2.3. Défaillance du grand intégrateur ?
C'est donc comme suppose C. Daniel « une contrainte
purement financière - elle même dépendante de l'état
du marché du travail qui trace la frontière entre les
chômeurs relevant du régime dit d'assurance et les chômeurs
relevant du régime dit de solidarité. »4 On assiste donc
à une double transformation conjuguant chômage de masse et
précarisation du travail qui sont « les conséquences
nécessaires des nouveaux modes de structuration de l'emploi, l'ombre
portée des restructurations industrielles et de la lutte pour la
compétitivité - qui effectivement font de l'ombre à tout
le monde. »5 Ne seraient-ce
1 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979
; op.cit. ; p. 8.
2 Roberts Castel ; La précarité : transformation
historique et traitement social; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non
intégration ; p. 11-25; op.cit ; p. 12.
3 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979
; op.cit. ; p. 17.
4 Ibid. p. 19.
5 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.649.
point là les affres d'une « machine à
exclure »? Le travail comme « grand intégrateur
»1, dont nous parle Yves Barel, qui « caractérise
le statut qui place et classe un individu dans la société
paraissait s'être imposé définitivement au détriment
des autres supports de l'identité, comme l'appartenance familiale ou
l'inscription dans une communauté concrète »2
subirait-il une telle transformation qu'il nous faille adhérer à
la thèse d'une hyper-modernité ? Ce Grand Intégrateur ne
serait-il plus à même de « demeurer le principe de
l'organisation sociale, de l'ordre social, ainsi que le principe donateur de
sens aux hommes, à leur action, à leur pensée
»3? A ce débat au fort niveau d'abstraction nous
préférerons parler d'une mutation sociétale qui
entraîne dans son sillon la solidarité organique, (sans pour
autant suggérer quelque anomie) et sème une certaine «
morale des égoïsmes sociaux »4.
P. Rosanvallon nous en livre un exemple très
éloquent lorsque qu'il évoque que « bientôt le fumeur
sera requis de choisir entre son vice et le droit à un accès
égal aux soins et le buveur d'alcool sera menacé du paiement de
surcotisations sociales. »5 On comprend là ce qui est
présumé dans certains discours appelant à l'initiative et
à la responsabilité individuelle. Ce qui fut un combat pour des
droits sociaux, une justice sociale, en un mot l'équité, est
aujourd'hui resservi comme la cause du marasme économique. En fustigeant
les « assistés » qui ne sont souvent que des «
travailleurs sans travail »6 comme les appelle Hannah Arendt,
des « inutiles au monde »7 selon R.Castel, s'est
opéré un glissement social important qui considère en son
ensemble une division et plus encore, une opposition. Cette dichotomie
sociétale abrite un discours non-moins aggravant de l'assistanat
lorsqu'il touche à la prestation. P. Rosanvallon constate qu'« un
nombre croissant de ménages trouvent du même coup injuste de se
voir exclus de prestations sociales ou familiales [de plus en plus soumises
à des conditions de ressources] et se considèrent comme
maltraités, voire défavorisés, comparativement à
des foyers qui cumulent complément familial, allocation logement,
allocations scolaires, etc. »8
Ce type de discours construit sur la cristallisation de
l'action publique dans sa « lutte contre l'exclusion » construit,
à son tour, une stigmatisation des soit-disant « effets des
politiques sociales ». Si je ne puis jouir des droits que m'ouvrent mes
cotisations, pourquoi d'autres le pourraient-ils lorsqu'ils ne travaillent pas
et donc ne cotisent pas ? Cet
1 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions,
n°56, 1990.
2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.622.
3 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions,
n°56, 1990. p.94
4 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 48.
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p.
36.
6 Hannah Arendt, cité in Robert Castel ; les
métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.623.
7 Ibid.
8 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale ;
op.cit. ; p. 91
argument, économiquement viable, fort
d'égoïsme social fut d'ailleurs employé en 1990 dans un
discours où le bruit et l'odeur tenaient la dragée haute aux
stigmates sociaux. Au delà de ce que le message sous-tend, c'est
davantage l'identification de la responsabilité relayée par les
politiques qui est à souligner. Il est convenu que c'est une partie de
la population identifiée de tous qui est à la source du
problème. Et l'idée a fait son petit bonhomme de chemin, selon
Denis Fougère et Nadir Sidhoum, « depuis 2000 on assiste à
la mise en place d'un véritable "séparatisme social"
»1 qui distingue les personnes qui n'ont pas de contact avec la
pauvreté et pour qui « le Revenu Minimum d'Insertion risque
d'inciter les gens à s'en contenter »2 et celles qui y
sont confrontées de près ou de loin.
Devons-nous en conclure que « le tour de force de
l'offensive idéologique lancée par le
néolibéralisme est d'être parvenu à convaincre une
majorité de citoyens que les plus vulnérables, quoique
sacrifiés sur l'autel de la transparence des comptes et de la
réalité des coûts, méritent leur sort, et plus
encore sont redevables à la collectivité des traitements qu'elle
veut bien leur administrer du haut de la science managériale
»3 ? Ce serait là faire preuve comme l'aurait dit Pierre
Desproges d'un anti-libéralisme primaire. Mais qu'à cela ne
tienne, nous affirmons avec R.Castel que « le tout économique n'a
jamais fondé un ordre social (...) et que la nécessité de
ménager à chacun une place dans une société
démocratique ne peut s'accomplir par une marchandisation complète
de cette société »4.
Les transformations du marché du travail, dans ce qu'il
procède de compétitivité à l'interne comme à
l'externe, ou les modifications dans les dispositifs de protection sociale,
influent sans aucun doute sur les phénomènes d'appauvrissement
économique et social. Phénomènes qui relèvent
essentiellement de la non-intégration en ce qu'elle « renvoie
à l'idée d'un état d'incomplétude, de morcellement
et de non-intégralité (non épanouissement?) faisant suite
à un processus inachevé dans ce sens. »5
R. Castel se demandait ce qu'avaient en commun le
chômeur de longue durée, le jeune en quête d'emploi et
consommateur de stages, l'adulte isolé qui s'inscrit au RMI, la
mère de famille " mono parentale ", le jeune couple
étranglé par l'impossibilité de payer traites et loyers.
Il répondait à cette question par la « désaffiliation
» qui rend compte de la complémentarité de deux axes :
l'intégration par le travail (stabilité, précarité,
expulsion) et la densité de l'inscription relationnelle dans les
réseaux familiaux et de sociabilité ( forte
1 Denis Fougère et Nadir Sidhoum ; Critères
socio-économiques de l'intégration ; op.cit. ; p. 46
2 Ibid.
3 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 42
4 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.624
5 Nicolas Queloz ; La non-intégration, un concept qui
renvoie fondamentalement à la question de la cohésion et de
l'ordre sociaux ; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non
intégration p.151-163; op.cit ; p. 151.
insertion relationnelle, fragilité relationnelle,
isolement social); qualifiant ainsi quatre « zones différentes de
densité de rapports sociaux »1 (intégration,
vulnérabilité, assistance, désaffiliation). De son
côté S. Paugam aurait pu y répondre par sa théorie
de la « disqualification sociale », qui comprend trois phases
(fragilité, assistance, rupture), par laquelle il entend « un
processus qui refoule, d'étape en étape, des franges croissantes
de la population dans la sphère de l'inactivité et de
l'assistance augmentant pour elle le risque de cumul de difficultés.
2»
En conclusion, que l'on parle avec R. Castel de « zones
de désaffiliation » ou avec S. Paugam de « phases de
disqualification sociale », et avec bien d'autres encore nous en
convenons, il est admis comme une quasi unanimité que l'assisté
en tant qu'objet de recherche ne peut être lu comme une
homogénéité et que quelque soit le type de
bénéficiaire, «l'assisté social est d'abord le fruit
d'une construction sociale » 3. Une des démonstrations
symptomatiques réside dans les modalités de comptage statistique
des populations concernées, elles sont avant tout
déterminées par des choix politiques qui définissent des
caractéristiques donnant droit à prestation. Peut-on parler d'une
politique d'intégration ? L'aide économique dont peut jouir une
frange de la population participe telle d'une intégration d'une
non-exclusion ou bien de ce qu'il convient aujourd'hui d'appeler l'insertion ?
Si l'on postule avec nombre d'auteurs que les mécanismes
d'intégration connaissent des « ratés »
(euphémisme s'il en est) il convient alors d'affirmer que l'action
publique n'a pas enrayé les divers processus d'exclusion en oeuvre
depuis plusieurs décennies. Nous prendrons en exemple le
sur-chômage qui touche une partie de la population. Sans vouloir user de
stigmatisation, nous relèverons tout de même que le taux de
chômage pour des jeunes issus de l'immigration est jusqu'à cinq
fois supérieur que celui des jeunes dont les deux parents sont
nés en France. Ce constat trouve certes plusieurs éléments
d'analyse dont le parcours scolaire et le capital relationnel ou encore la
discrimination et les études sont autant de variables qui permettent de
l'étayer. Peut-on ou doit-on en ce cas parler d'intégration ou
d'insertion? L'idée ici n'est pas de proposer une réponse ni
d'assurer cette analyse mais de souligner que si l'on évoque facilement
les principes fondateurs de l'intégration, il serait peut-être de
mise aujourd'hui de s'intéresser à ceux de l'exclusion non comme
un état mais comme un processus aux effets économiques certains,
auxquels s'ajoutent la menace d'une « désociabilisation » qui
prospère. L'étude de cette menace participerait d'ailleurs d'un
des grands débats que compte l'insertion, à
1 Robert Castel, les métamorphoses de la question
sociale, op.cit., p.669
2 Serge Paugam, La disqualification sociale, in Marc-Henry Soulet
(dir.) ; De la non intégration p.111-135; op.cit ; p. 86
3 Michel Messu, Statuts et identités des
assités sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non
intégration p.111-135, op.cit, p. 132
savoir le primat du social sur l'économique ou son
contraire.
Il est évident que l'exclusion et l'intégration
sont intimement liés à l'insertion. Tous d'abord parce que ce qui
était un constat hier devient une menace aujourd'hui, il ne s'agit donc
plus de soigner mais de prévenir; ensuite parce que l'enjeu du second
semble être lié au dessein du troisième. Ce lien qui unit
des notions qui se voulaient exclusives les unes des autres sont des «
termes très connotés, qui ont leur histoire, qui sont bien
situés dans le temps et l'espace, et qui répondaient (et
répondent encore) à des besoins sociaux et politiques. »1
L'exclusion est donc un processus relatif au travail qui subit
une double influence. Une première, politico-scientifique qui par le
déplacement juridicoadministratif des statuts agit sur la
définition de l'inadaptation au travail ou de la pauvreté, et une
seconde qui s'appuyant sur la première renvoie aux effets
socio-économiques dont le cumul rend plus ou moins visible la
délimitation entre exclus et intégrés, favorisant ainsi la
stigmatisation de certaines populations. Cette double influence pose de fait la
question de la gestion sociale et économique de ces publics aux marges
de la société pour lesquels la société salariale
est taxée. Cette transformation progressive des statuts amènent
à une remise en cause de la solidarité qui voit, surgir le
phénomène des assistés auquel est imputé la «
crise » et se concentrer les politiques de lutte contre l'exclusion sur la
prévention assurant une plus grande stigmatisation.
1 Michel Messu, Statuts et identités des assités
sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non intégration
p.111-135, op.cit, p. 132
Nous avons vu dans les chapitres précédents
l'origine de l'action sociale et comment se fondent des notions ou encore
comment se caractérisent les catégories sur lesquelles s 'appuie
l'action publique. Nous allons ici tenter de définir ce qui traduit une
dimension cachée des transformations sociales : « le passage de
politiques menées au nom de l'intégration à des politiques
conduites au nom de l'insertion »1. A ces fins nous
appréhenderons la notion à travers deux dispositifs et leurs
publics puis dans un second temps à travers une approche plus
sociologique. Nous avons fait le choix d'évincer de notre
développement les parcours d'insertion, tout d'abord parce qu'ils sont
aussi hétérogènes que les situations personnelles des
personnes visées comme nous le verrons en dernière partie,
ensuite parce que cet effet de catégorisation des parcours amène
à une lecture idéaltypique, c'est-à-dire en quelque sorte
un tableau de pensée qui n'est ni la réalité historique,
ni la réalité authentique. Dégager de l'insertion un
idéal-type imposerait l'exhaustivité, or c'est de notre point de
vue chose impossible.
Nous ne souhaitons pas opposer les logiques d'auto-insertion
et d'hétéro-insertion de J.L Laville ou les types
mobilités volontaires ou contraintes, etc, de C. Dubar et D.
Demazière. Car « si plusieurs recherches sont parvenues à
déchiffrer le sens et le monde vécu de la galère, à
retracer les logiques d'engagement dans l'emploi, à identifier des
stratégies de différemment d'entrée dans la vie adulte,
élucider les signification subjectives des processus d'insertion
à partir de l'expérience diversifiée des jeunes demeure un
objectif essentiel de la recherche »2 que nous aborderons dans
une troisième partie.
1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 675
2 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, PUL, Laval, 2004, p. 281
|