 119 p. * 64 L. Harf-Lancner. Le monde des fées dans l'Occident médiéval, op. cit., p. 39. |
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