Les enchanteresses dans les compilations du XVe siècle( Télécharger le fichier original )par Julie Grenon-Morin Université Sorbonne-nouvelle - Master 2 2011 |
CONCLUSION GÉNÉRALEMédée nous paraît cruelle surtout pour avoir tué ses enfants. Cependant, dans les mythes, ces meurtres sont présentés comme une façon de les immortaliser, mais qui échoue176(*). L'aide que Médée fournira à Jason la mènera à sa perte. Cette aide est magique. Ce type de magie est considéré comme terrifiant. Médée est cependant celle qui domine le couple. Sa force est inhabituelle pour les moeurs de l'époque. Les compilateurs du XVe siècle n'ont pas tenu compte de cela, préférant voir en l'enchanteresse une sorte de sorcière. Jean Boccace et Antoine Dufour présentent une femme au savoir vaste et surnaturel, mais un savoir démonisé. Boccace a écrit en latin De claris mulieribus, puis cette oeuvre a été traduite en ancien français sous le titre Des cleres et nobles femmes. Chez Boccace, une énumération est faite de ses dons qui, sous la plume de l'auteur, paraissent terrifiants. Par ses chansons, elle peut agir sur la Nature. Selon Boccace, Médée est un être déloyal et elle est savante d'un savoir défendu. C'est donc un être du tabou qui a dépassé les limites permises. Dans La Vie de femmes célèbres, « serpente » et « sorcière » sont utilisés pour parler de Médée. Dufour n'aime pas parler de ce personnage et le mentionne d'emblée dans le chapitre. À l'instar de Christine de Pizan, Dufour ne se gêne pas pour parler de l'enchanteresse avec des termes destructeurs : « Au fond, en dépit des protestations prudentes de son prologue, il paraît bien être quelque peu misogyne177(*) ». L'enchanteresse a bien mérité son sort, selon l'auteur. En effet, elle s'est ôté la vie, ce qui est un grave crime au Moyen âge qui empêche l'accès au Paradis dont parle la Bible. Cette fin méritée est le résultat d'une accumulation d'erreurs. Par ailleurs, le compilateur mentionne qu'elle est une sibylle. Il souligne ainsi son don de divination. C'est peut-être aussi une manière déguisée de saluer son savoir, car les sibylles sont d'imminentes figures chrétiennes souvent très appréciées au Moyen âge. Malgré tout, parlant de Médée comme d'une « sorcière », on ne peut pas beaucoup douter des impressions de Dufour sur l'enchanteresse. La Cité des dames montre une enchanteresse aux côtés uniquement positifs. Dans le chapitre du premier livre, elle sait tout des arts et des sciences. Elle-même une femme savante, Christine se projette dans ses personnages féminins. Dans le deuxième livre, un chapitre est consacré uniquement à elle, alors que, dans le premier, elle le partageait avec Circé. Cette double présence de textes sur Médée est un cas unique dans les compilations de femmes. Cependant, le chapitre ne se distingue pas vraiment de l'autre en ce qui concerne le savoir. Symphorien Champier est celui qui a rédigé le chapitre le plus court dans les compilations sur Médée. Selon lui, elle est instruite dans l'art magique. L'auteur ne mentionne pas qu'elle a tué ses enfants. Il invoque cependant des arguments typiques en la faveur des femmes, ne faisant pas réellement évoluer leur cause. La Nef des dames vertueuses, par ailleurs, possède beaucoup en commun avec La Cité. Dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, le savoir de Médée est décrit de manière très détaillée. Plusieurs de ses pouvoirs ne sont pas présents ailleurs, comme c'est le cas avec l'onguent ou la glu, par exemple. Tout comme chez Boccace, Médée a, dans ce texte, appris son savoir. Finalement, Guillaume de Machaut compare son amour de l'être aimé à celui de Médée, qualifiée de belle, pour Jason. De trois figures à l'étude ici, Circé est celle de qui on sait le moins de choses. La métamorphose est un thème omniprésent quand il s'agit d'elle. L'autre thème serait l'usage magique des plantes, nommé pharmakon dans L'Odyssée. De plus, on notera qu'aucune des compilations ne contient de recette magique, alors que c'est le cas dans le texte antique. Alors que l'édition critique d'Antoine Dufour compte trois pages sur Médée, elle en fait une demie pour Circé. Même chose chez Boccace : cinq pages pour Médée, alors que trois pour sa tante. Il n'y a que chez Christine de Pizan, visiblement celle qui renverse toutes les règles établies, où le texte de la fille du Soleil est plus long. Circé, cette «grande enchanteresse», nuit à Ulysse, mais elle se réchappe. Chez Boccace, elle parvient à exercer ses métamorphoses en préparant un « buvrage ». Elle est « moult renommée » auprès de plusieurs auteurs. En tant que fille du soleil et d'une nymphe, elle possède certains pouvoirs. L'auteur se livre à une défense courageuse de Circé, mais des femmes de sa galerie de portraits en général. Il tente tant bien que mal de défendre cette enchanteresse qui se rapproche d'une sorcière à certains égards. Elle est la magicienne par excellence de l'épopée grecque. Sa beauté singulière jointe à son savoir fait d'elle un personnage fascinant. Circé est la plus dangereuse, car elle cherche à nuire. En effet, elle effraie et elle se rapproche de la figure de la sorcière. Boccace, tout comme les clercs de l'époque, ne peut s'empêcher de décrier la magie dont use Circé, mais aussi Médée. Chez Dufour, elle est un être malicieux, qui attire les hommes grâce à ses incantations. Elle sait aussi fabriquer des potions grâce à ses connaissances des plantes. Boccace, quant à lui, liste plusieurs des dons surnaturels de Circé, tout comme il le fait pour Médée. Il met l'accent sur son savoir des plantes, élément qui est répété deux fois dans le court texte. Elle a ainsi empoisonné plusieurs personnes. Elle est experte en enchantements et en divination, ce qui la rapproche des sibylles. Le compilateur parle d'elle dans ces termes : «ceste femme enchanterresses et empoisonneresse». Pour l'auteur, elle est à la recherche du plaisir. Elle agit dans un but personnel et sème le mal autour d'elle. Antoine Dufour admire l'érudition des femmes, sauf en ce qui concerne le savoir magique. Probablement qu'en sa qualité de prêtre, il est incrédule de ce type de récits surnaturels. Il est maladroit dans sa défense des femmes, Christine de Pizan se montre beaucoup plus adroite. Dans La Cité des dames, le chapitre sur Circé est joint à celui sur Médée. On y apprend notamment que Circé est versée en l'art de la magie. De plus, elle a aimé Picus, pour qui elle n'a pas hésité à jeter des sorts malfaisants. Elle connaît les vertus des plantes et tous les sortilèges possibles. Christine de Pizan imite parfois explicitement Boccace, mais elle cherche aussi à rehausser l'image de ses héroïnes. Selon la compilatrice, Circé, grâce à la magie, parvient à tout ce qu'elle veut. Elle maîtrise, entre autres, la métamorphose des bêtes sauvages et des oiseaux. À première vue, il pourrait sembler incongru de vouloir analyser le savoir des sibylles puisque ce savoir est le don de prophétie et qu'elles ont prédit la venue de Jésus-Christ. Le Moyen âge étant une période de haute ferveur religieuse, le savoir sibyllin ne peut donc qu'être glorifié. Les compilations, qui se veulent des oeuvres sérieuses, louent donc les personnages. Leurs noms et leur nombre ont évolué en fonction des auteurs, mais du temps aussi. Figures de l'Antiquité grecque, elles sont demeurées païennes. Varron et Isidore de Séville ont fixé leur nombre et leur dénomination utilisés au Moyen âge. Ce n'est pas le cas dans les oeuvres de fiction, à l'exception du Chemin de longue estude. Il existe donc généralement une dichotomie entre ces deux types d'oeuvres. D'abord une figure de pureté et de sainteté, elles se sont transformées, sous la plume de certains auteurs. Elles se transfigurent en sorcières ou en sorcière en devenir, le terme de sorcière n'étant pas inventé à l'époque. Le portrait sans doute le plus dégouttant, mais aussi le plus drôle, est celui de Rabelais dans le Tiers-Livre. La Sibylle d'Antoine de la Sale apparaît sous de traits magnifiques, mais sa métamorphose en serpent nous fait découvrir son visage diabolique. Charles d'Orléans dépeint aussi la sibylle de manière néfaste. Celui-ci de même que La Sale et Rabelais parlent tous deux du « trou de la sibylle », endroit terrifiant, mais tourné en dérision chez le troisième. Almathée, Albunée et Érithrée sont dépeintes chez Boccace. La première a acquis ses donc de Phébus. Érithrée (mais c'est le cas de toutes les sibylles chez tous les compilateurs) a annoncé la venue du Christ. Elles sont toutes douées du don de prophétie. Bocacce les qualifie de « très excellentes » et il dit d'elles qu'elles apportent la lumière au monde. Quand il s'agit des sibylles, une symbolique religieuse très forte se fait sentir dans les textes. Christine de Pizan explique que les sibylles sont détentrices d'un savoir fécond. Elles sont aussi dignes et sages. Elles sont en contact avec la pensée de Dieu. Elles sont toutes d'un âge avancé, mais leur beauté ineffable ne le laisse pas transparaître. De plus, elles sont vierges, ce qui les rapproche de Marie. Elles sont dotées d'une voix écoutée de tous. L'auteure désire également être écoutée de tous et espèrent que ses écrits auront l'attention. La compilatrice souhaite passer un savoir au sujet du savoir des femmes. En tant que seule femme des compilateurs sur les femmes, sa situation diffère de celle des autres. Christine s'inclue dans la cité qu'elle bâtit pour ses personnages. Dans le Chemin de longue estude, la sibylle Amalthée ou Cumane tient le rôle d'accompagnatrice de la narratrice. Grâce à son long monologue, on apprend en détail qui elle est réellement. Une description détaillée de ses vêtements et de son allure n'est jamais aussi précise dans les compilations. Deux sibylles sont présentes dans La Vie des femmes célèbres : Amalthée et Albunée. Le savoir d'Amalthée touche spécifiquement la rédaction de livres de prophéties. Elle et Albunée sont toutes deux louées pour leurs qualités morales et intellectuelles. Chez Martin Le Franc le doute sur les sibylles est instauré par le biais d'une voix discordante : l'adversaire Franc Vouloir. Celui-ci stipule que seul Dieu peut connaître le futur et que les prophéties sont donc l'oeuvre du diable. Le narrateur soutient le contraire. La composition du Champion des dames diffère beaucoup des autres et seulement une des cinq parties ressemble à une compilation. Une sibylle est le personnage principal d'une oeuvre de fiction dans le Paradis de la reine Sibylle raconte le périple de voyageurs dans une grotte à l'intérieur d'une montagne en Italie. Ils y découvrent une reine belle et luxueuse qui leur offre des richesses à profusion. Le paradis se transforme bientôt en enfers. La reine se transforme à tous les samedis en serpente. La littérature médiévale sur Médée, Circé et les sibylles démontrent que les femmes ont grandement souffert de l'inégalité des sexes. Les textes nous rappellent que tout n'est pas encore joué pour les femmes, même au vingt-et-unième siècle. * 176 Moreau, p. 103. * 177 Dufour, ibid., p. LIII. |
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