Partie 2 : La stratégie organisationnelle
de l'innovation
I Les apports de la
théorie des organisations
L'étude des organisations est un
phénomène relativement récent qui a pris forme à la
fin du XIXe siècle (Bélanger & Mercier, 2006). Richard Scott
(1998) fait remarquer que cet engouement s'explique par la division du travail
qui fut encouragée par les évolutions technologiques
(progrès techniques) et économiques (concentration des lieux de
production et des sources d'énergies) liées aux premières
révolutions industrielles. L'auteur va même jusqu'à
déclarer que la majeure partie des connaissances des organisations
provient de l'expérience des dernières décennies du XXe
siècle, essentiellement dans des pays démocratiques et
capitalistes. Le développement de la théorie des organisations en
tant que discipline va donc de pair avec l'avènement du capitalisme dans
les sociétés industrielles.
Il s'agit d'une discipline singulière, faisant appel
à un corpus de connaissances aussi étendu que disparate33(*). Il est donc évidemment
difficile d'en extraire une définition unanime et synthétique. De
façon générale, une organisation apparait comme
« une réponse structurée à l'action
collective, un ensemble relativement contraignant pour les personnes et,
simultanément comme une construction collective dynamique favorisant
l'accomplissement de projet commun. » (Plane, 2003).
D'après Scott et Mitchell (1976), «une
organisation est un système d'activités coordonnées d'un
groupe de personnes, travaillant en collaboration pour atteindre des fins
communes sous une autorité ».
Khandwalla (1976) repère comme facteurs constitutifs de
l'organisation les éléments suivants :
- Une hiérarchie,
- Des règles, des procédures,
- Des communications formalisées,
- Une spécialisation des rôles,
- L'emploi de personnel qualifié,
- Des objectifs spécifiques.
Nous retiendrons donc que l'organisation se compose d'une
structure dotée d'un capital humain travaillant sous la coordination
d'une autorité suivant une logique propre pour l'atteinte d'un objectif
spécifique. Par métonymie, l'organisation sera exclusivement
analysée sous l'angle de l'entreprise marchande visant l'objectif
fondamental de sa survie par l'acquisition d'un avantage concurrentiel.
Nous allons, tout au long de cette première partie,
analyser de manière synthétique les écoles et les courants
de pensées qui ont fait avancer la théorie. Une attention
particulière sera néanmoins portée aux modèles
théoriques ayant contribué à l'approfondissement du cadre
conceptuel de l'innovation dans les organisations.
A- Les principaux courants de pensées
Les exigences engendrées par l'émergence de la
société industrielle au XVIIIe siècle ont posé les
bases de la science des organisations et ont donné naissance à
l'école classique. Adam Smith (1976) introduisit dans
son ouvrage phare : "Richesse des nations" le principe de la division
du travail tandis que David Ricardo (1817) prônait la
nécessité d'une spécialisation des tâches. Ces deux
économistes classiques ont fortement influencé le courant
rationnel de la théorie des organisations qui s'émancipa au
travers des réalisations successives de Taylor (rationalisation
scientifique du travail), Ford (travail à la chaine), Fayol
(organisation administrative de l'entreprise) et Weber (inventeur de
l'organisation bureaucratique).
L'ingénieur américain Frederick Wilson Taylor
(1911) sera animé par une volonté de gestion scientifique du
travail au sein des organisations. Ses postulats sont avant tout
mécanistes (« l'entreprise est une gigantesque machine
composée de milliers de pièces. Les ouvriers ne sont que des
rouages du mécanisme global ») et rationalistes («
l'entreprise est composée d'éléments humains et
matériels qui peuvent être dominés par l'esprit de
l'organisateur »).
Il mettra en place l'Organisation Scientifique du Travail
(OST) qui repose principalement sur une division minutieuse des tâches
(division horizontale) et une séparation radicale entre ceux qui
conçoivent et ceux qui produisent (division verticale)34(*).
Figure 5 : L'école classique et ses
conséquences sur la productivité (Brunet & al, 2005)
Cette organisation rationnelle du travail sera à la
base de la seconde révolution industrielle. Cela renforça la
conviction de Taylor et des auteurs classiques sur l'existence d'une
organisation idéale et optimale pour les entreprises marchandes35(*).
Pourtant, et bien que Taylor eut suggéré la
collaboration entre experts et exécutants (1911), il résultat de
son modèle un appauvrissement du potentiel humain dans l'entreprise et
une remise en cause progressive de ses méthodes qui déclineront
avec l'apparition de la société de la société de
consommation36(*) et les
bouleversements macroéconomique qui suivirent.
Ainsi avec l'essor de la nouvelle économie et de
l'innovation en tant que moteur majeur de la croissance, les décideurs
et dirigeants d'entreprises ont cherché des moyens pour favoriser et
accroître son développement. Ils ont pour cela, largement
puisé dans les enseignements dispensés par l'école
des Relations Humaines.
Ce courant de pensée est né en réaction
aux efforts de rationalisation et d'efficacité amorcés par
Taylor, Fayol et Weber. Son fondateur, George Elton Mayo (1933), professeur de
psychologie industrielle, chercha à valoriser le facteur humain et la
dimension sociale dans les organisations. Il réalisa pour cela une
célèbre expérience menée à la Western
Electric de Chicago en 1924 dont le but initial était de
démontrer que l'augmentation de la productivité résultait
de l'amélioration globale des conditions de travail des ouvriers. Mais,
les résultats de son observation mirent surtout en évidence
l'importance des relations interpersonnelles qui existent au sein d'un groupe
de travail et la prépondérance de réseaux informels qui
échappent de facto, au contrôle hiérarchique
(existence de leaders informels).
Ce que l'on nomma par la suite "l'effet Hawthorne"37(*) démontra ainsi que le
seul fait de porter de l'intérêt aux conditions de travail des
salariés influençait positivement la productivité de ces
derniers.
Le tableau descriptif proposé ci-dessous propose un
bilan synthétique des différences essentielles entre
l'école classique et l'école des relations humaines :
Figure 6 : Tableau comparatif entre
l'école classique et l'école des relations humaines
Pourtant, même si l'école des relations humaines
constitue une ressource de savoir pertinente pour le management de la
créativité des individus et de l'innovation, elle ne peut, par
son caractère avant tout "productiviste" et "industriel", être
considérée comme un aboutissement en soi.
Les travaux d'Elton Mayo inspirèrent d'autres courant
dans les théories managériales des organisations avec notamment
les théories de la contingence structurelle et
l'approche sociotechnique des organisations.
L'ouvrage précurseur de Burns et Stalker (1963) :
"The Management of Innovation" montre que la structure d'une organisation
dépend avant tout de son environnement externe qui est
« complexe et incertain ». Ils distinguent deux
types de structures, l'une formalisée et centralisée qui est
adaptée à un environnement stable, la seconde, plus flexible est
adaptée à un environnement mouvant. Il s'agit respectivement des
structures "mécanistes" et "organiques". À travers leurs travaux
et recherches, ils appuient l'idée que la structure d'une organisation
est liée aux mutations de l'environnement socio-économique dont
elle dépend.
L'approche sociotechnique est née au
début des années 1970. Frederick Edmund Emery (1969)
développe la thèse selon laquelle une entreprise est un
système ouvert composé d'une dualité technique et sociale.
Il dépasse les visions universalistes de Mayo et Taylor en argumentant
qu'il peut exister plusieurs manières de s'organiser. Il n'existe donc
pas une organisation idéale mais simplement « des
combinaisons socio-productives plus efficaces que d'autres ».
La recherche en sociologie des organisations
aboutie, quant à elle, en 1958 à travers l'ouvrage fondateur de
James March et Herbert Simon (1958), intitulé "Organization". Selon eux
« Toute théorie de l'organisation s'accompagne
inévitablement d'une philosophie de l'être humain puisque les
organisations sont composées de membres qu'il faut prendre en
considération d'une manière ou d'une autre ». Leurs
théories de la décision orientées sur les capacités
cognitives des acteurs influenceront de manière décisive les
différents courants du management moderne. Elles rejoignent par ailleurs
la théorie de l'individu X et Y38(*) dépeinte par Douglas McGregor dans son livre
"The Human Side of Enterprise" (1960).
Au sein de ce même courant de pensées, Renaud
Sainsaulieu (1977), identifie quatre identités au travail ("la fusion",
l'individu se fond dans le groupe de travail, car il n'a guerre d'autres
ressources que le collectif ; "la négociation" acteurs
qualifiés qui utilisent la négociation comme moyen de pression
auprès de la hiérarchie ; "les affinités",
individualités à la recherche de conquêtes
professionnelle ; "le retrait", acteur faiblement investi,
dépendance vis-à-vis du chef).
À partir de ce constat, il explique que ce sont les
rapports sociaux au travail qui structurent l'identité individuelle et
collective. Il y aurait donc un holisme organisationnel39(*) qui conditionnerait les
comportements des acteurs au sein de l'organisation.
Henri Mintzberg (1982), professeur émérite de
management à l'université canadienne de McGill, agrège et
synthétise une partie des théories décrites ci-dessus en y
présentant une approche globale de l'organisation qui est
analysée en fonction des relations entre six de ses composantes et de
leur poids respectif dans la structure.
Figure 7 : Les six composantes de
l'organisation (Mintzberg, 1982)
Il définit la structure d'une organisation comme :
« la somme totale des moyens utilisés pour diviser le
travail entre tâches distinctes et pour assurer la coordination
nécessaire entre ces tâches ».
- Le sommet stratégique : équipe
dirigeante.
- Le centre opérationnel : unité
d'exécution des tâches de production et de distribution.
- La ligne hiérarchique : qui relie le centre
opérationnel au sommet stratégique.
- Technostructure : unité qui planifie et organise
le travail.
- Fonction support : unités qui assurent des
prestations qui ne sont pas le coeur de métier de l'entreprise.
- Culture d'entreprise (idéologie): traditions et
croyances d'une organisation.
Prolongeant ses réflexions sur les organisations
internes, Henri Mintzberg suggère une approche novatrice en
matière de configuration organisationnelle.
L'universitaire canadien distingue cinq configurations structurelles
possibles40(*) allant de
la structure simple à l'adhocratie :
- La configuration simple : C'est une
organisation de petite taille ayant une activité réduite.
Flexible et polyvalente, cette structure convient aux TPE/PME dont le chef
d'entreprise assume l'ensemble des fonctions à responsabilité. Il
est à la fois manager, responsable opérationnel, et superviseur
de la structure. L'organisation vit sous le joug du leadership et de
l'autorité de son dirigeant principal (ligne hiérarchique peu
développée). Cette centralisation du pouvoir décisionnaire
et hiérarchique présente l'avantage d'ancrer les orientations de
l'entreprise dans une perspective axée sur le long-terme.
- La bureaucratie mécaniste : L'esprit de
cette configuration est adapté aux entreprises industrielles
(mono-activité, entreprises de grande taille relativement
âgées) évoluant dans un environnement simple et stable.
L'organisation est ainsi structurée de façon rationnelle en
services spécialisés par fonctions. C'est la
technostructure41(*) qui
détient le pouvoir et qui coordonne l'ensemble des activités de
façon standardisée et méthodique. Cette organisation est
peu propice à l'innovation et ne laisse que peu de place à
l'adaptabilité.
- La structure divisionnelle : Elle est la
caractéristique des entreprises diversifiées. L'organisation est
découpée en unités quasi-autonomes en fonction de
critères mercatiques tels que le type de clientèle, la division
produits et la zone géographique ciblée (structure matricielle).
Le contrôle hiérarchique s'effectue en fonction des
résultats atteints. Cette structure est particulièrement bien
adaptée à la complexité croissante de l'entreprise ainsi
qu'à l'impératif de flexibilité mais elle peut
générer des difficultés de coordinations internes et
être un frein à l'innovation de par sa trop grande
diversification.
- La bureaucratie professionnelle : Elle se trouve
dans les organisations où l'activité dépend de l'expertise
et des savoirs de ses membres (cabinet d'avocats, expert-comptable,
hôpital, etc.). L'organisation évolue dans un environnement
complexe mais relativement stable. Bien que jouissant d'une grande autonomie,
les membres de l'organisation demeurent soumis à un contrôle
implicite de la profession à laquelle ils sont rattachés
(standardisation des qualifications). La décentralisation de la
structure ainsi que la flexibilité des choix offerts aux acteurs peut
toutefois conduire à une multiplication des conflits internes.
- L'adhocratie : Selon Mintzberg, l'organisation
innovante est une adhocratie. Ce néologisme désigne une
organisation capable de s'adapter aux contraintes engendrées par un
environnement complexe et instable. Cela entraîne une forte
différenciation horizontale des tâches où la
sélection se fait en fonction du degré d'expertise du personnel
(membres hautement spécialisés travaillant par équipe de
projet). Le cas de Google est une illustration parfaite de la configuration
adhocratique.
Il convient enfin de mettre en lumière les travaux
d'Alfred Dupont Chandler (1962), chercheur américain rendu
célèbre pour ses études sur la gestion des grandes
entreprises américaines qui explique que c'est bien la stratégie
de l'organisation qui détermine sa structure interne. La structure de
l'entreprise doit ainsi être envisagée comme l'exosquelette
résultant d'une stratégie organisationnelle globale. Nous
traiterons ces deux notions de façon distinctes mais le management de
l'innovation sera abordé dans ce chapitre sous son aspect
organisationnel et stratégique.
* 33 La théorie des
organisations est une discipline située à la limite entre
l'économie des organisations, la sociologie des organisations, la
gestion et la science politique.
* 34 Source de la
définition : Ressources en management des organisations et
marketing (managmarket.com).
* 35 Qui se
caractérisait par une recherche systématique du
« one best way », c'est-à-dire de principes
universels régissant la gestion des organisations.
* 36 Expression apparue
à la fin des années 1960 pour désigner une organisation du
mode de vie fondée sur le renouvèlement perpétuel des
biens et des services utilisés par les ménages.
* 37 L'expression tire son nom
d'une usine de la ville de Hawthorne, près de Chicago, dans laquelle
Elton Mayo réalisa son étude empirique.
* 38Théorie X :
l'employé n'aime pas travailler. Il est improductif s'il n'est pas
surveillé, ne travaille que sous la contrainte. Théorie Y :
l'employé aime travailler. Il a besoin d'autonomie, et sa
créativité doit être suscitée.
* 39 En référence
à l'holisme sociologique initié par Émile Durkheim dans
son ouvrage "Règles de la méthode sociologique" de 1895.
* 40 Depuis 1989, Henri
Mintzberg a ajouté deux autres configurations visant à
compléter sa typologie des structures (l'organisation
idéologique et l'organisation politique).
* 41 La technostructure est
l'ensemble des cadres dirigeants ou subalternes, des techniciens et des
spécialistes qui participent à la prise de décision en
groupe dans les grandes entreprises. Cette notion a été
théorisée dans l'oeuvre principale de John Kenneth Galbraith :
"Le Nouvel État Industriel" en 1967.
|